Lorsque dans ma quête de racines je cherchais à écouter de la musique folk française, je suis tombé sur les hippies et aussi sur les régionalistes, à commencer par ceux de la région française qui a le mieux réussi à faire accepter sa singularité culturelle: la Bretagne.
C'est ainsi qu'avant de me rendre compte que je n'aimais pas plus la musique celtique quand elle venait de France que quand elle était anglo-saxonne, j'ai écouté pas mal de choses, parmi lesquelles Tri Yann, Alan Stivell et le virulent Gilles Servat.
Deux des titres de ce dernier ont toutefois su me toucher.
Il y a tout d'abord son hymne indépendantiste La blanche hermine, curieusement devenu un hit en France et encore plus curieusement repris par l'armée du pays qu'il désigne comme son colonisateur.
Et il y a également Madame la Colline, le morceau qui m'a inspiré le post d'aujourd'hui.
Cette chanson un peu manichéenne et datée (elle est de 1977), raconte une page d'histoire de la Bretagne, mais aussi du reste du pays, celle de la politique de modernisation agricole du pays lancée après la Seconde Guerre Mondiale.
A la libération la France, sortie ruinée de six ans de guerre et cinq d'occupation, resta soumise quelques années encore au rationnement alimentaire mis en place en 1939 (jusqu'en décembre 1949 pour être précis).
Les divers gouvernements qui suivirent eurent alors pour but de restaurer l'indépendance alimentaire du pays, en modernisant son agriculture, et notamment dans ses régions les plus pauvres, dont la Bretagne faisait encore partie.
Plusieurs plans furent lancés, parmi lesquels des subventions au remembrement.
Par ce terme on entend un réaménagement rationnel des terres agricoles.
Pour faire simple l'idée est que là où trois propriétaires possédaient dix petits champs aux formes aléatoires et imbriquées entre eux, on allait organiser et subventionner des échanges de parcelles pour qu'à la fin on n'ait plus que trois champs, un pour chaque propriétaire, en rasant au passage les séparations devenues inutiles, qu'il s'agisse de talus, d'arbres ou de haies.
De cette façon, la surface agricole utile était maximisée et sur ces champs agrandis il devenait possible de produire plus.
On pouvait également en profiter pour investir dans des tracteurs et du matériel agricole plus grands, de façon à travailler de manière plus efficace et productive.
Les gains d'échelle étaient censés permettre aux paysans d'augmenter leurs récoltes et leurs cheptels, donc de vendre plus, donc de s'enrichir, et in fine d'assurer à la France sa sécurité alimentaire et d'en faire une puissance agricole.
Les effets secondaires attendus étaient également intéressants.
Tout d'abord la fin de la misère rurale supprimerait une source de ressentiment récurrent: en intégrant économiquement des gens qui étaient jusque-là plutôt exclus de la communauté nationale, on les attachait au reste de la société.
C'était d'autant plus important lorsque ces communautés avaient une identité forte et parfois conflictuelle avec Paris, comme la Bretagne ou même des colonies (je pense au plan de Constantine, lancé -beaucoup trop tard- pour enfin s'occuper de la misère autochtone de l'Algérie française, et qui est ICI évoqué par un site pied-noir).
L'autre effet secondaire était qu'une campagne modernisée ayant moins besoin de main d’œuvre, cela permettrait de répondre à la demande en ouvriers d'une industrie française alors grosse demandeuse de bras.
Sur le papier, le remembrement était donc bénéfique pour tout le monde, et le mouvement fut lancé avec un grand succès, notamment dans les régions où c'était facile, et dans la plate Bretagne ça l'était justement.
Dans Madame la colline, Servat raconte l'envers du décor.
Il commence par pointer les conséquences écologiques, aujourd'hui bien identifiées, de ce processus.
La fin du bocage a fortement accéléré l'érosion: les précipitations ne rencontrant rien pour les arrêter, elles ravinent les sols et abîment la couche arable.
