Mes premiers souvenirs de l'Iran sont assez anciens.
Je me souviens d'un cousin plus grand que moi (genre 7 ou 8 ans) qui faisait des blagues débiles de son âge sur le mot ayatollah, du genre "l'ayatollah a dit prosternez-vous !, l'ayatollah a dit pissez un coup !".
Rétrospectivement je suppose que ça devait être autour de la révolution de 1979, quand ce mot jusque-là réservé aux spécialistes s'est mis à envahir l'actualité, et je ne l'ai sans doute retenu que pour sa singulière sonorité et parce que je ne comprenais pas.
Un peu plus tard j'ai eu une frayeur en regardant le JT et croyant comprendre que ce pays allait nous envahir.
Ce devait être pendant la longue guerre qui l'opposa à l'Irak, dont nous étions alliés, ce qui amena Téhéran à financer des attentats dans l'Hexagone, appelée "Petit Satan" par le nouveau régime.
L'image qui se façonna pour moi dans un premier temps fut donc celle d'un pays violent et hostile à la France, peuplé de fanatiques islamistes, ce fanatisme étant à l'époque lointain et exotique et non notre quotidien national.
Je ne sais plus à quelle période j'ai recroisé l'Iran, sans doute en étudiant l'histoire de l'empire ottoman ou celle des mongols, puis en rencontrant des gens issus de ce pays, mais j'ai alors découvert à quel point j'étais loin du compte.
En effet, l'Iran est un pays à la culture extrêmement riche et ancienne. Il fut le siège de nombreux empires, ennemis de Rome et des Ottomans dont ils arrêtèrent la progression.
Y naquit et prospéra une puissante religion monothéiste, le zoroastrisme, aujourd'hui moribonde mais suffisamment importante pour être citée dans la Bible (on dit que les rois mages en étaient des adeptes) et pour avoir donné au monde une diaspora très dynamique.
La communauté indienne des Parsis, dont la réussite politique et économique a été exemplaire, en est issue, et l'un de ses plus illustres membres fut le britannique Freddy Mercury.
Très persécuté et devenu minoritaire après la conquête arabe, le zoroastrime bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance officielle en Iran, au même titre que les "religions du livre", à savoir le christianisme et le judaïsme.
Malgré l'application très stricte de la dhimma, cette discrimination organisée, ces deux communautés sont en effet encore présentes en Iran, ce qui fait du pays une singularité dans un monde musulman qui a globalement chassé ses juifs et massacre régulièrement ses chrétiens.
J'ai rencontré des Arméniens d'Iran, communauté chrétienne jadis florissante dont la moitié est restée sur place à l'arrivée de Khomeini, qui me confirmèrent que le régime les a globalement tolérés.
Ce n'est pas le cas d'une autre religion, le bahaïsme, syncrétisme post musulman né en Iran mais qui lui est férocement réprimée (j'en ai également rencontré quelques adeptes).
Dominé par les Britanniques, envahi partiellement par les Soviétiques, l'Iran mit en place un régime monarchique fort et modernisateur, celui des Shahs, qui transforma le pays en un allié de poids de l'Occident dans cette région tumultueuse.
Les liens avec Israël y furent longtemps cordiaux, ceux avec la France également, beaucoup d'artistes ou d'aventuriers y passant un moment et la bourgeoisie du coin étant souvent francophone.
Ces monarques tentèrent de transformer autoritairement la société, un peu selon la dynamique lancée par Ataturk dans la Turquie voisine et concurrente.
Sur certains aspects, ils allèrent même parfois plus loin que les kémalistes: par exemple le voile fut un temps tout simplement interdit, arraché aux contrevenantes par la police.
Puis vint la date charnière de 1979.
Une vague de mécontentement puissante poussa dans la rue des gens qui réclamaient la chute du Shah, la fin de sa politique et des exactions de sa sinistre police, la SAVAK.
La répression fut violente mais vaine: le régime était dépassé et finit par chuter.
L'opposition qui prit alors le pouvoir se composait d'un conglomérat de démocrates, de révolutionnaires communistes et d'islamistes.
Ces derniers étaient chiites, confession minoritaire dans l'islam mais majoritaire dans ce pays multi culturel et multi ethnique, et c'est sans doute pour ce rôle de ciment culturel que fut choisie parmi ses dignitaires la personnalité en charge de la transition: l'ayatollah Khomeini, alors en exil en France.
