dimanche 12 mai 2024

I.R.L.

Les réseaux sociaux sont un phénomène de notre époque vraiment impressionnant.

Les jeunes -et les moins jeunes- générations les ont complètement intégrés, utilisant cette nouvelle façon de communiquer et de se mettre en scène (parfois jusqu'à la caricature) et rivalisant dans le nombre d'amis.

Pour leurs nombreux adeptes, le double online est tout aussi important que ce qu'ils sont I.R.L., comme on dit pour désigner le temps passé dans la vraie vie. Il faut le nourrir, via des photos, des commentaires, de la géolocalisation, des chats, des selfies.

Cette dernière mode pousse parfois les gens à des comportements extrêmes, dangereux ou transgressifs.

Les réseaux peuvent même virer à l'addiction, comme cet adolescent esclave de sa propre image ou les victimes au nombre croissant de cette étrange "maladie" appelée FOMO, qui désigne l'angoisse de rater quelque chose en étant déconnecté.

En même temps, il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux sont tout d'abord ce qu'on en fait, c'est-à-dire que l'on y passe le temps qu'on veut et qu'on y met ce qu'on souhaite y mettre.

Dans la plupart des cas, cela reste un canal de communication parmi d'autres, plus englobant et pratique car multiple.

Je n'en étais pas très fan (je me rends compte que je suis souvent rétif à la nouveauté), mais j'ai suivi le mouvement et créé des comptes sur quelques-uns d’entre eux.

A ma grande surprise, j'ai fini par être contacté, sur l'archaïque portail Copains d'avant, par un camarade de lycée dont je n'avais pas eu de nouvelles depuis pas loin de vingt ans.

Il m'a ensuite convié sur Facebook où j'ai retrouvé parmi ses "amis" quantité d'anciennes connaissances, toutes perdues de vue avec le temps et les mouvements de la vie.

J'ai été épaté et réjoui de ces retrouvailles virtuelles, bien qu'elles aient finalement, et fort logiquement, rapidement tourné à vide.

En fait, je me suis rendu compte que je me situe en quelque sorte à la frontière générationnelle.

Une partie de mes pairs a plongé dans cette tendance, d'autres non, qui pour le coup, n'ayant pas de vie en ligne, donnent l'étrange impression de ne pas exister du tout.

Ils ont sans doute choisi de rester I.R.L. tout le temps, ce qu'on peut considérer comme courageux ou rétrograde selon son état d'esprit.

Le monde virtuel paraît offrir un formidable panel de contacts et de possibilités, comble des vides et donne une impression de vie sociale bien remplie. On peut accumuler les discussions, les groupes, les flirts même, etc.

Toutefois, cela reste comme le nom l'indique quelque chose de virtuel.

Les gens que l'on croise dans le métavers ne sont que des morceaux de gens, dans le sens où l'on interagit avec seulement une partie d'entre eux, incomplete et marketée.

C'est vrai pour le côté physique, chacun sachant que Photoshop est roi, mais c'est aussi vrai pour le reste.

Les relations online sont en quelque sorte filtrées et maquillées pour que chacun soit à son avantage. 

A contrario, une relation I.R.L. est complète.

La personne qui est physiquement là l'est avec toutes ses caractéristiques, ses défauts et sa complexité, il faut faire avec cette entièreté, en tenir compte.

Quand elle est là, il faut aussi s'astreindre aux règles sociales en vigueur, à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, garder une forme de politesse.

Derrière son écran, ce n'est plus le cas. On ne se sent aucune autre obligation que son bon plaisir, et la généralisation du ghosting, cette façon de disparaitre et d'annuler complètement une relation sans explication, ne me semble pas sans lien avec ce nouveau monde.

Un ami a été dévasté par une rupture brutale faite par un partenaire, qui a tout simplement disparu de sa vie un beau jour.

Un de mes collègues a également quitté notre entreprise sans donner signe de vie, ce qui a mis ses collègues dans la panade.

J'ai enfin eu la surprise de subir plusieurs lapins successifs pour des rendez-vous pris sur le bon coin (alors qu'en plus je voulais donner des choses gratuitement).

Et ne parlons pas des docteurs qui cumulent les rendez-vous non honorés.

Bref, avec ces interactions en ligne on a l'impression d'une irresponsabilité généralisée, que l'on est en face de gros bébés soumis à leurs seuls désirs.

Un autre piège des réseaux sociaux, c'est qu'avec leur profilage, ils suppriment en quelque sorte tout hasard, prise de risque et possibilité d'inattendu.

En effet, en ciblant certains types de relations, que ce soit pour le sexe, l'amour, le travail ou que sais-je, on fait disparaitre toute opportunité d'interagir avec des personnes d'horizons autres que le sien.

Les rencontres improbables, les gens que l'on n'aurait pas dû croiser mais avec qui l'accroche a eu lieu contre toute attente, les coups de foudre entre personnes disparates, tout cela ne peut plus se produire, car les algorithmes éliminent cette possibilité.

C'est sans doute rassurant, mais on perd indéniablement de ces occasions qui font aussi partie du sel de l'existence.

Les critères sont implacables: le partenaire sur lequel on serait tombé par hasard en soirée est assassiné par un swipe avant même la rencontre, la petite rue magique qu'on aurait visitée par erreur restera inconnue grâce au GPS, etc.

Un dernier aspect un peu vicieux m'a été révélé dans un article américain (que j'ai perdu) où une femme racontait les difficultés qu'elle avait rencontrées après son installation dans une autre ville, je crois que c'était Seattle.

Depuis toujours, l'acclimatation dans un nouvel endroit n'est pas une chose simple, et il faut un certain temps pour se refaire un réseau, rencontrer des nouvelles personnes, faire son trou.

Mais dans son cas, elle racontait s'être rendue compte que les réseaux sociaux, qui lui permettaient de garder un contact fréquent avec ses anciens amis, l'empêchaient en même temps de faire l'effort nécessaire pour s'en faire de nouveaux.

Je me suis aperçu que c'était également vrai à mon niveau.

Le contact online facile et permanent avec des gens que je connais par cœur est plus simple que de chercher de nouvelles personnes. Je dialogue donc en ligne avec eux depuis tous les endroits où je suis...et où du coup je ne suis pas complètement.

Et depuis combien de temps n'ai-je plus parlé dans une file d'attente, quand chacun est réfugié sur son smartphone? 

Finalement, le challenge aujourd'hui n'est ni plus ni moins que de vivre ici et maintenant, I.R.L, comme l'ont fait nos ancêtres, et de remettre ces réseaux sociaux à leur place, celle que pouvait avoir le téléphone ou le courrier précédemment.

Pas gagné.

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