C'est ainsi qu'avant de me rendre compte que je n'aimais pas plus la musique celtique quand elle venait de France que quand elle était anglo-saxonne, j'ai écouté pas mal de choses, parmi lesquelles Tri Yann, Alan Stivell et le virulent Gilles Servat.
Deux des titres de ce dernier ont toutefois su me toucher.
Il y a tout d'abord son hymne indépendantiste La blanche hermine, curieusement devenu un hit en France et encore plus curieusement repris par l'armée du pays qu'il désigne comme son colonisateur.
Et il y a également Madame la Colline, le morceau qui m'a inspiré le post d'aujourd'hui.
Cette chanson un peu manichéenne et datée (elle est de 1977), raconte une page d'histoire de la Bretagne, mais aussi du reste du pays, celle de la politique de modernisation agricole du pays lancée après la Seconde Guerre Mondiale.
A la libération la France, sortie ruinée de six ans de guerre et cinq d'occupation, resta soumise quelques années encore au rationnement alimentaire mis en place en 1939 (jusqu'en décembre 1949 pour être précis).
Les divers gouvernements qui suivirent eurent alors pour but de restaurer l'indépendance alimentaire du pays, en modernisant son agriculture, et notamment dans ses régions les plus pauvres, dont la Bretagne faisait encore partie.
Plusieurs plans furent lancés, parmi lesquels des subventions au remembrement.
Par ce terme on entend un réaménagement rationnel des terres agricoles.
Pour faire simple l'idée est que là où trois propriétaires possédaient dix petits champs aux formes aléatoires et imbriquées entre eux, on allait organiser et subventionner des échanges de parcelles pour qu'à la fin on n'ait plus que trois champs, un pour chaque propriétaire, en rasant au passage les séparations devenues inutiles, qu'il s'agisse de talus, d'arbres ou de haies.
De cette façon, la surface agricole utile était maximisée et sur ces champs agrandis il devenait possible de produire plus.
On pouvait également en profiter pour investir dans des tracteurs et du matériel agricole plus grands, de façon à travailler de manière plus efficace et productive.
Les gains d'échelle étaient censés permettre aux paysans d'augmenter leurs récoltes et leurs cheptels, donc de vendre plus, donc de s'enrichir, et in fine d'assurer à la France sa sécurité alimentaire et d'en faire une puissance agricole.
Les effets secondaires attendus étaient également intéressants.
Tout d'abord la fin de la misère rurale supprimerait une source de ressentiment récurrent: en intégrant économiquement des gens qui étaient jusque-là plutôt exclus de la communauté nationale, on les attachait au reste de la société.
C'était d'autant plus important lorsque ces communautés avaient une identité forte et parfois conflictuelle avec Paris, comme la Bretagne ou même des colonies (je pense au plan de Constantine, lancé -beaucoup trop tard- pour enfin s'occuper de la misère autochtone de l'Algérie française, et qui est ICI évoqué par un site pied-noir).
L'autre effet secondaire était qu'une campagne modernisée ayant moins besoin de main d’œuvre, cela permettrait de répondre à la demande en ouvriers d'une industrie française alors grosse demandeuse de bras.
Sur le papier, le remembrement était donc bénéfique pour tout le monde, et le mouvement fut lancé avec un grand succès, notamment dans les régions où c'était facile, et dans la plate Bretagne ça l'était justement.
Dans Madame la colline, Servat raconte l'envers du décor.
Il commence par pointer les conséquences écologiques, aujourd'hui bien identifiées, de ce processus.
La fin du bocage a fortement accéléré l'érosion: les précipitations ne rencontrant rien pour les arrêter, elles ravinent les sols et abîment la couche arable.
Par ailleurs, la disparition des écosystèmes que constituaient les haies et les bosquets a fait brutalement chuter la diversité biologique: nombre d'espèces se sont raréfiées ou ont tout simplement disparu.
