lundi 6 mai 2024

Livres (37) / Etat de la France (8) : Les gars du coin / Ceux qui restent

Pendant de très longues années, la campagne n'était plus un sujet pour nos politiciens et de manière générale pour les gens qui comptent (media, etc.).

Quand on en parlait c'était généralement pour citer sa population composée de paysans intemporels vivant à l'écart du monde et au rythme du 19e siècle, que ce soit d'ailleurs pour s'en moquer ou pour le célébrer.

Le rural était l'archétype du plouc ou bien une sorte d'essence fantasmée de la France éternelle: qu'on pense au village de La Force Tranquille de François Mitterrand (affiche d'ailleurs pompée sur une affiche pétainiste, semble-t-il). Bref, que des clichés.
 
Mais surtout on voyait ces gens comme quantité négligeable pour le monde d'aujourd'hui, un peu sur le mode de la réserve indienne si l'on veut.

Personne ne semblait s'intéresser vraiment aux gens qui vivent en rural et en périurbain, à la façon dont ils s’insèrent dans la société, leurs rôles, leurs aspirations, leur vision du monde, un peu comme si le temps s'était définitivement arrêté chez eux.

Je me souviens notamment de discussions fréquentes et surréalistes sur l'immigration, où l'on parlait de ces gens avec qui j'ai grandi comme s'ils vivaient dans une planète lointaine n'ayant aucun contact avec le reste du pays et n'ayant jamais rencontré un immigré.

Puis il y a eu le livre Fractures françaises qui a fait beaucoup de bruit parce qu'il parlait de cette autre France, rurale et périurbaine, dont l'auteur nous disait qu'elle n'était ni morte ni disparue.

Et surtout il y a eu l'inattendu mouvement des Gilets Jaunes, qui a pris tout le monde de court.

Tout à coup, ces gens qui ne manifestaient jamais, qui ne comptaient pas, qui n'existaient pas, se retrouvaient dans les rues, sans être encadrés par des syndicats ou des partis, et cette apparition embarrassait un pouvoir pour qui, comme pour tous ceux qui l'avaient précédé, ce ramassis de ploucs obsolètes n'avait qu'à crever en silence (je caricature, mais si peu).

Bref, avec stupeur on a été obligé de se rendre compte que cette campagne immobile et hors du monde bougeait encore.

Mon post d'aujourd'hui va parler de ces gens, à travers deux livres très intéressants écrits par des sociologues sur la jeunesse de ces territoires-là: Ceux qui restent de Benoît Coquard, et Les gars du coin, de Nicolas Renahy.

Pour commencer je préciserai que par espace rural on entend les communes peu denses et très peu denses, donc la deuxième moitié de la classification (les deux autres catégories sont densité intermédiaire et très forte densité).

On peut noter le chiffre suivant, que j'ai pu retrouver sur l'INJEP: les jeunes ruraux représentent 27% de la classe d'âge des 15 à 29 ans, ce qui n'est tout de même pas si anodin.

Premier point: parmi tous ces gens, le pourcentage de paysans est devenu marginal.

La France comptait 1.588.000 exploitants agricoles en 1970, contre 429.000 en 2017, le tout dans un pays dont la population totale est passée de 51.000.000 à 66.000.000 sur la même période.

Je tiens ces chiffres impressionnants (passage de plus de 3% à 0,65% de la population en moins de 50 ans) d'un autre livre passionnant, La France sous nos yeux, où Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dressent un portrait de ce qu'est notre pays aujourd'hui.

Les habitants des campagnes ne sont donc plus beaucoup paysans, mais ils restent d'extraction plus populaire que leurs homologues des villes.

Ainsi en 1999, 60% des actifs ruraux et 18% des actives rurales avaient un profil ouvrier, contre 44% et 9% pour les actifs et les actives urbain(e)s.

Une des explications de ce profil plus populaire que le reste de la population est l'écrémage séculaire des campagnes, qui voient les meilleurs élèves en partir, volontairement ou par la force des choses.

Notre littérature est pleine d'histoires de gens quittant la ferme sur les conseils d'un instituteur pour se retrouver des années plus tard dans un poste parisien.

Le résultat de ce long processus est que ceux qui restent sont plus souvent ceux qui n'ont pas suivi ce chemin, qui n'avaient pas forcément la fibre scolaire, que le départ rebutait ou pour qui le devoir et l'attachement comptaient plus que l'école.

Mes souvenirs d'enfance corroborent cette idée, ceux de ma classe d'âge qui sont restés, pour reprendre le titre de Benoit Coquart, ne brillaient ni scolairement ni par une ambition professionnelle classique.
 
