vendredi 8 mars 2024

Livres (34): La nuit des dragons

Certaines lectures d'enfance vous marquent, parfois à vie.

C'est le cas du livre dont je parlerai aujourd'hui, La nuit des dragons de Sigrid et Fred Kupferman. Il m'avait été offert pour le Noël 1986 par la paroisse protestante à laquelle j'appartenais, et je l'avais bien vite dévoré.

J'ai déjà parlé dans deux anciens posts du protestantisme français, de cette singulière communauté à l'histoire riche et tragique. Ce livre est une parfaite illustration du deuxième adjectif.

La nuit des dragons raconte en effet l'un des pires épisodes qu'elle eut à traverser, lorsque par l'Edit de Fontainebleau, Louis XIV décida d'éradiquer cette confession en France.

Cet édit avait pour but d'annuler définitivement l’Édit de Nantes, qu'on présente généralement de manière plus positive qu'il ne l'était puisque s'il reconnaissait le droit à l'existence des protestants, il mettait tout de même en place une sorte de dhimmah catholique et faisait des huguenots des citoyens de seconde zone.

C'est donc pour ramener ces derniers dans la juste foi que le Roi Soleil mobilisa ses dragons. Ceux-ci furent envoyés dans les régions protestantes avec pour mission de convertir les égarés par tous les moyens sauf la mort.

De par la loi, les hérétiques étaient obligés de loger et nourrir les soldats et d'obtempérer à tous leurs désirs tant qu'ils n'avaient pas signé leur résiliation. On appela cette charmante méthode de conversion dragonnades, et elle obtint des succès rapides et certains.

La nuit des dragons raconte l'histoire d'une famille huguenote des Cévennes, les Mazel, qui se voit obligée d'accueillir ces missionnaires en armes.

Très pieuse et fière, la mère, une veuve, se refuse à entrer dans le jeu des soudards et accepte tous leurs desiderata avec courage et résignation.

Son courageux aîné, Antoine, est partagé entre la colère, le désir de soutenir sa mère et sa petite sœur, qui n'y comprend rien, et l'envie de fraterniser avec ces hommes, notamment l'un d'entre eux, un Parisien au bon cœur qui ne goûte guère sa mission.

Les jours passent, et tout le bien de la famille part dans les ventres des soldats qu'il faut inlassablement nourrir, mais la mère refuse la conversion. Jusqu'au jour où le chef ordonne à ses troupes de jouer du tambour toute la nuit autour de la petite.

Devant la terreur de son enfant, la mère finit par abjurer.
 
C'est toutefois une conversion de façade, puisqu'elle continue à pratiquer sa foi en cachette, s'impliquant dans la sauvegarde de sa communauté devenue clandestine.

Jusqu'au jour où elle se fait prendre. Le châtiment est terrible: elle est emprisonnée avec d'autres récalcitrantes et sa fille est donnée à une famille catholique chargée de lui laver le cerveau. Quant à Antoine il réussit à s'enfuir avant d'être pris.

S'ensuivent bien des péripéties: il travaille pour un marchand ambulant, il croise un camisard tueur de catholiques (je crois qu'il s'agissait d'Abraham Mazel) puis, tentant la fuite vers un des pays du refuge, il se fait lui aussi attraper, piégé par un faux guide.

Ce dernier n'a guère le temps de profiter de sa récompense puisqu'il est embroché par un dragon révolté par sa duplicité et le boulot qu'on lui fait faire, et qui ne peut dominer sa répugnance pour le traître.

Or ce soldat, qui est immédiatement condamné à mort, s'avère être celui qui avait sympathisé avec notre jeune héros lors des dragonnades.

Il confie à Antoine sa vision simple, épicurienne et tolérante du monde, disant ne pas comprendre le sérieux excessif des protestants face à une vie qui charrie suffisamment de misère pour qu'on n'en boude pas les plaisirs quand c'est possible.

Le jour de sa pendaison, le malheureux entonne en public une complainte sur la galère d'être soldat (j'ai découvert des années plus tard que ce titre était chanté par Mélusine) entraînant une émeute gigantesque où périssent son cruel chef et un garçon malveillant du village des Mazel.

Quelques temps après, Antoine trouve l'amour auprès d'une catholique bienveillante et humaine, qui assouplit un peu ses convictions.
 
Il revoit également sa mère, brisée par le chagrin et la captivité mais toujours fervente, et qui a fini par trouver un équilibre dans un monastère dont les soeurs tolérantes et respectueuses l'ont recueillie.

Quant à sa petite soeur, elle n'a plus que des souvenirs fugaces de son passé. Le livre se termine sur une fin ouverte.

Cette lecture a énormément marqué l'adolescent croyant que j'étais.

Je me suis naturellement identifié à Antoine, à son attachement à sa foi, à sa révolte et à ses doutes.
 
Mais le personnage qui m'attira le plus dans ce roman était le dragon tueur du traître, cet homme qui rejetait les dogmes et dont l'humanité et l'appétit de vie me semblaient infiniment plus attirants et justes que tout dogmatisme écrit dans le marbre.

Avec le temps et l'expérience, j'ai pris du recul et vu cette histoire pour ce qu'elle était, une histoire, avec des faits réels et des invraisemblances, mais je crois que je n'ai jamais cessé d'osciller entre Antoine et le dragon.

La nuit des dragons, en plus d'être un livre palpitant, constitue une bonne dénonciation de l'intolérance religieuse, et refusant tout manichéisme, il donne une leçon de vie toujours pertinente aujourd'hui.

La douloureuse enfance de l'auteur a certainement joué dans le choix
pour son histoire de ce contexte historique si rarement évoqué en France.

Son père, juif, est en effet mort à Auschwitz alors que lui-même était caché dans une école catholique.

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