Il enchaîne avec les conséquences humaines et culturelles.
Tout d'abord il parle de la défiguration des paysages, devenus plus monotones et spécialisés.
Ensuite il souligne le fait que la rationalisation coupe l'espèce de lien ancestral qu'il y avait entre les populations et leur terroirs: le cadastre et la numérotation des champs font disparaître leurs noms, et dans le cas de la Bretagne, cela joue aussi sur une langue déjà en plein recul.
D'ailleurs il prête également à l’État un désir de contrôle et d'assimilation de cette province rebelle depuis toujours, ce qui n'est sans doute pas faux non plus.
Bref, pour Servat, le remembrement est une catastrophe, aujourd'hui on dirait un culturocide et un écocide, motivé par des raisons politiques inavouables ("est-ce que c'est pour le rendement ou pour que personne ne s'y cache?") et par l'appât du gain (4% par talus supprimé implique que pour être riche il faut beaucoup arracher).
Il enchaîne avec les conséquences humaines et culturelles.
Tout d'abord il parle de la défiguration des paysages, devenus plus monotones et spécialisés.
Ensuite il souligne le fait que la rationalisation coupe l'espèce de lien ancestral qu'il y avait entre les populations et leur terroirs: le cadastre et la numérotation des champs font disparaître leurs noms, et dans le cas de la Bretagne, cela joue aussi sur une langue déjà en plein recul.
D'ailleurs il prête également à l’État un désir de contrôle et d'assimilation de cette province rebelle depuis toujours, ce qui n'est sans doute pas faux non plus.
Bref, pour Servat, le remembrement est une catastrophe, aujourd'hui on dirait un culturocide et un écocide, motivé par des raisons politiques inavouables ("est-ce que c'est pour le rendement ou pour que personne ne s'y cache?") et par l'appât du gain (4% par talus supprimé implique que pour être riche il faut beaucoup arracher).
Les conséquences qu'il décrit sont bien réelles et déplorables à bien des égards, mais à mon avis il oublie une chose essentielle, c'est que contrairement à la légende, beaucoup de paysans, qu'ils soient bretons ou non, ont adhéré à ce plan.
Et ils y ont adhéré pour une raison très simple, c'est qu'ils ne voulaient pas être à la traîne de la modernisation en cours et que bien souvent aussi ils voulaient sortir d'une pauvreté qui était parfois endémique et bien réelle.
Si l'on relit Le célèbre Cheval d'orgueil d'un des compatriotes les plus connus de Gilles Servat, on croise dans ses pages ce que son auteur, Pierre-Jakez Hélias, appelle La chienne du monde, autre nom de la misère familière à tant de familles rurales.
Pour beaucoup le remembrement a ainsi pu être une opportunité d'améliorer leur niveau de vie, et de l'améliorer sans devoir émigrer comme tant de Bretons l'ont fait au cours des siècles, ce qui n'est évidemment pas rien.
Cette mise au point à part, Servat a raison sur tous les effets négatifs de cette modernisation brutale, qui a emporté avec elle les nombreux mondes que constituaient nos campagnes et nos terroirs, porteurs de tant de cultures et de racines.
C'est pour cela que ses mots touchent beaucoup le fils de paysan que je suis, et que son raisonnement implacable sonne d'autant plus juste que sa sincérité est évidente.
Je suis né beaucoup plus tard que Servat et en dehors de la Bretagne, dans un village peu remembré, et je me souviens à la fois du niveau de vie très modeste de la plupart de ses habitants et des noms de champs dans un dialecte depuis disparu.
Je me rappelle aussi de paysans qui consacraient toute leur énergie à "s'agrandir" et se moderniser, arrachant sans état d'âme arbres et buissons pour élargir leurs parcelles, y construire d'horribles hangars modernes et fonctionnels, épandant généreusement pesticides et engrais et grognant contre les interdictions de phytosanitaires dangereux.