Hélas, il s'avéra rapidement que le remède était au moins aussi mauvais que le mal, et comme dans beaucoup de révolutions (Cuba, l'Algérie, l'URSS), ce fut la branche dure qui rafla la mise.
Les hommes de Khomeini évincèrent tous leurs concurrents, y compris les plus organisés, et instaurèrent une dictature d'un nouveau modèle, une république islamique.
Organisée selon le principe musulman de la velayat-e faqih, elle comporte un parlement élu mais contrôlé par un guide suprême et par le clergé chiite, très organisé et hiérarchisé dans cette confession, lequel en a profité pour considérablement s'enrichir via des fondations qui sont devenues de véritables super entreprises.
La république s'appuie aussi sur une milice fanatisée, les bassidjis, qui recrutent dans le petit peuple en leur donnant des avantages en échange d'une loyauté totale qui va jusqu'au martyre.
La mise au pas de la société fut violente et totale, les morts s'accumulèrent, l'Occident fut chassé, mais aussi les communistes, et s'instaura un ordre inédit que l'on n'avait pas connu jusqu'alors.
En 1980 l'Irak de Saddam Hussein, qui craignait la contagion révolutionnaire dans sa population (dont la majorité était chiite mais qui était dirigée par des sunnites), attaqua l'Iran, comptant profiter de son instabilité pour renverser le nouveau régime et annexer quelques zones arabophones.
Il était soutenu par les Etats-Unis, devenu un ennemi mortel de l'Iran après la prise en otage de leur ambassade à Téhéran, et par la France, gros fournisseur d'armes et de technologies pour Bagdad.
Toutefois, la guerre s'enlisa vite, l'Iran résistant par tous les moyens et notamment une glorification du martyre qui alla jusqu'au spectaculaire sacrifice d'enfants, "volontaires" pour sauter sur les champs de mine.
Du côté de la politique étrangère, Téhéran sut aussi renverser la vapeur, notamment par une campagne d'attentats ciblés en France (les terroristes étaient recrutés dans notre diaspora musulmane, bien que celle-ci soit sunnite) ce qui nous amena à revoir notre soutien à l'Irak.
Ils nous frappèrent aussi dans nos zones d'influence, comme au Liban, où leurs actions entrainèrent un revers sans appel pour la France et amenèrent à la décision de la fin du contingent.
Le pays du cèdre, alors en pleine guerre civile, fit rapidement partie du réseau que sut mettre en place Téhéran pour se constituer un glacis protecteur contre Washington (baptisé le grand Satan) et ses alliés arabes, ennemis car sunnites.
Au Liban les mollahs s'appuyèrent sur le puissant Hezbollah, état -chiite- dans l'état, et ailleurs sur les courants hétérodoxes de l'islam généralement persécutés, des Houtis du Yémen aux alaouites syriens de la famille Assad.
Ainsi, la réaction de ses ennemis ne réussit pas à balayer la dictature iranienne, qui s'enracina profondément.
Elle survécut à la mort de Khomeini, s'accommoda d'être au rang des ennemis jurés de Washington et, forte de sa démographie et de son pétrole, elle réussit à asseoir sa position.
Pour se gagner la rue arabe, le régime se mua par ailleurs en ennemi le plus intransigeant d'Israël, les grandes déclarations de haine anti sioniste étant un des attributs de leurs dirigeants, notamment du temps de Mahmoud Ahmadinejad.
J'ai pu voir auprès de collègues venus du Maghreb que la république islamique d'Iran y conservait un prestige certain (je me souviens d'un échange un peu surréaliste entre mon collègue arménien d'Iran et un Marocain qui avait du mal à croire l'expérience du premier).
Lorsque suite à l'épisode 2 de la guerre des Bush la dictature de Saddam Hussein s'écroula, l'Iran connut même un regain de pouvoir et de visibilité.
En effet, Téhéran profita du choix américain de promouvoir la majorité chiite de l'Irak pour y avancer ses pions, créant ce qu'on appela alors "un arc chiite" dans la région.
Cette parenthèse se ferma toutefois avec l'avènement de Daesh et de ses violences anti-chiites (anti tout ce qui n'était pas eux en fait), puis avec la récente série de revers très sérieux chez leurs alliés.
