Le film dont je vais parler aujourd’hui est roumain. Il s’agit de R.M.N. de Cristian Mungiu, et je trouve qu’il illustre très bien la face sombre de la mondialisation telle que nous la vivons aujourd’hui.
L’action se passe dans un village de Transylvanie, cette région multi ethnique qui a beaucoup changé de mains avant de devenir roumaine, une première fois en 1917, puis définitivement en 1945 (la moitié de la province était redevenue hongroise pendant la seconde guerre mondiale).
Dans ce village, on trouve donc des Roumains, bien sûr, mais également une communauté hongroise assez importante, et quelques résidus de la communauté saxonne, ces descendants de colons allemands dont la majorité a quitté la région pour l’Allemagne après la chute du communisme.
Un des personnages principaux, Mathias, est issu de cette communauté par son père.
L’histoire commence d'ailleurs en Allemagne, où on le voit casser le nez d’un collègue d'usine allemand après que celui-ci l'ait traité de gitan, comme ça se produit si souvent sous nos cieux où les deux sont hypocritement assimilés (désigner l'un pour l'autre chez nous permet d'être subtilement raciste sans l'être).
Suite à cette altercation il s’enfuit précipitamment et débarque dans son village, où vit sa femme, avec qui il n’a guère d’atomes crochus (son retour l'agace), un fils qui ne parle plus depuis une rencontre dans la forêt qui semble l’avoir traumatisé, et une ex-maitresse qui l’attire encore et avec qui il va reprendre sa relation.
Cette dernière, Csilla, est l’autre personnage principal du film. Dynamique et libre (carrière, sexualité, autonomie, etc) , elle a un poste important dans une usine de pain et brioches.
On apprend que son employeur, qui est également le plus important du coin, a des soucis assez classiques de recrutement de main d’œuvre.
Il cherche des ouvriers, mais ne veut les payer qu’au salaire minimum, ce qui fait que les autochtones ne se bousculent guère.
Comme Mathias, ceux-ci préfèrent généralement aller travailler à l’étranger, où eux-mêmes sont mal payés mais suffisamment, grâce au différentiel de niveau de vie, pour faire vivre la famille au pays.
L’entreprise a d’autant plus besoin de bras qu’elle doit atteindre un certain nombre d'employés pour avoir droit à une subvention européenne. Elle va donc faire comme font toutes les entreprises et recruter à l’étranger.
Après quelques discussions avec un placeur spécialisé dans le domaine (et qui précise bien ne pas faire dans l’Africain), la venue de trois Sri Lankais est décidée.
Ceux-ci, comme la plupart des immigrés économiques, sont sérieux, travailleurs et désireux que tout se passe au mieux.
Ils n’ont pas non plus de prétentions religieuses ou culturelles, s’accommodent très bien de leur logement et semblent très arrangeants et contents de leur sort.
Ce n’est pas le cas des autres habitants du village, dont les communautés, d’habitude hostiles entre elles, se regroupent pour exiger le départ des nouveaux venus.
Un prêtre est envoyé en délégation à l'usine, qui refuse de renoncer à ses embauches, puis la situation s’envenime vite, allant jusqu’au boycott du pain et à l’attaque du logement des ouvriers.
Devant la situation les employeurs et le maire du village décident d’organiser un débat pour voir quoi faire.
Cette scène est pour moi le moment culminant du film, les discours des gens constituant un parfait résumé de ce qu’est la mondialisation d'aujourd'hui.
On entend bien sûr des délires racistes dignes d’un autre siècle, notamment sur les maladies spécifiques apportées par les migrants ou le manque d’hygiène qu'on attribue à ces gens vus comme primitifs, polygames et musulmans.
Mais on entend surtout différents points de vue qui ne sont pas si caricaturaux.
On voit les employeurs qui défendent leurs recrues, mais essentiellement parce que leur intérêt est que celles-ci ne coûtent pas cher et leur permettent d’accéder à la subvention.
Un ex-ouvrier souligne d'ailleurs ce point en rappelant qu’ils ont délibérément choisi le salaire minimal et n’ont jamais payé ses heures sup.
Ce à quoi la patronne réplique qu’ils sont le seul employeur de la région et qu’il vaut mieux cela que rien.
Elle est soutenue par un autre employé de l'usine, mais on comprend que celui-ci le fait pour son poste, et aussi pour s'opposer à un contradicteur hongrois, car lui-même est un nationaliste roumain.
On voit un prêtre, qui a refusé l’accueil des Sri Lankais dans son église, y compris celui qui est chrétien, se laver lâchement les mains, révélant ce qu’est la religion pour la plupart des gens : un marqueur identitaire, la bonne conscience à peu de frais et un groupe meilleur que les autres.
A Csilla qui lui fait remarquer qu’on est loin du message chrétien, il réplique en clôturant le débat qu'il n'a pas de leçons à recevoir de quelqu’un qui ne va jamais à l’église.
On voit ensuite le maire appeler à la concorde, demandant à ses administrés de songer à l’image de la région, essentielle pour que les investisseurs et les fonds européens s’y intéressent et permettent le développement du tourisme générateur d’emploi.
Il y a également un Français qui tente d’intervenir en faveur des Sri Lankais.
C’est un jeune homme naïf et plein de bonnes intentions, venu compter la population d’ours pour le compte d’une ONG.
La mention de sa mission lui vaut immédiatement des moqueries.