Et a contrario, j'ai moi-même été rapidement entretenu dans l'idée que j'étais en quelque sorte trop bon à l'école pour rester là.

L'ambition existe pourtant bien dans cette partie de notre société, mais elle se joue à l'échelle locale, par rapport à ses pairs, aux familles et aux entreprises du coin.
 
Concernant cette question du travail, mes livres parlaient de secteurs industriels qui avaient survécu un temps en se délocalisant à la campagne, instaurant une forme de "nearshore" et perpétuant des bassins d'emploi dans ces lieux où le foncier et les salaires sont moins élevés.

Néanmoins aujourd'hui, plus que les industries c'est le secteur de la logistique, devenu l'un des plus gros employeurs de France en quelques décennies, qui s'implante et recrute dans les territoires ruraux ou périurbains.

Le cas emblématique est celui d'Amazon, dont les entrepôts sont stratégiquement installés dans des zones en marge des grandes agglomérations, souvent dans des endroits où l'emploi est sinistré mais qui sont bien connectées aux réseaux de transport et où l'on peut parfois récupérer des bâtiments.
 
Les auteurs nous disent aussi que paradoxalement, dans cet univers où l'on se connait plus que dans les grandes villes, la compétition n'en est pas moins très rude, et sur tous les plans.

Ce paradoxe n'en est d'ailleurs pas un quand on a bien en tête l'idée que le monde rural est en mode "pénurie", que ce soit sur le travail, qui est évidemment central puisque c'est ce qui permet de vivre, ou sur la vie sentimentale, le nombre de jeunes partenaires disponibles étant lui aussi restreint.  

A la campagne il y a peu de postes et peu de partenaires, et il faut élaborer des stratégies, souvent dans la durée, et lutter pour se faire sa place.

Dans ce contexte, l'entre soi et le lignage sont de véritables avantages comparatifs, de même que la réputation.

Les gens sont durs entre eux, et le fils d'une famille où le père boit, ou la fille d'une mère qui avait la réputation d'une marie-couche-toi-là en pâtiront au moment d'être recruté ou draguée.

Les auteurs soulignent ainsi la figure repoussoir du "cassos", le cas social, celui qui n'est pas inséré économiquement, qui vit de l'aide sociale ou en marge et contre lequel on n'a pas de mots assez durs, même s'il est lui-même du coin.

Un autre aspect du livre m'a rappelé beaucoup de choses, c'est la violence que le passage au collège constitue pour beaucoup d'enfants ruraux.
 
En effet, à la campagne les écoles sont souvent de petites couveuses, avec des parents qui se connaissent tous, des fois depuis leur propre scolarité, et qui sont très présents, faisant de l'école primaire une sorte d'extension de la maison.
 
C'était mon cas, pour moi renforcé par les effectifs minuscules de mon école, digne de celle du film Être et avoir.

Dans ces conditions, l'arrivée au collège, le plus souvent en demi-pension et en étant véhiculé, est généralement une véritable rupture. Les effectifs y sont plus importants, on y découvre l'anonymat et l'on doit d'un seul coup se débrouiller seul.

Les deux auteurs rappellent enfin que pour la plupart des ruraux et périurbains, la réussite c'est être propriétaire de sa maison individuelle, un marqueur très important, et que la voiture reste centrale et indispensable pour absolument tout.

Ces deux aspects sont très largement décriés chez les classes supérieures du monde urbain moderne, et l'opposition constatée entre les ruraux/périurbains n'est guère surprenante.

A mon avis, cette critique brutale des modes de vie est trop facile.

Elle vient en effet de la part de gens dont le pouvoir d'achat est plus élevé et les loisirs bien plus nombreux et onéreux (songeons aux trajets en avion), et aussi qui ont un fort capital social et donc des opportunités bien supérieurs, encore plus aujourd'hui où la question du patrimoine hérité redevient centrale, tout comme les relations parentales.
 
Les ruraux qui "montent" aujourd'hui en ville rencontrent en effet plus d'obstacles que les générations précédentes, à commencer par le logement.
 
De ce fait, le choix de rester dans son environnement pour conserver une certaine qualité de vie et de confort, quitte à dépendre de la voiture, peut donc s'entendre si l'on est honnête.
 
Dans ce post, je n'ai fait qu'effleurer ces livres, mais leur lecture passionnante m'a quelque peu réconforté: les ruraux et les périurbains, ces gens à qui je dois une partie de ce que je suis, existent toujours.

Ils se transforment, ils s'adaptent mais veulent continuer à appartenir à ce pays et à ce monde. Comme tout autre groupe, ils doivent être écoutés, respectés et pris en compte.

Précédents :
- Livres (36): La haine orpheline
- État de la France (7): L'étrange défaite

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