Parmi
les livres qu'on lit, il y a ceux des auteurs ou des genres auxquels on
est fidèle, il y a ceux qui ont trait à un pays ou à une époque que l'on
aime, et puis il y a les OVNI, ceux qu'on ne sait pas où ranger, qui
n'entrent dans aucune case prédéfinie.
De l'autre côté de l'eau, de Dominique De La Motte fait partie de cette dernière catégorie.
Ce
livre est le journal, écrit plus de cinquante ans après les faits, d'un
officier de l'armée française en Indochine. Dit comme ça, on imagine le
livre pontifiant, colonialiste, avec des chiffres et des batailles...
C'est exactement le contraire.
Tout d'abord un petit point de contexte.
L'Indochine française regroupait les états actuels du Cambodge, du Laos et du Vietnam, alors lui-même
découpé en trois entités: Tonkin, Annam et Cochinchine. Les statuts de
ces territoires étaient variés, allant d'une colonie directement
administrée au protectorat.
Conquise
progressivement durant la deuxième moitié du XIXième siècle,
l'Indochine était, avec l'Algérie, le fleuron de l'empire français.
Contrôlées
par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, ces colonies
déclarèrent leur indépendance après le retrait des troupes nippones, qui
décimèrent brutalement l'administration française avant de partir.
La
France refusa et dès la Libération envoya un corps expéditionnaire
reprendre le contrôle de ces territoires, la restauration de l'empire
paraissant à beaucoup comme une condition sine qua non pour que le pays
reprenne son rang.
Commença
alors un long conflit sur fond de guerre froide, les USA finançant
largement l'effort français, la Chine populaire et l'URSS soutenant
massivement le Viet Minh. Il ne prit fin côté français qu'en 1954, avec
les accords de Genève.
C'est
dans le cadre de cette longue et sale guerre que le tout jeune
Dominique De La Motte s'est vu attribuer la responsabilité d'un poste
isolé gardé par des auxiliaires indigènes.
De l'autre côté de l'eau
décrit cette expérience, qu'au soir de sa vie l'auteur considère avoir
constitué l'apogée de sa carrière, voire de son existence.
Ce
livre de souvenirs m'a fasciné parce qu'il sonne vrai. L'auteur ne ment
pas, n'enjolive pas, ne noircit pas, semble simplement vouloir nous
raconter sans fioritures ce moment de sa vie.
On le sent également sincère sur ce qu'il était, un Français catholique,
attaché à la mission de l'armée française et de son pays, sans être
pour autant convaincu d'une supériorité intrinsèque de sa "race" sur les
indigènes, et cherchant l'aventure sans a priori ni avis définitif.
Simplement
et directement, il raconte sa rencontre avec son poste, où il était le
seul blanc, son renoncement rapide à apprendre la langue en voyant que
le ridicule de ses difficultés nuisait à son autorité, puis son
adaptation toute pragmatique à la mentalité des différentes ethnies
qu'il allait côtoyer.
Concernant ses hommes, il en parle avec respect et curiosité.
Il
cite par exemple une discussion avec eux sur leurs croyances et
religions respectives sans en tirer de conclusion définitive ni penser qu'il vaut plus qu'eux.
A
contrario, il note chez le Chinois qui travaille pour lui un très fort
complexe de supériorité, vis-à-vis de toutes les non Chinois, blancs
inclus.
Dans le même ordre d'idée, il raconte ses démêlées avec le planteur qu'il est censé protéger puisqu'il est dans son secteur.
Celui-ci
le prend du haut de sa morgue coloniale et lui fait des menaces à peine
voilées, mais il parvient à le remettre à sa place sans se renier.
De
La Motte cite aussi les moqueries qu'inspirent ses états d'âme à un
homologue marocain qui tient un poste indigène du même genre en y
faisant régner l'ordre sans se poser de questions.
Ce respect sans jugement ne le rend pas pour autant dupe ou naïf sur ses rapports avec les indigènes.
Il raconte s'être drogué tout le temps de son affectation afin de ne quasiment pas dormir et ainsi ne pas être pris en défaut.
Pour
garder la distance nécessaire à son office, il refusait également de
prendre une congaï, ainsi qu'on appelait les concubines indigènes d'à
peu près tout le personnel européen de la colonie.
Il explique aussi que ses troupes avaient la propension à changer facilement de camp et que pour en obtenir des résultats, il devait tisser un lien personnel de sujétion avec eux.
Et
pour créer ce lien, il lui fallait rendre la justice et représenter
l'autorité sous toutes ses formes, y compris lors de querelles
domestiques, rôle difficile mais indispensable pour rester crédible. Il
devait aussi s'attacher à payer, et à bien payer, ses troupes.
Il décrit aussi les combats imprévisibles et violents où il oppose ses soldats à un ennemi non identifiable et qui leur ressemble.
Enfin,
il nous parle de la relation difficile avec une hiérarchie méfiante,
versatile et appliquant tant bien que mal des politiques erratiques et
contradictoires.
Quand ce livre se clôt, on reste songeur sur cet épisode oublié de notre histoire récente.
La
sincérité de cet homme qui a fait de son mieux pour une tâche qu'il
savait un peu absurde et qui a été marqué à vie par cette expérience est
presque dérangeante.
De fait, ce
n'est ni une apologie datée ni une condamnation convenue du
colonialisme. On ne sait pas vraiment ce qu'il en pense et on a
l'impression que là n'est pas la question.
De l'autre côté de l'eau est en fait un simple compte rendu de la naissance d'un homme à lui-même dans situation historique particulière, avec des acteurs qui ne sont ni les bons ni les méchants, juste des hommes.
Cela rend ce témoignage d'autant plus fort.
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