Comment les juger quand leur niveau de vie reste très inférieur à la moyenne nationale pour un nombre d'heures travaillées qui ferait pâlir n'importe quel syndicaliste? Le bouleversant film Au nom de la terre est un autre témoignage de ce monde-là et de ses contradictions.
Pour en revenir au morceau, celui-ci est construit comme une longue progression.
Le chanteur à la voix puissante commence a capella avant d'être peu à peu rejoint par des instruments, probablement de bagad.
Cet effet souligne l'impression de marche inexorable, quasi militaire, du "progrès" et augmente l'émotion dégagée.
En ce sens, Madame la colline est une réussite, que ce soit du point de vue du message, qui n'a pas perdu de son actualité même s'il n'y a pas de solution simple, et du point de vue musical.
Je terminerai par le dernier couplet plein d'amertume qui décrit bien l'état d'esprit du chanteur:
"Ceux qui ont décidé ça là-haut,
Voilà ce qu'on a à leur dire
Si c'est exprès c'est des salauds
S'ils savaient pas, c'est encore pire."
Précédent: Chanson (32): Demain c'est loin
Et ils y ont adhéré pour une raison très simple, c'est qu'ils ne voulaient pas être à la traîne de la modernisation en cours et que bien souvent aussi ils voulaient sortir d'une pauvreté qui était parfois endémique et bien réelle.
Si l'on relit Le célèbre Cheval d'orgueil d'un des compatriotes les plus connus de Gilles Servat, on croise dans ses pages ce que son auteur, Pierre-Jakez Hélias, appelle La chienne du monde, autre nom de la misère familière à tant de familles rurales.
Pour beaucoup le remembrement a ainsi pu être une opportunité d'améliorer leur niveau de vie, et de l'améliorer sans devoir émigrer comme tant de Bretons l'ont fait au cours des siècles, ce qui n'est évidemment pas rien.
Cette mise au point à part, Servat a raison sur tous les effets négatifs de cette modernisation brutale, qui a emporté avec elle les nombreux mondes que constituaient nos campagnes et nos terroirs, porteurs de tant de cultures et de racines.
C'est pour cela que ses mots touchent beaucoup le fils de paysan que je suis, et que son raisonnement implacable sonne d'autant plus juste que sa sincérité est évidente.
Je suis né beaucoup plus tard que Servat et en dehors de la Bretagne, dans un village peu remembré, et je me souviens à la fois du niveau de vie très modeste de la plupart de ses habitants et des noms de champs dans un dialecte depuis disparu.
Je me rappelle aussi de paysans qui consacraient toute leur énergie à "s'agrandir" et se moderniser, arrachant sans état d'âme arbres et buissons pour élargir leurs parcelles, y construire d'horribles hangars modernes et fonctionnels, épandant généreusement pesticides et engrais et grognant contre les interdictions de phytosanitaires dangereux.
Comment les juger quand leur niveau de vie reste très inférieur à la moyenne nationale pour un nombre d'heures travaillées qui ferait pâlir n'importe quel syndicaliste? Le bouleversant film Au nom de la terre est un autre témoignage de ce monde-là et de ses contradictions.
Pour en revenir au morceau, celui-ci est construit comme une longue progression.
Le chanteur à la voix puissante commence a capella avant d'être peu à peu rejoint par des instruments, probablement de bagad.
Cet effet souligne l'impression de marche inexorable, quasi militaire, du "progrès" et augmente l'émotion dégagée.
En ce sens, Madame la colline est une réussite, que ce soit du point de vue du message, qui n'a pas perdu de son actualité même s'il n'y a pas de solution simple, et du point de vue musical.
Je terminerai par le dernier couplet plein d'amertume qui décrit bien l'état d'esprit du chanteur:
"Ceux qui ont décidé ça là-haut,
Voilà ce qu'on a à leur dire
Si c'est exprès c'est des salauds
S'ils savaient pas, c'est encore pire."
Précédent: Chanson (32): Demain c'est loin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire