vendredi 17 mai 2024

Mes familles d'écrivains (2) : Marcel Aymé, Dino Buzzati, Patricia Highsmith

Dans ma seconde famille d’écrivains, j’en regroupe trois qui ont beaucoup compté pour moi : le Français Marcel Aymé, l’Italien Dino Buzzati et l’Américaine Patricia Highsmith.

Tous trois sont morts, et tous trois m’ont beaucoup marqué, à différentes époques de ma vie.

Je pense que les premiers ouvrages de Marcel Aymé que j’ai eus entre les mains étaient Les contes du chat perché, que mon grand frère étudiait au collège.

Dans ces nouvelles pour enfants, deux fillettes, Delphine et Marinette, interagissaient avec des animaux de leur ferme qui se comportaient comme des humains. Le fantastique était déjà présent, et je me souviens avoir beaucoup apprécié.

J'ai recroisé cet auteur en étudiant Le passe-murailles, toujours scolairement, mais le début de ma passion pour lui a sans doute été La vouivre. Ce livre, qui recyclait une légende de son cher Jura, m'avait littéralement scotché.

A partir de là je ne l'ai plus lâché et j'ai lu tout ce qui me tombait sur la main, parfois stimulé par les nombreuses adaptations cinématographiques de son oeuvre, de La jument verte à La traversée de Paris en passant par Uranus.

Ma rencontre avec Buzzati eut elle aussi lieu à l’école primaire, quand j’ai par hasard lu La fameuse invasion de la Sicile par les ours, livre pour enfant qui m’avait alors subjugué et dont je découvris des décennies plus tard qu'il était de cet auteur que je m'étais mis à aimer.

Un peu plus tard, toujours pendant mes études (j’aimerais que mes profs de français me lisent), je tombais sur Le K, une intrigante nouvelle dont le héros était un fantastique requin qui avait la particularité de passer sa vie à guetter la victime que le sort lui avait désignée.

Enfin, pour une fiche de lecture en troisième, je choisis sur son titre Le désert des Tartares, croyant à un roman épique.

C’était une grossière erreur, puisque dans ce livre il ne se passe rien : c'est un conte philosophique qui raconte l’histoire d’un soldat italien, Giovanni Drogo, qui passe à côté de sa vie, obsédé qu’il est par l’attente d’une hypothétique invasion des Tartares (Drogo inspira le Zangra de Jacques Brel).

Je me sortis de l'exercice scolaire avec difficulté mais avec le sentiment de tenir là un auteur à suivre.

J’enchainais ensuite pendant mes années étudiantes ses séries de nouvelles fantastiques et obsédantes, ainsi que, jeune salarié, le roman Un amour, un livre sur la dépendance amoureuse qui détruit et aveugle qui me parla beaucoup à l’époque.

Ces dernières années je l'ai beaucoup moins lu, mais garde sa marque en tête.

Quant à Patricia Highsmith, je l'ai découverte via la télévision. Un soir j’ai en effet regardé l'adaptation par Claude Chabrol de son roman Le cri du hibou.

J'ai été immédiatement conquis et j'ai ensuite enchainé ses livres, lesquels ont, comme ceux d'Aymé, inspiré nombre de films, qu'il s'agisse de L'inconnu du Nord Express ou des aventures de son personnage fétiche, le psychopathe M. Ripley.

Chacune des œuvres de Highsmith construit un mini univers terrifiant et oppressant, qu'on ne quitte qu'avec un sentiment d'amertume et une sorte de mauvaise gueule de bois.

Ces trois auteurs sont différents, mais je les regroupe dans une famille pour certains traits de caractères très forts que je retrouve chez eux.

Le premier qui me vient à l’esprit, c'est le regard extrêmement aigu qu’ils ont sur les gens. Ils scrutent l'humanité et en dévoilent le fonctionnement à la manière dont un entomologiste décrit les insectes qu'il étudie.

C'est toujours clinique et sans fard, dans le sens où les motivations cachées, les absurdités intérieures et les désirs inavouables sont montrés tels quels.

La dureté et l'hypocrisie du monde et des rapports entre les gens n'est jamais cachée non plus.

J’ai parfois moi aussi cet œil acéré qui met à nu les faux-semblants qui nous aident à vivre et font la vie supportable, et je me retrouve ainsi dans leur vision.

