vendredi 19 avril 2019

Cinéma(20): White material ou l'impossible Euro Africain

Ce soir (enfin, le soir où j’ai commencé ce post…) j'ai vu White Material, de Claire Denis.

Ce film raconte l’histoire d’une famille d’origine européenne installée depuis longtemps dans un pays africain non déterminé, où elle cultive du café sur une grande plantation.

L’action se déroule au moment où le pays sombre dans la guerre civile, remettant tout en question et faisant prendre conscience à ces propriétaires que leur présence était finalement juste tolérée, même si deux générations sont nées là.

Comme lorsqu'il y a longtemps j'ai vu son autre œuvre Chocolat, j'ai été fasciné par ces portraits de blancs d'Afrique, ces blancs qui se vivent comme appartenant à cet endroit où ils ont grandi et/ou construit quelque chose, leur sentiment d'appartenance étant indépendant du fait que cette construction ait eu lieu dans le cadre de l'injustice statutaire de la colonisation ou dans les rapports biaisés et inégaux entre pays qui l'ont suivie.

Il est également indépendant du fait que ces blancs se sent(ai)ent profondément autres par rapport aux indigènes.

Au delà des individus, de véritables peuples sont nés de la transplantation d'Européens sur le continent. Certains ont tragiquement disparu, comme les Pieds-Noirs d'Algérie ou les Portugais du Mozambique et de l'Angola. D'autres (un autre?) sont encore présents, comme les Afrikaners.

A propos de ces derniers m’est revenue la réflexion d'un des leurs, le photographe sud-africain Pieter Hugo dont j’ai découvert l’œuvre magnifique dans une expo.

Il disait que pour la majorité des habitants de son continent de naissance, y compris pour ses compatriotes noirs, il n'était pas Africain et ne le serait jamais, et cela même si des siècles ont passé depuis que ses ancêtres ont quitté l'Europe et que sa langue maternelle, l'afrikaans, n'existe qu'en Afrique.

Tous ces blancs sont-ils/étaient-ils réellement illégitimes? Au bout de combien de temps peut-on considérer qu’ils ne le sont plus? Quel prix doivent-ils payer pour ça?

Léonora Miano, auteure camerounaise pourtant très lucide sur le poids de l’histoire et ses séquelles, met quelques fois en scène dans ses livres des blancs d'Afrique sympathiques, intégrés et qui ne se sentent pas chez eux en Europe, des Africains blancs en somme.

A contrario, les auteurs métis Sarah Bouyain dans Métisse façon ou Gael Faye dans Petit pays relaient une autre image, celle de peuples africains considérant globalement les blancs comme illégitimes et irréductiblement étrangers à leurs sociétés.

Bien évidemment le très lourd passé des relations entre Europe et Afrique (traite atlantique, colonisation, ingérence...) et peut-être encore plus le gigantesque delta économique actuel entre les deux continents fausse tout. Mais quand les Africains nous auront rejoints en terme de niveau de vie, qu'en sera-t-il ?

Ce film m’a aussi fait me poser une question troublante : les rapports entre culture d'origine et culture du territoire où l'on vit sont-ils si différents pour ces Européens d'Afrique et pour les Africains d'Europe?

Les rapports de domination sont évidemment structurants et constituent une grande différence, mais l’idée n’est peut-être pas si choquante.

Les Afro-Européens critiquent bien souvent leur pays d'accueil mais l'aiment sans doute aussi. Dans leurs yeux ce pays est en tout cas un autre que celui que voient mes yeux d'autochtone.

Leur ambivalence n'est finalement pas si différente de celle de ces blancs d’Afrique souvent prompts à critiquer leur pays d'accueil par rapport à l’Europe, pays dont ils ont une image forcément distincte de celle de leurs compatriotes noirs mais pays auquel ils sont attachés.

Au final, les communautés « importées » n'ont-elles pas elles aussi le droit d'inventer leur façon de vivre dans le pays où elles arrivent, même si ça transforme lesdits pays?

Les Français qui exigent des immigrés qu'ils ne soient qu'une version d'eux-mêmes un peu plus colorée (pour caricaturer, qu'ils mangent du porc et boivent du vin, frissonnent à la Marseillaise, s’habillent et vivent « comme nous ») trouveraient-ils légitimes que les Africains exigent que les blancs d’Afrique s'habillent en boubous, fréquentent les mosquées ou suivent scrupuleusement les rites animistes et tabous locaux ?

Faire un « reset » d'une personne est d'ailleurs impossible, les bribes d'Afrique que les Afro-Américains déportés ont conservé envers et contre tout en est une tragique illustration. Je crois qu'en plus ce n'est pas forcément souhaitable.

Loin des formatages, il faut trouver de nouveaux équilibres, difficiles à atteindre, surtout quand mœurs et valeurs sont opposées et que les flux sont importants et rapides, entraînant d'inévitables frictions, rejets et retours arrière.

Leonora Miano -toujours elle- dit que de toute façon la mutation a lieu, et que comme l'Afrique a survécu à la colonisation, l'Europe survivra à l'immigration (elle répondait ça durement et un peu ironiquement à Elisabeth Lévy lors d’un débat).

Elle ajoute que le métissage est à l’œuvre depuis plus longtemps qu’on ne l’imagine, en donnant l’exemple du petit déjeuner français, où l’on boit café, thé ou chocolat, trois denrées qui ne poussent pas sur le territoire métropolitain mais paraissent tout aussi naturelles à M. Dupont que la baguette ou les croissants.

Au final, le désormais célèbre Grand Remplacement sera sans doute plutôt une grande fragmentation, avec tout ce que ça sous-entend, avec peut-être un grand métissage, mais à très long terme.

Mais ce ne sont pas seulement ces considérations qui me touchent dans les films de Claire Denis, cette blanche d'Afrique rejetée par les habitants de ce continent et mal à l'aise en Europe.

C'est en fait quelque chose de plus personnel: ma mère.

Celle-ci a passé toute son enfance au Bénin, entourée d'Africains et élevés par des boys auxquels la laissaient bien souvent des parents trop occupés à évangéliser, soigner et éduquer, ou à chercher des financements pour les dispensaires et autres écoles.

Claire Denis est née à peu près en même temps qu'elle, et elle a grandi dans plusieurs colonies françaises d'Afrique, suivant des parents fonctionnaires coloniaux éclairés (les indépendances leur semblaient normales et bien venues) qui la mettaient dans des écoles mixtes.

Il y a toutefois une différence majeure entre ces deux femmes: cette période obsède la réalisatrice, irrigue ses films et ses thématiques, alors que ma mère n'en parle jamais.

C'est comme si elle avait rejeté ça très loin, tourné la page, oublié, ou comme si elle n'en avait rien à faire, que ça ne comptait pas. Les rares fois où j'ai essayé d'en parler, il n'est à peu près rien sorti.

C'est tout le contraire de sa propre mère, qui est partie à 20 ans sur le continent africain et considère n'avoir jamais été aussi heureuse que pendant le temps qu'elle a passé là-bas.

Je retrouve donc l'ombre de cette expérience familiale dans les films de Claire Denis, qui me touchent d'autant plus.

Je conclurai en disant que tout le monde a des origines, un héritage et un passé. Personne ne devrait avoir le droit de vous en priver ou de les nier, qu'on soit blanc d'Afrique, noir d'Europe ou quelque autre profil que ce soit.

Mais a contrario, on doit pouvoir en faire ce qu'on veut, s'en réclamer, s'en libérer ou n'en choisir qu'une part sans contrainte ni pression extérieure. Ce choix est et doit rester personnel à chacun.

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