mardi 2 avril 2019

Sénilité

La grand-mère qui me reste, et que j'ai très bien connue, approche de la centaine.

Femme active, au fort tempérament, elle a toujours mené sa vie selon ses convictions et ses choix, à une époque où c'était fort rare. Elle a parcouru le monde et vécu une existence à bien des égards digne d'un roman.

La dernière fois que je l'ai vue, elle m'a gratifié d'un "Bonjour Monsieur" égaré. Alors qu'elle me connait depuis ma naissance, elle ne savait plus qui j'étais.

La pauvre a en effet lentement perdu la tête, atteignant ce stade de la vie qu'on appelle la sénilité.

La vieillesse est un naufrage, aurait dit Chateaubriand. N'en déplaise aux gens qui affirment que la jeunesse est un état d’esprit, la vieillesse est une réalité bien physique et concrète.

Avec le temps, le corps vous lâche de plus en plus, selon des rythmes et des modalités différentes, mais il vous lâche.

Il le fait parfois de façon humiliante, comme lorsqu'on retrouve les couches abandonnées depuis l’enfance.

Il le fait plus souvent de façon insidieuse: des organes qui répondent moins bien, des yeux qui ne font plus rien sans lunettes, des séances aux toilettes qui s’allongent et se multiplient, des douleurs accompagnant les gestes auxquels on ne pensait même pas avant.

Tout le monde ne devient pas sénile.

Certains vivent bon pied bon œil jusqu'à la fin, d'autres voient leur corps se décrépir tout en gardant leur lucidité, mais tous sont marqués par l'âge.

Personnellement cette espèce de déchéance me fait beaucoup plus peur que la mort en elle-même.

Depuis quelques années, ma grand-mère vit la sienne dans une maison de retraite médicalisée.

Entrer dans ce lieu est une épreuve.

On y est accueillis par un groupe de vieilles personnes immobiles dans des fauteuils et vissées devant une télévision qui braille en permanence.

Leurs corps ont des poses qui expriment l’abandon, l’abrutissement (médicamenteux ou autre), leurs yeux sont vides.

La plupart donnent l'impression de pantins grotesques oubliés là un jour et jamais récupérés.

Quelques-uns radotent dans leur coin, d'autres encore se jettent avec agressivité sur le premier venu.

Cela m'est arrivé une fois où je m'étais arrêté à la table de ma grand-mère.

A peine assis, j’ai dû subir un concert de récriminations et de demandes de la part de vieilles, qui semblaient toutes m’en vouloir de je ne sais trop quoi, s'agitaient et/ou me demandaient quelque chose.

C’était très déstabilisant.

Beaucoup de gens critiquent les maisons de retraite, parfois à juste titre malheureusement (par exemple quand on voit la rapacité de certains établissements).

Certains refusent catégoriquement d'envisager d'y envoyer leurs proches et dénigrent même ceux qui le font.

Mais que faire? Le filet familial qui jadis accompagnait les vieux vers la fin est devenu impossible dans bien des cas.

Beaucoup de gens n'ont pas d'enfants.

S'ils en ont, ils en ont moins, donc la charge est plus lourde car moins partagée.

Les enfants d'aujourd'hui sont aussi souvent éparpillés sur le territoire, quand ce n'est pas dans le monde.

Avec l'espérance de vie qui augmente, ils sont eux-mêmes souvent vieux (l'aînée de ma grand-mère a déjà passé les 70 ans) et donc moins aptes à s'en occuper.

Beaucoup sont ainsi obligés de se résoudre à ce placement de leurs parents en maison de retraite, tout en ayant conscience que ce lieu est souvent l'antichambre du cimetière.

Car ça l'est toujours plus ou moins, et ce d'autant plus que la transplantation à cet âge est un traumatisme et que l'environnement y pue fatalement la mort.

On sait qu'un des moyens de maintenir les personnes âgées en vie et en forme est de se sentir utile et connecté au monde.

Garder les petits-enfants, faire à manger, recueillir les confidences, entendre les petits tracas, tout cela stimule et maintient.

Et en maison de retraite tout cela est globalement fini, puisqu'on est entouré de vieux qui regardent fatalement plus derrière que devant, que tout y rappelle la maladie et qu'on n'en sort que pour sa demeure éternelle.

Le Papy Boom, ce renversement de la pyramide des âges qui touche tous les pays développés, quand les cohortes les plus nombreuses sont les plus âgées, est bien l'un des défis de notre époque.

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