Ce regard rapproche surtout Aymé et Highsmith, la différence entre les deux étant sans doute que le premier donne l'impression d'aimer les gens malgré leurs tares, dont il s'amuse, tandis qu'Highsmith semble les détester.

Le deuxième point commun que je constate chez eux est l'ironie, mordante chez Aymé, chez qui l'humour vachard n'est jamais loin, très subtile chez Buzzati et particulièrement cruelle chez Highsmith.

Une troisième caractéristique, qui lie cette fois-ci seulement Aymé et Buzzati, c'est l’utilisation du fantastique.

Celui-ci, parfois teinté d’absurde et sans explication, surgit dans des histoires par ailleurs modernes et contemporaines, comme un élément parmi d’autres : point de il était une fois dans un lointain royaume, l’élément fantastique concerne tout aussi bien notre voisin de palier.

Ainsi pour Aymé, la jument verte du roman éponyme est née avec cette couleur, Garou-Garou peut soudain traverser les murs et un homme se réveille avec une auréole sans que l'on sache pourquoi, et les personnages qui se confrontent à ces événements extraordinaires ressemblent à Monsieur tout-le-monde et agissent en tant que tel.

Chez Buzzati, on découvre un homme arrivant en enfer pour s'apercevoir que ce lieu n'est ni plus ni moins que notre monde moderne, à la seule différence qu'un démon dans une cabine en accélère le rythme à l'infini.

Ou encore un homme amoureux est transformé en petit chien souffre-douleur par sa bien-aimée sans qu’on nous donne plus de détail.

Lire ces trois auteurs est pour moi une garantie systématique de grand bonheur intellectuel, chacun ayant une petite touche personnelle que j’apprécie.

Lorsque je lis Highsmith je sais que je vais assister à un drame lent et implacable avec une victime qui sombrera lentement, victime vivant généralement dans un milieu bourgeois mais dont le pays varie.

Avec Buzzati les récits souvent douloureux auront généralement une chute qui me fera réfléchir, et des éléments fantastiques déroutants pour mon esprit cartésien.

Quant à Aymé, j’ai l’assurance que je trouverais de petits mondes qui me seront familiers, que je risque de rire (jaune) ou de sourire, et également d'être surpris.

Un délice m'attend dans les trois cas, que je fais varier selon mon humeur.

Violence, culture et politique (3) : La Résistance

En étudiant la guerre d'Algérie, j'ai découvert ce qu'on a appelé les barbouzes, ces hommes de main qui attaquaient dans la semi-légalité les ennemis du pouvoir, comme les gens de l'OAS.

Plus tard, c'est au détour d'évocations des pratiques politiques de Marseille que j'ai eu vent des méthodes douteuses parfois utilisées par ses édiles pour remettre de l'ordre, comme le maire socialiste Gaston Defferre qui utilisait ses relations dans le Milieu pour faire taire les manifestants.
 
Puis dans le film Le juge Fayard, dit Le shériff, d'Yves Boisset et dans plusieurs BD historiques, généralement orientées à gauche, j'entendis parler du Service d'Action Civique, ou SAC, association a deux visages, dont l'un était celui d'une sorte d'officine spécialisée dans le sale boulot du pouvoir gaulliste.

La dernière de ces BD, Cher pays de notre enfance, écrite par Étienne Davodeau et Benoit Collombat, se veut une étude minutieuse des dessous de la Vième République et du rôle de ce SAC.

Il est sans doute complexe de démêler le vrai du faux dans toutes ces histoires, et là n'est pas mon but.

En revanche, ce qui m'a intéressé c'est le passé de résistant de la plupart de ces gens, passé qui semblait aller avec une vision expéditive et violente des rapports de force en politique, et  faire primer les liens noués dans le maquis sur le reste (ainsi Defferre avait résisté avec un parrain marseillais).

Dans le précédent post de cette série, j'avais évoqué l'importance de la Première Guerre Mondiale dans la formation politique et intellectuelle d'une génération.

Celui d’aujourd’hui aura pour idée que l'Occupation et la Résistance ont finalement pu avoir le même type d'empreinte sur les gens ayant grandi sous la botte allemande et celles du maréchal Pétain.

A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la politique du pays a été de tourner la page d'un régime "nul et non avenu", désavouant totalement l’État français et instaurant le mythe de la France unanimement résistante (mythe désormais remplacé par celui de la France unanimement collaboratrice).

Néanmoins, avant de passer à autre chose, il fallait régler la question délicate du recyclage des membres de ces deux camps.

