Quand je pense à Joe Dassin, je réentends sa chaude voix, je revois son sourire inoxydable, son brushing parfaitement gonflé et ses costards scintillants.
Il résume un peu tout l’univers kitsch et glamour des grandes années de la variété, avec ces émissions phares qui enchantaient (ou pas) les soirées de la France de mon enfance.
Je l’associe à une forme d’insouciance, à des chansons légères et sans prétention, qui parlent d’amour, de copains, de filles, de bande dessinée, d’une Amérique et d’un Paris en technicolor...
Et puis à côté de tout ça, presque en opposition, il y a son titre Marie-Jeanne.
Mon plus vieux souvenir de cette chanson est une reprise (par Cabrel ?) qui nous avait fait rire mon frère et moi sans que je me souvienne vraiment pourquoi. Je sais aussi que ma mère m’en avait dit beaucoup de bien, et puis un jour je l’ai réentendue, et adorée.
Marie-Jeanne est une transposition française très réussie du morceau américain Ode to Billie Joe (comme beaucoup à l’époque, Joe Dassin reprenait et adaptait énormément de succès étrangers).
Celui-ci est un hit monumental dans le monde anglo-saxon, il fut le sommet de la carrière de son interprète Bobbie Gentry et Dassin en a fait une relecture très fidèle.
A rebours des orchestrations léchées de son style habituel, Marie-Jeanne a une instru très sobre.
Une guitare folk en constitue l’ossature principale, dont les accords syncopés et retenus donnent d’entrée une dimension intrigante, sinon inquiétante à la chanson.
Cette mélodie simple tourne en boucle tout au long de chacun des couplets, lesquels finissent tous par une chute, un peu brutale, avant de repartir (sauf le dernier bien sûr).
Sur ce fond Dassin parle presque autant qu’il chante, racontant sur presque cinq minutes une histoire très forte.
Le narrateur est le fils d’une famille d’agriculteurs qui se retrouve autour du repas coupant la journée de boulot et qui discute en mangeant.
Les travaux des champs sont évoqués parmi d’autres choses, et tout d’un coup l’annonce est faite qu’une certaine Marie-Jeanne Guillaume s’est jetée dans la Garonne, depuis le pont de l’obscur village (fictif) de Bourg-les-Essonnes.
Par petites touches se dessine le portrait de cette famille et du village où ils évoluent, ainsi que celui de ladite Marie-Jeanne.
On devine que celle-ci n’était pas très maligne et, via quelques anecdotes à leur sujet racontées pendant le repas, qu’elle connaissait le narrateur.
En voyant ensuite que la nouvelle lui a coupé l’appétit on s’interroge sur la nature de leur relation.
Puis en apprenant qu’avant son geste fatal Marie-Jeanne avait été vue en train de jeter quelque chose dans la rivière en compagnie d’un garçon qui justement lui ressemblait, on comprend que c'était à la fois sérieuse et secret.
La fin de la chanson lève le dernier doute qui pouvait rester : après une digression sur les événements intervenus dans sa famille l’année suivant le suicide, auquel plus personne ne pense, le narrateur conclue en disant que de temps en temps il jette des fleurs depuis le pont de la Garonne.
Cette tranche de vie rurale un peu sordide s’achève ainsi, avec plein de sous-entendus et de non-dits : qu’est-ce qui a été jeté dans l’eau ? Que s’est-il réellement passé ?
Ces questions, à l’instar de celles du Billie Joe de la VO, ont hanté des générations d’auditeurs et ne sont pas pour rien dans le succès de ce morceau.
La description de ce milieu et des rapports humains sont réalistes, réussissant à ce qu’en quelques minutes on visualise Bourg-les-Essonnes, la ferme, la scierie, le magasin, etc. C’est presque un court-métrage.
Cet alliage entre une histoire forte, un chant tout en retenue et un arrière-plan musical parfaitement adapté donne toute sa puissance à ce morceau, qui constitue à ce que j’en sais, une exception dans la carrière de Joe Dassin, et qui vous reste dans la tête longtemps après le "Et je les jette dans les eaux boueuses du haut du pont de la Garonne" qui le clôture
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