vendredi 24 janvier 2025

Chanson (21): Comme un damné

J'ai toujours eu un très grand amour pour mon pays et sa langue, et je peux dire que mon éducation et mon inclination naturelle peuvent me pousser vers une sorte de patriotisme culturel.

En même temps j'ai très jeune été passionné de musique, et un grand amateur de rock. Ce style a toujours eu ma préférence : c'était résolument la base de mes goûts.

Malheureusement pour moi ces deux passions semblent ne pas fonctionner ensemble.

Le rock français c'est comme le vin anglais disait John Lennon avec malice, et je dois reconnaitre que ma quête d'une VF aussi excitante que les VO, qui me prit une bonne partie de ma jeunesse, n'a guère été couronnée de succès.

Je me suis longtemps forcé à écouter tout ce qui marchait, avait marché ou marchotait sur la scène hexagonale: de Johnny à Téléphone en passant par Starshooter, Martin Circus, Ronnie Bird, Noir Désir, Ange, Vulcain ou Bérurier Noir, j'ai tout testé.

Au final je me suis bien sûr rendu compte que tout cela était un peu vain.

En fait, comme tous les Français depuis au moins l'après-guerre je suis américanisé à l'insu de mon plein gré, dans une société qui l’est un peu plus chaque jour.

L'Oncle Sam, par son savant mélange de coups de pression, de séduction et d'impérialisme, conditionne les cages à miel de l'Hexagone comme celles du reste du monde, et nous pousse à considérer l'anglais comme la deuxième langue du pays.

Et celle-ci, avant qu'elle ne finisse par devenir la vraie langue officielle de l'UE, celle du monde scientifique et celle du monde du travail, a commencé par être celle du divertissement et notamment de la chanson.

La France a lutté plus longtemps et plus tard que ses voisins contre cette tendance.

Citons les lois de quotas d'artistes francophones, régulièrement remises en cause mais toujours présentes.

Notons que nous sommes aussi parmi les derniers à chanter dans nos langues à l’Eurovision (qu’on pourrait rebaptiser Anglovision).

Et si nous n’avons pas d'équivalent des Allemands de  Scorpions ou des Suédois d'Abba, stars planétaires au prix du renoncement à leur langue maternelle, c'est en bonne voie: nous y passerons comme les autres, et d'ailleurs ça a déjà commencé, côté électro par exemple.

Objectivement, on peut se dire que la langue ne devrait pas être un critère quand on parle de musicalité, mais concrètement elle l’est.

Exemple: malgré mon officielle ouverture d’esprit, je n'écoute guère de chanson en néerlandais ou en serbo-croate, au contraire de l'anglais.

Tout ce préambule pour introduire un groupe que j’ai beaucoup aimé et qui avait réussi à marier un solide rock à base hard/metal avec des paroles gueulées dans la langue de Molière: je voudrais parler de Trust.

Fondé par des franciliens à la fin des années 70, Trust était emmené par son charismatique et ombrageux chanteur Bernie Bonvoision et par son guitariste Norbert Krief.

Le groupe associaient des riffs ravageurs à des paroles revendicatives, provocantes et nihilistes, et leurs titres, violents, faisaient feu de tout bois et rentraient dans le lard de tout ce qui était liberticide.

Ils y dénonçaient pêle-mêle les régimes de l'Est (pas très courant dans la France de l'époque), les juntes latino-américaines, les violences policières ou carcérales (avec même des citations de Mesrine), les sectes ou encore l'islamisme qui se mettait en place en Iran.

Notons pour ce dernier thème qu’on trouvait parmi les membres de Trust des juifs et des musulmans pour qui tout cela n'était absolument pas un sujet. Ça laisse rêveur aujourd'hui...

Parmi tous leurs chansons, c'est le titre Comme un damné que j'évoquerai aujourd'hui.

Morceau très court de leur premier album, intitulé Trust comme le groupe, il raconte en quelques mots l’histoire d’un prolétaire lambda dont la vie n’a pas d’horizon.

Pauvre et handicapé, cet anti-héros navigue entre un boulot d’atelier aliénant pour un salaire de misère, son HLM et le métro, et le week-end il va se battre à coups de barre à mine, indifférent aux conséquences qui ne changeront rien à sa vie de loser.

J’avais trouvé une parenté entre Comme un damné et le magnifique Baston ! de Renaud, mais le morceau de Trust est bien plus violent.

Le riff lourd et répétitif souligne l’âpreté absurde de la vie, et les cris de Bernie sont autant d'explosions de rage vomie à la face du monde, sorte de doigt d'honneur désabusé à un destin écrit d'avance.

J’ai bien grandi depuis ces années lycée où Trust m’avait enchanté les oreilles.

J’ai mis de l’eau dans mon vin et cette révolte facile me semble souvent démago (elle l’est).

Mais écouter ce morceau de bravoure a toujours des effets thérapeutiques pour moi.

Il fait partie de ces chansons clé de ce que je pourrais appeler ma playlist nihiliste et je trouve qu’il continue à sonner juste.