Pour les collabos, une courte épuration, relativement maitrisée, eut lieu. Une petite partie d’entre eux fut condamnée, une partie plus petite encore fut exécutée, la grande majorité se contentant de faire profil bas, les lois d’amnistie de 1947, 1951 et 1953 achevant le purgatoire de nombre d’entre eux.

Quant aux résistants, ils posaient un problème particulier.

Déjà, beaucoup d’entre eux étaient armés et n'entendaient pas renoncer à l'arsenal récupéré pendant les années de guerre (d’ailleurs une très grande partie des armes se volatilisa).

Ensuite, une bonne partie d'entre eux, que ce soit par idéalisme, par goût du pouvoir ou du fait d’un vécu trop intense, entendait bien conserver un rôle dans la France libérée.

Cela allait d'une demande d'intégration dans l'armée régulière à la participation au gouvernement, en passant par un changement de régime en ce qui concernait les communistes, aussi nombreux que puissants et directement connectés au Camarade Staline.

La République dut en tenir compte et les intégrer d’une manière ou d’une autre.

Pour honorer les hommes et les femmes ayant lutté pour la libération du pays le général De Gaulle avait créé la médaille de la résistance, une nouvelle décoration.

L’avoir donnait un certain prestige, voire des passe-droits, et comme toujours dans ce cas, son obtention était convoitée et fit parfois l’objet de magouilles et de tractations.

Et à l’inverse, ceux qui ne l’avaient pas, quelles que soient les raisons, pouvaient être écartés voire ostracisés par les décorés.

Je me souviens notamment d'une scène terminant le livre Les grandes vacances, de Francis Ambrière, ouvrage qui faisait la somme des souvenirs de Français prisonniers en Allemagne.

Il raconte en effet qu'à sa libération du stalag où il passa plusieurs années, lui et ses codétenus furent reçus par un représentant du nouveau pouvoir qui leur envoya son mépris sans prendre de gants.

Mon idée n’est évidemment pas de faire la critique des résistants, dont le courage ne peut susciter que respect et admiration, simplement de dire qu’il s’est passé avec eux ce qui se passe chez tous les vainqueurs du monde, à savoir un retour de la réalité triviale, avec parfois ses mesquineries, ses petits calculs, etc.

L'expérience des anciens combattants de la Première Guerre Mondiale imprégna leur génération d'une façon indélébile, car la France entière en avait fourni des bataillons et chaque commune avait été touchée.

La Résistance n’eut pas un tel impact car elle concernait une minorité de gens, mais de ses rangs surgit un groupe de personnes qui avaient pris goût à une certaine façon de mener le jeu, plus violente et sans concession, pas toujours si démocratique que ça, et qui imprimèrent une marque profonde dans la conduite du pays.

Les méthodes du SAC et celles de Defferre, tout comme l’organisation des deux principales forces politique de l’immédiat après-guerre, les gaullistes et les communistes, trouvent aussi leurs racines dans l'expérience guerrière de leurs acteurs.

dimanche 12 mai 2024

I.R.L.

Les réseaux sociaux sont un phénomène de notre époque vraiment impressionnant.

Les jeunes -et les moins jeunes- générations les ont complètement intégrés, utilisant cette nouvelle façon de communiquer et de se mettre en scène (parfois jusqu'à la caricature) et rivalisant dans le nombre d'amis.

Pour leurs nombreux adeptes, le double online est tout aussi important que ce qu'ils sont I.R.L., comme on dit pour désigner le temps passé dans la vraie vie. Il faut le nourrir, via des photos, des commentaires, de la géolocalisation, des chats, des selfies.

Cette dernière mode pousse parfois les gens à des comportements extrêmes, dangereux ou transgressifs.

Les réseaux peuvent même virer à l'addiction, comme cet adolescent esclave de sa propre image ou les victimes au nombre croissant de cette étrange "maladie" appelée FOMO, qui désigne l'angoisse de rater quelque chose en étant déconnecté.

En même temps, il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux sont tout d'abord ce qu'on en fait, c'est-à-dire que l'on y passe le temps qu'on veut et qu'on y met ce qu'on souhaite y mettre.

Dans la plupart des cas, cela reste un canal de communication parmi d'autres, plus englobant et pratique car multiple.

Je n'en étais pas très fan (je me rends compte que je suis souvent rétif à la nouveauté), mais j'ai suivi le mouvement et créé des comptes sur quelques-uns d’entre eux.