Il y eut tout d'abord la chute inattendue du régime syrien, abandonné par son mentor russe bloqué en Ukraine, et la prise de pouvoir par un islamiste passé par deux des plus virulentes organisations sunnites: Al Qaeda et Daesh.
Il y eut ensuite la décapitation du Hezbollah par Israël, dans l'une de ces spectaculaires opérations dont ce pays a le secret.
Il y eut enfin la guerre de représailles de l'état hébreu suite au pogrome du Hamas, dont le gouvernement le plus à droite de l'histoire du pays profita pour bombarder l'Iran sur son propre territoire, appuyé par des US ayant précédemment tué un de leurs généraux emblématiques.
Aujourd'hui l'Iran est certes dans un creux, mais la république islamique est toujours là, presque cinquante ans après la révolution qui renversa le Shah.
Elle continue à se projeter à l'extérieur et à poursuivre son programme nucléaire, dont les épisodes sont autant de rebondissements et de chassé-croisé avec l'Occident.
De réelles tensions avec ses communautés parfois tentées par l'autre côté de la frontière (il y a notamment en Iran un petit cinquième des Kurdes, une minorité arabe et plus d'Azéris qu'en Azerbaïdjan), n'ont pas non plus entrainé l'implosion du pays.
Une opposition vigoureuse à l'étranger n'a pas eu plus de succès, qu'il s'agisse des nostalgiques du Shah, plutôt en perte de vitesse, ou du groupe islamo-marxisant les moudjahidines du peuple.
Ce groupuscule, dont l'idéologie est un mélange de nationalisme, d'islam et de marxisme, existait déjà du temps du Shah, qu'il combattait.
Ils ont leur siège a Paris, achètent des soutiens où ils le peuvent, ont un fonctionnement quasi sectaire (culte de la personnalité des dirigeants, divorces forcés et séparation d'avec les enfants) et ont commis quantité d'attentats, assassinant notamment un chef de la police.
Très puissants à une certaine époque, ils ont perdu à peu près tout soutien populaire lorsqu'ils se réfugièrent chez Saddam Hussein pour l'aider à combattre l'Iran.
Ainsi, la république islamique d'Iran s'est consolidée, une culture commune s'y est installée, basée sur la religion, mais aussi sur un nationalisme très ancien, et sans doute confortée par le fait d'être un état paria à l'international et entouré de pays religieusement hostiles à l'échelon local.
En cinquante ans l'Iran a profondément changé.
La population a doublé depuis la révolution, elle frôle désormais les 90.000.000 mais sa fécondité a énormément chuté, atteignant des niveaux occidentaux (moins de 2 enfants par femme).
L'alphabétisation a aussi profondément progressé, il y a désormais plus d'étudiantes que d'étudiants, et le pays s'est massivement urbanisé, plus des trois quarts des Iraniens vivent en ville et l'agglomération de Téhéran est plus peuplée que celle de Paris.
Malgré les souhaits des dirigeants, certaines coutumes n'ont pas pu être touchées, comme le nouvel an zoroastrien, interdit au début par les mollahs mais ré autorisé peu après.
L'Iran est semble-t-il devenu le recordman du monde des rhinoplasties, il est ravagé par la consommation d'opiacées (sans doute la proximité de l'Afghanistan joue-t-elle), et on y fabrique clandestinement de l'alcool dans les appartements, ce qui occasionne parfois des explosions.
L'hypocrisie sexuelle y est aussi forte, certains jeunes ironisant sur le fait que Téhéran est capitale mondiale du sexe anal du fait de l'obsession de la virginité au mariage.
La question migratoire commence à se poser, notamment avec l'arrivée de réfugiés afghans, souvent de la minorité hazara.
Bref, on a le sentiment d'un peuple moderne, jeune et désenchanté, vivant dans un régime idéologique discrédité, corrompu mais craint, un peu comme une sorte de version islamique des dictatures d'Europe de l'Est d'avant la fin du bloc communiste.
Ce pays passionnant a en tout cas une production culturelle très riche, qu'elle soit le fait de ses habitants ou de sa diaspora, et c'est de ce que j'ai pu lire ou voir et de ce qu'elle m'a appris que je parlerai dans le deuxième volet de cet article.
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