Les gens soulignent qu’après avoir tué les leurs, les Occidentaux veulent protéger les ours de Roumanie et faire de ce pays leur zoo plutôt que de le laisser construire les autoroutes et les usines qui aideraient leur développement, soulignant qu’on les prend ainsi pour des sauvages.
Puis lorsque le Français parle des gitans roumains de Paris, c’est l’explosion : les gens lui disent clairement que ce ne sont pas des Roumains, et lui rappellent que la France devrait commencer par intégrer ses Noirs et ses Arabes avant de donner des leçons.
Ils renchérissent en disant que s’ils laissent un ou deux immigrés s’installer, demain ils seront dix, puis amèneront leurs familles, feront des enfants et qu’en dix ou vingt ans, les Roumains ne seront plus chez eux, se basant sur leurs expériences d’immigrés pauvres dans les villes d’Occident.
J’ai souvent constaté cette fonction de repoussoir qu’a notre pays à l’Est, sans trop savoir quoi dire.
En effet, n’en déplaise aux hypocrites et aux idéologues, les attentats, les émeutes et les tensions raciales et culturelles sont bien une réalité, et leur situation socio-économique fait que les migrants roumains sont plus quotidiennement au contact de ces populations que ces derniers.
De plus, par l'espèce de solidarité qui se tisse souvent entre immigrés pauvres dans un même pays, ils entendent souvent l’opinion qu’ont beaucoup de migrants sur les BBR, qui n’est généralement pas très flatteuse (là encore je parle d’expérience).
En somme l’expérience migratoire, très largement partagée par les villageois du film, ne les amène pas à plus d’empathie envers leurs propres immigrés, mais à la réaction contraire et au pas-de-ça-chez-nous.
Cela va a rebours de la doxa qui dit qu’en mélangeant les gens on les rend moins racistes et plus ouverts, et qui est malheureusement complètement fausse. Ce constat est d'ailleurs universel.
Regardons l’Italie, pourvoyeuse de migrants par millions pendant au moins deux siècles, mais où les partis anti migrants caracolent.
Regardons le Maghreb, dont la population émigre en masse depuis des décennies, mais où l'on trouve un ministre algérien, Ahmed Ouyahia, pour accuser les Subsahariens d’apporter crimes et maladies et où le président tunisien Kaïs Saïed reprend à son compte et pour son pays la théorie du Grand remplacement.
Regardons la Turquie, qui envoie elle aussi des millions de migrants dans toute l’Europe, mais où le sentiment anti-syrien est aussi répandu que violent.
Regardons les pays d’Amérique, dont les habitants, majoritairement descendants de migrants et qui ont marginalisé voire effacé leurs prédécesseurs, sont néanmoins régulièrement enclins au rejet de nouveaux arrivants.
Le président étasunien actuel en est une parfaite illustration.
On pourrait continuer ad libitum et sur tous les continents.
C'est pour ça et aussi parce qu’il expose les faits sans prendre parti et sans manichéisme facile, que R.M.N. est un film universel.
Chacun sur cette planète veut une vie meilleure, quitte à émigrer pour cela.
Et en même temps chacun veut conserver son identité, ses repères et ses valeurs, qu’il considère évidemment comme les meilleures.
Ces deux facettes et désirs sont respectables, même si elles sont souvent incompatibles selon qu'on est celui qui arrive ou celui qui accueille.
Avec la mondialisation économique et technologique qui caractérise notre époque, il n,'y a plus guère de frontières pour les capitaux et les gens qui les détiennent.
Ceux-ci se déplacent sans entraves, allant là où c’est rentable tant que c’est rentable et en repartant tout aussi vite quand ça ne l’est plus.
De ces capitaux dépendent le travail de millions de gens, et la rentabilité est surtout basée sur le coût de la main d’œuvre, sans véritable souci des conditions de vie ou de la façon dont les locaux gouvernent.
Cette liberté de mouvement des capitaux ne s’est pas accompagnée de la suppression de frontières pour les gens, mais ceux-ci essayent bien entendu de suivre le mouvement pour s’en sortir.
Cela entraine un nomadisme économique généralisé, des migrations et des frictions associées.
Le migrant tirant les salaires vers le bas et fait concurrence à l’autochtone, le Roumain en Allemagne comme le Sri Lankais en Roumanie et peut-être un migrant encore plus pauvre au Sri Lanka.
Sans compter que les successives délocalisations qui suivent les investissements entrainent le déclassement dans des délais de plus en plus courts, empêchant un vrai rééquilibrage.
J’ai en tête l’exemple de l'industrie textile, quittant la France pour le Maghreb dans les années 80 puis pour la Chine 20 ans plus tard, laissant dans le nord de la France puis en Afrique du nord des tas de gens sur le carreau.
Et l'on signale aujourd'hui que la Chine se met elle-même à délocaliser au Vietnam ou au Cambodge...
La conséquence c'est que comme les Roumains du village de R.M.N. ces gens n’auront guère d’autre choix que de partir eux aussi, alimentant le cycle sans fin.
Ce film, malgré quelques longueurs et une fin bizarre, vaut donc le coup d’être vu pour ce rappel essentiel.
Et aussi pour espérer que ces problématiques se traduisent un jour par une autre mondialisation, moins financière, plus humaine et redistributrice, qui fasse que chacun puisse vivre décemment et en sécurité chez lui.
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