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Hors de la matrice

J'ai déjà parlé du bouleversement qu'a été l'irruption d'Internet dans ma vie, comme dans celle de tous les gens qui ont connu cet événement.

Petit à petit, ce réseau s'est installé au cœur de nos existences, au point qu'aujourd'hui il n'est désormais plus vraiment possible de vivre sans connexion et sans smartphone.

Il n'existe plus d'alternative à l'utilisation d'une application en ligne pour payer son ticket de parking, pour consulter les notes de son enfant, pour suivre les événements de son club ou pour déclarer au fisc l'utilisation faite de son patrimoine immobilier.

Il est désormais indispensable de réserver sa visite à tel ou tel musée ou expo, et cela n'est de plus en plus possible qu'en ligne.

Pour toutes ces raisons on finit par acheter un smartphone et l'abonnement associé.

Une fois que c'est fait, la fonction créant l'organe, on y stocke des pense-bêtes, des numéros, des photos, on utilise Google dès qu'on s'interroge sur quelque chose, futile ou non, on  y écoute sa musique, on y calcule son chemin, etc.

Au final le réseau des réseaux et son terminal sont devenus une extension de notre vie, indispensable, indétrônable et omniprésente.

Ce qui en retour change aussi notre façon de vivre et de penser.

L'avènement de cet accès permanent 24h sur 24 fait par exemple que l'on ne sait plus attendre.

Le stockage illimité fait aussi qu'on n'imagine plus quelque chose sans son replay.

L’obsession du partage fait qu’on photographie ce qu’on est censés vivre pour le mettre à disposition sur les réseaux.

On s'habitue à commander ses voyages et ses cadeaux depuis sa chambre le soir en pyjama ou depuis son bureau, sans plus passer par les magasins ou les agences, qui disparaissent.

La vie en mode asynchrone (message / attente réponse) est tellement devenue la norme qu’on ne sait plus téléphoner ou convenir d’un rendez-vous physique.

De même, on ne s'étonne plus de discuter avec des IA de plus en plus perfectionnées quand on a besoin d'aide.

En parallèle, la sursollicitation permanente fait que l'on est de plus en plus rarement concentré à 100% sur ce que l'on fait.

Je me suis rendu compte avec perplexité que moi-même, quand je lis un livre ou que je regarde un film, je passe désormais une partie de mon temps à zapper sur le téléphone, transférant des punchlines qui m'ont plu, recherchant des infos sur un lieu, un acteur, etc.

Checkant connement mes messages aussi, comme si les lire ne pouvait plus attendre une heure ou deux.

Toutes ces nouveautés ont trait au présent, à la vie actuelle.

Mais avec le temps Internet digère aussi de plus en plus de choses du passé.

Qu'il s'agisse de vidéos, d'articles sur des sujets historiques, de références à de vieux objets ou à des événements passés, tout finit par être référencé, indexé et accessible sur le net, tout rentre tôt ou tard dans la matrice.

Enfin pas tout à fait tout.

Il m'arrive encore de trouver des gens, des livres, des acteurs, des films, des objets, des choses enfin qui laissent Google indifférents ou pour lesquels une recherche n'aboutit à rien.

Néant.

Je viens par exemple de terminer un livre que j'ai beaucoup aimé et qui existe à peine sur Internet.

J’ai en effet constaté que si je peux le racheter sur certains sites, je ne trouve aucun élément sur son auteur, ou auteure puisque je ne connais même pas son prénom (il n'y a que l'initiale "P" sur la couverture).

Pas non plus de date de sortie, et si je n’avais pas mis le nez dans une boîte à livres, je n’aurais jamais découvert cet ouvrage dont je ne sais donc presque rien aujourd’hui.

Il n’y a pas que les œuvres, certaines personnes aussi ne sont pas ou plus sur le web.

Je pense à la fille qui jouait l'ainée dans l'émouvant Cria Cuervos ou, à l'héroïne punk du film culte La brune et moi, ou encore à Bambi Woods, l’actrice principale du classique du X Debby does Dallas: ces trois personnes n’existent que dans l’œuvre qu’elles ont laissée.

Certes, elles ont disparu avant l’ère internet, mais le fait qu’elles l’aient fait semble extraordinaire à l’heure où tout semble référencé.

Qu'il existe des choses qui ne soient pas encore digérées par l’intelligence mondiale aurait en fait tendance à me rassurer.

J'aime quand il m'arrive de tomber sur un bec de ce genre, et quand je ne retrouve pas une personne sur les réseaux, je me dis que peut-être tout simplement elle vit surtout IRL, et cela est très bien.

Çà me réconforte en me rappelant la vastitude du monde et la profondeur de l'histoire, et en soulignant que dans les marges de la matrice peut encore exister un autre monde, du moins pour le moment.

L’autre pensée qui me vient est que je me demande ce qui sortira de cette époque inédite de compilation forcenée.

Qu'adviendra-t-il quand tout sera aussi (surtout?) dans le metavers, si cela arrive réellement un jour?

Serons-nous toujours vivants ?