A ma grande surprise, j'ai fini par être contacté, sur l'archaïque portail Copains d'avant, par un camarade de lycée dont je n'avais pas eu de nouvelles depuis pas loin de vingt ans.

Il m'a ensuite convié sur Facebook où j'ai retrouvé parmi ses "amis" quantité d'anciennes connaissances, toutes perdues de vue avec le temps et les mouvements de la vie.

J'ai été épaté et réjoui de ces retrouvailles virtuelles, bien qu'elles aient finalement, et fort logiquement, rapidement tourné à vide.

En fait, je me suis rendu compte que je me situe en quelque sorte à la frontière générationnelle.

Une partie de mes pairs a plongé dans cette tendance, d'autres non, qui pour le coup, n'ayant pas de vie en ligne, donnent l'étrange impression de ne pas exister du tout.

Ils ont sans doute choisi de rester I.R.L. tout le temps, ce qu'on peut considérer comme courageux ou rétrograde selon son état d'esprit.

Le monde virtuel paraît offrir un formidable panel de contacts et de possibilités, comble des vides et donne une impression de vie sociale bien remplie. On peut accumuler les discussions, les groupes, les flirts même, etc.

Toutefois, cela reste comme le nom l'indique quelque chose de virtuel.

Les gens que l'on croise dans le métavers ne sont que des morceaux de gens, dans le sens où l'on interagit avec seulement une partie d'entre eux, incomplete et marketée.

C'est vrai pour le côté physique, chacun sachant que Photoshop est roi, mais c'est aussi vrai pour le reste.

Les relations online sont en quelque sorte filtrées et maquillées pour que chacun soit à son avantage. 

A contrario, une relation I.R.L. est complète.

La personne qui est physiquement là l'est avec toutes ses caractéristiques, ses défauts et sa complexité, il faut faire avec cette entièreté, en tenir compte.

Quand elle est là, il faut aussi s'astreindre aux règles sociales en vigueur, à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, garder une forme de politesse.

Derrière son écran, ce n'est plus le cas. On ne se sent aucune autre obligation que son bon plaisir, et la généralisation du ghosting, cette façon de disparaitre et d'annuler complètement une relation sans explication, ne me semble pas sans lien avec ce nouveau monde.

Un ami a été dévasté par une rupture brutale faite par un partenaire, qui a tout simplement disparu de sa vie un beau jour.

Un de mes collègues a également quitté notre entreprise sans donner signe de vie, ce qui a mis ses collègues dans la panade.

J'ai enfin eu la surprise de subir plusieurs lapins successifs pour des rendez-vous pris sur le bon coin (alors qu'en plus je voulais donner des choses gratuitement).

Et ne parlons pas des docteurs qui cumulent les rendez-vous non honorés.

Bref, avec ces interactions en ligne on a l'impression d'une irresponsabilité généralisée, que l'on est en face de gros bébés soumis à leurs seuls désirs.

Un autre piège des réseaux sociaux, c'est qu'avec leur profilage, ils suppriment en quelque sorte tout hasard, prise de risque et possibilité d'inattendu.

En effet, en ciblant certains types de relations, que ce soit pour le sexe, l'amour, le travail ou que sais-je, on fait disparaitre toute opportunité d'interagir avec des personnes d'horizons autres que le sien.

Les rencontres improbables, les gens que l'on n'aurait pas dû croiser mais avec qui l'accroche a eu lieu contre toute attente, les coups de foudre entre personnes disparates, tout cela ne peut plus se produire, car les algorithmes éliminent cette possibilité.

C'est sans doute rassurant, mais on perd indéniablement de ces occasions qui font aussi partie du sel de l'existence.

Les critères sont implacables: le partenaire sur lequel on serait tombé par hasard en soirée est assassiné par un swipe avant même la rencontre, la petite rue magique qu'on aurait visitée par erreur restera inconnue grâce au GPS, etc.

Un dernier aspect un peu vicieux m'a été révélé dans un article américain (que j'ai perdu) où une femme racontait les difficultés qu'elle avait rencontrées après son installation dans une autre ville, je crois que c'était Seattle.

Depuis toujours, l'acclimatation dans un nouvel endroit n'est pas une chose simple, et il faut un certain temps pour se refaire un réseau, rencontrer des nouvelles personnes, faire son trou.

