mercredi 16 octobre 2024

Patrimoine, culture et immigration

Un ami et moi parlions récemment de l'invasion russe en Ukraine, et de l'acharnement des troupes de Poutine à tout détruire, à commencer par le patrimoine.

Les Russes ont un lourd passé colonial et génocidaire.

Au temps des tsars comme pendant l'ère soviétique, ils ont déporté et/ou exterminé des peuples et des gens par millions: Tcherkesses, Baltes, Tatars, Ukrainiens évidemment, Allemands de la Volga, Polonais...la liste est immense.

Le but de ces manœuvres était toujours de faire place nette, de faire disparaitre ce qui avait précédé l'arrivée des troupes russes/soviétiques au profit d'une nouvelle identité, en commençant par supprimer ce qui est visible, c'est-à-dire les réalisations antérieures, et en décimant les élites.

Je parle des Russes parce que c'est de nouveau d'actualité, mais ce processus est vieux comme le monde et universel. Les exemples sont légion.

La politique chinoise au Tibet, au Xinjiang ou en Mongolie intérieure est la même: peuplement, sinisation, destruction du passé.

Il y a l'implacable et permanent grignotage des territoires palestiniens par Israël, là aussi à nouveau tristement d'actualité.

Il y eut les capitales coloniales créées quasiment ex nihilo dans les empires (N'Djamena par exemple).

Il y eut la politique de reconstruction de Tenochtitlan par l'Espagne sur les ruines de l'empire aztèque.

Il y eut la transformation de Sainte Sophie en mosquée par les Turcs.

Il y a les innombrables ruines d’abbayes catholiques en Irlande.

Il y a les Bouddhas dynamités en Afghanistan...

Etc.

Ce processus peut avoir lieu au sein même d'un peuple ou pays, comme certains délires architecturaux communistes (pensons à la systématisation de Ceausescu), ou encore comme la transformation du bâti catholique après la Révolution française. 

Mais l'idée est la même: du passé faisons table rase.

La destruction de l'architecture est la plus spectaculaire et la plus visible, mais celle qui est la plus importante c'est la culture.

Concernant la France, notre pays fut longtemps très assimilateur, fondant de gré ou de force ses habitants dans un moule unique basé sur la langue et la république, au détriment d'autres identités.

Plus près de nous, la Turquie est une autre illustration, la république d’Atatürk jetant aux orties le prestigieux passé ottoman, son alphabet, ses vêtements et ses moeurs pour passer au forceps du côté de la modernité occidentale.

Les politiques britanniques de placements des enfants métis d'Amérindiens ou d'Aborigènes dans des familles blanches procèdent aussi de cette volonté d'effacer un héritage.

Ces méthodes sont violentes et coercitives, mais il est toutefois une autre cause de destruction du passé et/ou du patrimoine d'un peuple, moins violente, pas forcément calculée ou planifiée, mais qui peut être tout aussi fatale.

Cette cause c'est tout simplement le désintérêt.

Prenons l'exemple de la langue. Le français s'est jadis répandu par la force, mais aussi et peut-être surtout par la séduction, car il semblait porteur de modernité, de supériorité, un peu comme l'anglais aujourd'hui.

Le français était la langue de l'aristocratie dans beaucoup de pays, la langue d'une partie des Juifs éclairés, et aussi celle que dans les régions de l'Hexagone on se pressait d'apprendre dès qu'on avait un peu d'ambition, reléguant dialectes, créoles et patois au rayon des vieilleries honteuses.

Autre exemple français: pendant les Trente Glorieuses on a balancé sur l'autel de la modernité beaucoup de traditions, de musiques, de fêtes, vues comme ringardes et inintéressantes.

Ce processus fut plus marqué pour certaines régions que pour d'autres.

Un ami opposait le Limousin, terre rouge ayant jeté beaucoup de son identité pour se fondre dans la France républicaine, et la Bretagne, région plus marginale et longtemps en opposition avec "Paris" et qui a du coup plus voulu conserver sa culture d'origine.

