vendredi 15 mars 2024

Livres (35) / Etat de la France (7) : L'étrange défaite

Mettre un livre écrit en 1940 dans ma série sur l'état de la France peut paraitre stupide ou pour le moins anachronique.

J'ai pourtant considéré que l'essai de Marc Bloch L'étrange défaite y avait toute sa place pour plusieurs raisons.

La première c'est parce que beaucoup des constats et des hantises qu'il expose semblent encore d'une brûlante actualité.

La deuxième c'est que ce livre s'inscrit dans un courant de pensée qui caractérise la psyché française depuis au moins deux siècles: la hantise de la régression, de la perte de rang, une forme de déclinologie.

Enfin, la troisième c'est que Bloch est un exemple d'homme sans ambiguïté, chez qui la judéité, qu'il ne reniait pas, n'était pas en conflit avec la francité, déclarée, assumée et passionnément revendiquée. A notre époque où les choses sont beaucoup plus complexes, ce portrait historique est intéressant.

Bloch avait vécu la première guerre mondiale et rempilé pour la deuxième.

Il nous décrit la France de la drôle de guerre, et l’état de son armée, avec laquelle il est tout sauf tendre.

Il nous la peint comme bureaucratique et frileuse, les ordres, même absurdes, étant suivis scrupuleusement plutôt que de risquer le blâme.

Il souligne aussi l’absence de cohésion et de plan d’ensemble, ordres et contre-ordres se succédant, les instructions contradictoires se télescopant sans qu’il y ait personne pour rationaliser tout ça.

Il montre également à quel point elle est dirigé par des gens frileux, prisonniers de schémas dépassés, théoriciens déconnectés du réel et incapables de s’adapter.

L’erreur fatale d’appréciation de la place des blindés et du mouvement est hélas bien connue, l’opposition entre les panzers et la ligne Maginot faisant encore figure de cas d’école aujourd'hui.

Bloch est frappé par la jeunesse et la vitalité de l’armée allemande, dont les troupes sont plus populaires et dynamiques que la vieille armée impériale qu’il avait jadis combattue et bien sûr que l’armée française.

L’absence de prise de responsabilité l’irrite. C’est toujours la faute de l’autre, de quelqu’un d’autre, qu’il est plus important de trouver que de corriger les conséquences de la faute elle-même.

Il parle également de ses relations avec l’armée britannique alliée, dont le portrait n’est pas lui non plus flatteur.

Les Anglais sont désorganisés, mais aussi et surtout méprisants, égoïstes et cyniques. C'est un allié qui ne semble pas en être un, et leur comportement n’est pas pour rien dans la catastrophe.

L'image qu'il nous en donne est très loin des héros sans faille et sûrs de leur droit qu’ils auront après-guerre : l'erreur fatale de Dunkerque, après celle de Munich, sont largement dues au R-U et à ses choix, et l’anglophobie tenace qui fit parfois le jeu de Pétain trouve aussi ses sources dans ces événements.

Au-delà de l’armée Bloch interroge la société française dans son ensemble.

Il compare les presses étrangères à la française, décrite comme moins ouverte, plus provinciale et étriquée: il nous montre à quel point elle portait des discours lénifiants et hors de propos.

Il souligne enfin les fractures de la société de l'entre deux guerres, plus préoccupée de luttes des classes et de calculs égoïstes que du pays qu'elle a en partage.

En somme il nous montre une France qui refuse de regarder les choses en face, un peuple divisé et mesquin, qui se livre à de petits calculs court-termistes, un groupe d’épiciers frileux et de fonctionnaires obtus, des gens qui auraient pu mais n’ont pas fait par facilité et lâcheté.

En ce sens, l'étrange défaite résonne d'une façon étrangement actuelle.

Les travers décrits, la tentation du repli, la complaisante fatigue intellectuelle, les élites sclérosées, la population désunie, divisée et démobilisée, les mesquineries corporatistes, la préférence pour la théorie face à la réalité, etc.

Tout ceci peut s’appliquer à la France de 2024.

Aujourd’hui chacun exige une part du gâteau même s’il n’y a plus de gâteau, et ceux qui en ont déjà reçu une ou plusieurs en réclament tout autant (nous sommes le troisième pays au monde en nombre de millionnaires).

On bavarde en regardant ailleurs face à l’ennemi intérieur et l’on refuse aussi de se rendre compte que l’on n’est plus capables de faire face à un ennemi extérieur.

Dans le livre de Bloch court en idée de fond la responsabilité, le devoir, la nécessité de mouiller sa chemise, éventuellement avec du sang.

Et il y a le constat d'une dérobade généralisée de ses contemporains face à ses nécessités.

Les cinq années qui suivirent montrèrent assez la justesse du diagnostic.

Toutefois, on peut quand même, et on doit, pondérer ce discours en se rappelant que c’est aussi un trait de notre caractère national que de se flageller et de ne voir que ce qui ne va pas.

La France est hantée par l’idée de son déclin, la littérature en est pleine depuis des siècles et si toutes les prédictions des Cassandre qui se succèdent s’étaient réalisées nous n’existerions plus depuis longtemps.

Je ne vais pas me contredire et critiquer ce livre, si essentiel et juste qu’on l’étudie encore de nos jours, mais je veux profiter de cette évocation pour souligner que notre déclin est aussi et peut-être surtout relatif.

Si nous perdons de notre aura, de notre puissance et de notre prestige, c’est aussi que nos concurrents montent ou remontent.

Par exemple, la Chine ne fait que retrouver le rang correspondant à son poids sur cette planète, qu'elle avait perdu face à l'extraordinaire expansion européenne, mais c’est finalement son retour qui est logique.

Les étrangers honnêtes et qui aiment un minimum notre pays s’étonnent d'ailleurs régulièrement de ce trait de caractère.

Ils soulignent qu’objectivement la vie dans l’Hexagone est tout de même plus agréable que la moyenne sur cette planète, que les trains fonctionnent, que les gens sont soignés, qu'on peut s'exprimer, qu'on mange, etc. 

Et il est bien des pays plus déglingués que le nôtre qui sont pleins de gens fiers et confiants en leur avenir. Ceci pour dire que c’est sans doute une question de mentalité ou de perception.

A l’heure où l’on sait que l’optimisme et la prise de risque sont essentielles, cet état d'esprit défaitiste et pessimiste est un désavantage certain pour la France.

Je conclurai en revenant sur le rapport qu'entretenait Bloch avec son pays.

Pour ce juif athée, il était français, simplement, exclusivement et entièrement français. Avec cette certitude allaient le sens du devoir, un attachement viscéral et un patriotisme qui laissent songeur aujourd’hui, quand le drapeau tricolore est un symbole fasciste pour une partie de la population et le symbole d’une oppression ignoble pour une autre partie.

Cela m'a fait pensé à un échange d'articles de Slate entre un homme de ce modèle et un autre différent.

Personnellement je pense que nous avons à nouveau besoin de Bloch, de toutes origines et profils mais français de coeur dans le sens décidés à donner pour que leur pays marche.

Car pour faire face à ce monde dont la globalisation n’a enlevé ni les velléités impérialistes, ni le racisme et le fanatisme, l'état nation reste malgré tout le seul cadre qui marche à peu près pour redistribuer, protéger et organiser la société.

 

Précédents :

- Livres (34): La nuit des dragons

- Etat de la France (6): Paris et le désert

Suivant: Livre (36): La haine orpheline

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