Mais dans son cas, elle racontait s'être rendue compte que les réseaux sociaux, qui lui permettaient de garder un contact fréquent avec ses anciens amis, l'empêchaient en même temps de faire l'effort nécessaire pour s'en faire de nouveaux.

Je me suis aperçu que c'était également vrai à mon niveau.

Le contact online facile et permanent avec des gens que je connais par cœur est plus simple que de chercher de nouvelles personnes. Je dialogue donc en ligne avec eux depuis tous les endroits où je suis...et où du coup je ne suis pas complètement.

Et depuis combien de temps n'ai-je plus parlé dans une file d'attente, quand chacun est réfugié sur son smartphone? 

Finalement, le challenge aujourd'hui n'est ni plus ni moins que de vivre ici et maintenant, I.R.L, comme l'ont fait nos ancêtres, et de remettre ces réseaux sociaux à leur place, celle que pouvait avoir le téléphone ou le courrier précédemment.

Pas gagné.

lundi 6 mai 2024

Livres (37) / Etat de la France (8) : Les gars du coin / Ceux qui restent

Pendant de très longues années, la campagne n'était plus un sujet pour nos politiciens et de manière générale pour les gens qui comptent (media, etc.).

Quand on en parlait c'était généralement pour citer sa population composée de paysans intemporels vivant à l'écart du monde et au rythme du 19e siècle, que ce soit d'ailleurs pour s'en moquer ou pour le célébrer.

Le rural était l'archétype du plouc ou bien une sorte d'essence fantasmée de la France éternelle: qu'on pense au village de La Force Tranquille de François Mitterrand (affiche d'ailleurs pompée sur une affiche pétainiste, semble-t-il). Bref, que des clichés.
 
Mais surtout on voyait ces gens comme quantité négligeable pour le monde d'aujourd'hui, un peu sur le mode de la réserve indienne si l'on veut.

Personne ne semblait s'intéresser vraiment aux gens qui vivent en rural et en périurbain, à la façon dont ils s’insèrent dans la société, leurs rôles, leurs aspirations, leur vision du monde, un peu comme si le temps s'était définitivement arrêté chez eux.

Je me souviens notamment de discussions fréquentes et surréalistes sur l'immigration, où l'on parlait de ces gens avec qui j'ai grandi comme s'ils vivaient dans une planète lointaine n'ayant aucun contact avec le reste du pays et n'ayant jamais rencontré un immigré.

Puis il y a eu le livre Fractures françaises qui a fait beaucoup de bruit parce qu'il parlait de cette autre France, rurale et périurbaine, dont l'auteur nous disait qu'elle n'était ni morte ni disparue.

Et surtout il y a eu l'inattendu mouvement des Gilets Jaunes, qui a pris tout le monde de court.

Tout à coup, ces gens qui ne manifestaient jamais, qui ne comptaient pas, qui n'existaient pas, se retrouvaient dans les rues, sans être encadrés par des syndicats ou des partis, et cette apparition embarrassait un pouvoir pour qui, comme pour tous ceux qui l'avaient précédé, ce ramassis de ploucs obsolètes n'avait qu'à crever en silence (je caricature, mais si peu).

Bref, avec stupeur on a été obligé de se rendre compte que cette campagne immobile et hors du monde bougeait encore.

Mon post d'aujourd'hui va parler de ces gens, à travers deux livres très intéressants écrits par des sociologues sur la jeunesse de ces territoires-là: Ceux qui restent de Benoît Coquard, et Les gars du coin, de Nicolas Renahy.

Pour commencer je préciserai que par espace rural on entend les communes peu denses et très peu denses, donc la deuxième moitié de la classification (les deux autres catégories sont densité intermédiaire et très forte densité).

On peut noter le chiffre suivant, que j'ai pu retrouver sur l'INJEP: les jeunes ruraux représentent 27% de la classe d'âge des 15 à 29 ans, ce qui n'est tout de même pas si anodin.

Premier point: parmi tous ces gens, le pourcentage de paysans est devenu marginal.

La France comptait 1.588.000 exploitants agricoles en 1970, contre 429.000 en 2017, le tout dans un pays dont la population totale est passée de 51.000.000 à 66.000.000 sur la même période.

Je tiens ces chiffres impressionnants (passage de plus de 3% à 0,65% de la population en moins de 50 ans) d'un autre livre passionnant, La France sous nos yeux, où Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dressent un portrait de ce qu'est notre pays aujourd'hui.

Les habitants des campagnes ne sont donc plus beaucoup paysans, mais ils restent d'extraction plus populaire que leurs homologues des villes.

Ainsi en 1999, 60% des actifs ruraux et 18% des actives rurales avaient un profil ouvrier, contre 44% et 9% pour les actifs et les actives urbain(e)s.

Une des explications de ce profil plus populaire que le reste de la population est l'écrémage séculaire des campagnes, qui voient les meilleurs élèves en partir, volontairement ou par la force des choses.

Notre littérature est pleine d'histoires de gens quittant la ferme sur les conseils d'un instituteur pour se retrouver des années plus tard dans un poste parisien.

Le résultat de ce long processus est que ceux qui restent sont plus souvent ceux qui n'ont pas suivi ce chemin, qui n'avaient pas forcément la fibre scolaire, que le départ rebutait ou pour qui le devoir et l'attachement comptaient plus que l'école.

Mes souvenirs d'enfance corroborent cette idée, ceux de ma classe d'âge qui sont restés, pour reprendre le titre de Benoit Coquart, ne brillaient ni scolairement ni par une ambition professionnelle classique.
 
Et a contrario, j'ai moi-même été rapidement entretenu dans l'idée que j'étais en quelque sorte trop bon à l'école pour rester là.

L'ambition existe pourtant bien dans cette partie de notre société, mais elle se joue à l'échelle locale, par rapport à ses pairs, aux familles et aux entreprises du coin.
 
Concernant cette question du travail, mes livres parlaient de secteurs industriels qui avaient survécu un temps en se délocalisant à la campagne, instaurant une forme de "nearshore" et perpétuant des bassins d'emploi dans ces lieux où le foncier et les salaires sont moins élevés.

Néanmoins aujourd'hui, plus que les industries c'est le secteur de la logistique, devenu l'un des plus gros employeurs de France en quelques décennies, qui s'implante et recrute dans les territoires ruraux ou périurbains.

Le cas emblématique est celui d'Amazon, dont les entrepôts sont stratégiquement installés dans des zones en marge des grandes agglomérations, souvent dans des endroits où l'emploi est sinistré mais qui sont bien connectées aux réseaux de transport et où l'on peut parfois récupérer des bâtiments.
 
Les auteurs nous disent aussi que paradoxalement, dans cet univers où l'on se connait plus que dans les grandes villes, la compétition n'en est pas moins très rude, et sur tous les plans.

Ce paradoxe n'en est d'ailleurs pas un quand on a bien en tête l'idée que le monde rural est en mode "pénurie", que ce soit sur le travail, qui est évidemment central puisque c'est ce qui permet de vivre, ou sur la vie sentimentale, le nombre de jeunes partenaires disponibles étant lui aussi restreint.  

A la campagne il y a peu de postes et peu de partenaires, et il faut élaborer des stratégies, souvent dans la durée, et lutter pour se faire sa place.

Dans ce contexte, l'entre soi et le lignage sont de véritables avantages comparatifs, de même que la réputation.

Les gens sont durs entre eux, et le fils d'une famille où le père boit, ou la fille d'une mère qui avait la réputation d'une marie-couche-toi-là en pâtiront au moment d'être recruté ou draguée.

Les auteurs soulignent ainsi la figure repoussoir du "cassos", le cas social, celui qui n'est pas inséré économiquement, qui vit de l'aide sociale ou en marge et contre lequel on n'a pas de mots assez durs, même s'il est lui-même du coin.

Un autre aspect du livre m'a rappelé beaucoup de choses, c'est la violence que le passage au collège constitue pour beaucoup d'enfants ruraux.
 
En effet, à la campagne les écoles sont souvent de petites couveuses, avec des parents qui se connaissent tous, des fois depuis leur propre scolarité, et qui sont très présents, faisant de l'école primaire une sorte d'extension de la maison.
 
C'était mon cas, pour moi renforcé par les effectifs minuscules de mon école, digne de celle du film Être et avoir.

Dans ces conditions, l'arrivée au collège, le plus souvent en demi-pension et en étant véhiculé, est généralement une véritable rupture. Les effectifs y sont plus importants, on y découvre l'anonymat et l'on doit d'un seul coup se débrouiller seul.

Les deux auteurs rappellent enfin que pour la plupart des ruraux et périurbains, la réussite c'est être propriétaire de sa maison individuelle, un marqueur très important, et que la voiture reste centrale et indispensable pour absolument tout.

Ces deux aspects sont très largement décriés chez les classes supérieures du monde urbain moderne, et l'opposition constatée entre les ruraux/périurbains n'est guère surprenante.

A mon avis, cette critique brutale des modes de vie est trop facile.

Elle vient en effet de la part de gens dont le pouvoir d'achat est plus élevé et les loisirs bien plus nombreux et onéreux (songeons aux trajets en avion), et aussi qui ont un fort capital social et donc des opportunités bien supérieurs, encore plus aujourd'hui où la question du patrimoine hérité redevient centrale, tout comme les relations parentales.
 
Les ruraux qui "montent" aujourd'hui en ville rencontrent en effet plus d'obstacles que les générations précédentes, à commencer par le logement.
 
De ce fait, le choix de rester dans son environnement pour conserver une certaine qualité de vie et de confort, quitte à dépendre de la voiture, peut donc s'entendre si l'on est honnête.
 
Dans ce post, je n'ai fait qu'effleurer ces livres, mais leur lecture passionnante m'a quelque peu réconforté: les ruraux et les périurbains, ces gens à qui je dois une partie de ce que je suis, existent toujours.

Ils se transforment, ils s'adaptent mais veulent continuer à appartenir à ce pays et à ce monde. Comme tout autre groupe, ils doivent être écoutés, respectés et pris en compte.

Précédents :
- Livres (36): La haine orpheline
- État de la France (7): L'étrange défaite

vendredi 3 mai 2024

Diams et Renaud

Pendant mon adolescence, j'étais un grand fan du chanteur Renaud.

J'aimais son humour vachard, je trouvais ses portraits justes et sensibles, même si le monde qu'il décrivait (Paris et sa banlieue) étaient à des kilomètres du mien, et ses accès de désespoir me parlaient beaucoup.

Dès le début, j'avais néanmoins un peu de mal avec son engagement manichéen et son adhésion à l'extrême gauche.

Plus tard, avec la découverte de la véritable histoire des régimes communistes et la rencontre de vrais gauchistes lors de mon passage en fac, c'est même devenu rédhibitoire et j'ai arrêté de l'écouter.

J'y suis cependant revenu avec l'âge, réécoutant avec plaisir de temps à autre ses albums, qui furent une importante partie de la bande son de ma jeunesse.

J'apprécie à nouveau sa sensibilité, son humour, sa verve poétique, et je laisse de côté ses délires faucille/marteau.
 
Cinquante ans après les débuts du "chanteur énervant", ainsi que Thierry Le Luron l'avait fort justement surnommé, est apparu le phénomène Diams, que j'ai découvert via son insupportable (à mon goût) hit DJ, puis par les articles et reportages élogieux qui se succédaient à l'époque où on l'entendait partout.

Cette chanteuse au physique plutôt ordinaire (c'est hélas assez rare pour être noté), fille d'un chypriote grec et d'une mère française, représentait une nouveauté dans le milieu du rap français, alors très immigré, très masculin et plutôt misogyne.

Pleine d'énergie, avec un vrai sens de la rime, elle racontait sa vie de banlieusarde moderne, son vécu, ses drames et ses rêves, dans des mots qui parlaient à des milliers de jeunes et qui débordèrent largement de son public initial.

A l'instar de Renaud, c'était aussi une chanteuse dite engagée.

Ses rimes critiquaient la police, son pays, les conservateurs et le FN, appelaient les classes populaires à voter, dans un noir et blanc aussi peu nuancé que son prédécesseur.

Très vite, elle m'a énervé.

Sa critique ad hominem de Marine Le Pen qu'elle accusait d'être "trop pâle" (imaginons les réactions si quelqu'un décrivait Diams comme "trop bronzée"), le dégoût qu'elle exprimait envers la France profonde à laquelle elle reprochait d'aimer Les choristes et Laurent Gerra, sa glorification de l'heure américaine, toutes ces flèches réductrices et partisanes m'ont hérissé le poil.

Parlant un jour d'elle avec un ami, celui-ci m'a fait remarquer que c'était en quelque sorte un équivalent de Renaud pour son époque. Je n'y avais pas pensé mais en fait il y a en effet beaucoup de ça.

Une fois le marxisme enlevé et le contexte mis à jour (moins d'usines mais plus de diversité dans les banlieues), on retrouve la gouaille, la plume, le parti pris et le monde outrancièrement noir et blanc du chanteur énervant.

Un autre point commun entre les deux est qu'ils ont fini tous les deux par se briser.

Renaud, est en effet devenu un alcoolique notoire, fait dix ans de plus que son âge, a perdu inspiration (c'est lui qui le dit) et voix, semble perpétuellement en dépression et ses concerts sont devenus pathétiques.

Est-ce les conséquences d'une addiction si précoce qu'il l'a toujours chantée? Ou est-ce la conscience d'être devenu une caricature dans un monde où toutes ses idées se sont fracassées?

En effet, le massacre de Charlie Hebdo (où il avait amis et argent) par des ennemis que son camp refuse/a refusé de nommer, le virage tradi nationaliste de l'ancien paradis socialiste devenu poutiniste, la bigoterie musulmane qui a remplacé le "ni dieu ni maître" dans l'ex banlieue rouge, l'américanisation profonde du pays...tout est allé à rebours du sens de l'histoire marxiste qui constituait la colonne vertébrale des idées de Renaud.

Aujourd'hui il donne l'impression de tenir grâce à une popularité restée si immense qu'on lui pardonne tout, mais c'est bien souvent une ombre.

Quant à Diams, apparemment entrée en dépression sur fond d'un succès qui la dépassait, elle n'est pas tombée dans l'alcoolisme, mais dans une drogue dure sans doute encore plus malfaisante: l'islam salafiste, dans lequel elle s'est précipitée, reniant son passé, adoptant les codes les plus durs et allant jusqu'à s'installer en Arabie Saoudite.

C'est à la fois ironique et déprimant de voir la fille qui appelait à voter, qui vantait la diversité, le métissage et l'Amérique embrasser la vision du monde totalitaire du pays qu'elle s'est choisie.

En effet, dans cette monarchie absolue qui possède encore des bourreaux, la police et ses pouvoirs sont à des kilomètres de ce qu'elle dénonçait en France, les femmes dépendent d'un parent mâle pour toute action, la tolérance religieuse et sexuelle n'existe pas, etc.

Comme le soulignait jadis Kamel Daoud, l'Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi et c'est ce modèle que Diams, la voix des opprimé(e)s de France, a choisi.

Longtemps Renaud avait lui aussi encensé une utopie meurtrière qui avait sa Mecque à elle: l'URSS.

Malgré son dévouement pour ce pays, celui-ci lui avait réservé un accueil mitigé: lorsqu'il y chanta un jour son titre Le déserteur tout le monde quitta la salle (témoignage ICI), évidemment sur commande comme tout dans ce qui s'y faisait alors, mais il en avait été meurtri.

L'écroulement de l'Union soviétique et celui du PC le laissèrent sans doute orphelin, comme tant d'autres, ce qui a peut-être contribué à sa chute.

Pour en revenir à la similarité de choix pour Diams et Renaud, ils ne regarderaient qu'eux si en tant que personnages publics ils ne le vendaient pas, la complaisance actuelle de nos médias avec l'islamisme valant bien leur précédente marxistophilie.

En effet, comme jadis avec le communisme, ils donnent régulièrement la parole à l'ex-chanteuse, ce qui lui permet (outre de gagner du fric) de promouvoir sa vision du monde, ancrant dans la tête de ses fans que celle-ci est équivalente à toute autre.

On pourrait se dire pourquoi pas?
 
Et bien parce que ces médias, qui généralement vantent le pluralisme, omettent de dire que l'islamisme comme le communisme sont justement la négation du pluralisme, que dans le monde qu'ils proposent il n'y a qu'une seule voix au chapitre, les autres étant impitoyablement réprimées.
 
Et cela alors même qu'ils sont vent debout pour dénoncer le sectarisme et l'intolérance quand ils viennent de l'extrême droite traditionnelle. C'est malhonnête et ça ôte à ces deux autres totalitarismes leur caractère éminemment dangereux.

Dans le cas de Diams, cela véhicule aussi l'idée que l'islam et le salafisme/l'islamisme c'est la même chose (ICI un article très intéressant sur ce paradoxe), ce qui est aussi faux que dramatique.

En tout cas, en attendant que l'idéologie destructrice qui a récupéré Diams finisse par connaitre le sort de celle de son prédécesseur (même si ça ne semble hélas pas pour demain), je pense que mon ami avait raison, et que quelque part cette fille a bel et bien été la Renaud de sa génération, douée, hypersensible, agaçante et complaisante avec une alternative à la société qui l'a faite.