Depuis lors, l'heure du français comme outil de modernité est passée. Y compris en France, il ne fait pas le poids face à l'impérialisme culturel américain.

On le constate dans le monde du travail, où les termes anglophones supplantent les uns après les autres leurs équivalents français, au point que mes jeunes collègues fraichement formés ne connaissent souvent que les premiers.

Coté culture on peut aussi noter le succès phénoménal de la danse country, surprenant dans un hexagone qui a volontairement jeté aux orties son riche héritage de danses populaires.

Etc.

Ces illustrations montrent des changements dus à l'apparition d'une nouvelle religion/idéologie/façon de vivre qui a séduit et entrainé le rejet des précédentes.

Et il y a un élément qui peut être accélérateur, voire déterminant dans ce processus: la composition de la population, et donc l'immigration.

J'ai souvent évoqué cette thématique, qu'il s'agisse du seuil des 30% ou de l'impact de la démographie d'une manière générale, mais je vais illustrer son caractère essentiel dans notre cas.

Lorsque quelques personnes arrivent et sont disséminés parmi un peuple déjà existant et attaché à un collectif, des traditions, des mœurs ou des idées, elles vont généralement se fondre bon gré mal gré dans ce creuset en quelques générations.

A contrario, lorsqu'elles sont suffisamment nombreuses et concentrées, elles vont naturellement reconstruire leur société d'origine, et ne pas ou moins s'intéresser à la culture préexistante.

C'est d'autant plus vrai si la société d'accueil est elle-même ouverte, dans le sens où elle a renoncé à définir et transmettre de manière normative et/ou contraignante un corpus d'idées et de moeurs, une religion ou une idéologie, et si le collectif y est moins essentiel.

Et c'est encore plus marqué s'il existe une ou des alternatives dans le pays même.

On peut très bien illustrer ça par le cas du Québec.

Forte de sa vitalité et de son nombre, la population majoritaire avait réussi à imposer la francophonie dans les années 70, porté par un élan qui paraissait alors irrésistible.

Cinquante ans plus tard, le constat est qu'année après année la francophonie recule, d'une part parce que le Canada étant dans un pays bilingue, chacun a le droit d'y vivre en anglais ou en français, et d'autre part parce que l'accroissement de la population est le fait de l'immigration.

En fait, le français offrant beaucoup moins d'opportunités que l'anglais dans le monde et encore moins dans la partie du monde où se situe la Belle Province, la majorité des migrants choisit fort logiquement l'anglais, et ne s'intéresse pas forcément plus à la culture québécoise qu'à une autre.

On constate des tendances similaires dans l'UE.

C'est flagrant dans les pays dont le système est, pour des raisons historiques, officiellement multiculturel, généralement en Europe du nord, comme par exemple les Pays-Bas et la Belgique.

Ces deux états se sont construits selon le principe des communautés, religieuses pour les Pays-Bas, avec protestants et catholiques, et également linguistiques pour la Belgique, avec ses zones néerlandophone, germanophone et francophone.

Les nouveaux arrivants ont trouvé dans ces systèmes la possibilité de reconstruire des communautés organisées selon leurs propres règles, mais sans avoir l'arrière-plan historique et en n'ayant pas forcément intégré ce qui fait que les communautés historiques sont belges ou néerlandaises.

Les sociétés organisées selon ce type favorisent cette dynamique, mais on la retrouve également dans des pays comme la France, aux traditions plutôt centralisatrices et assimilatrices.

On s'attendrait à ce que ce modèle fasse la différence, mais en réalité la poussée démographique est la même que dans le voisinage, et surtout le centralisme est en quelque sorte annihilé par la couche supérieure que constitue l'UE.

Ce n'est pas la même chose que le Québec, qui n'est qu'une province et non un pays, mais le niveau supranational de l'Union Européenne a un peu les mêmes conséquences sur les états qui la composent.

En effet, les différents élargissements ont démultiplié l'influence anglo-saxonne, à la fois parce que les petits pays la choisissent pour ne pas se sentir écrasés par les poids lourds du continent et parce que la culture et la langue mondiales sont made in USA.

Dans ce contexte les migrants, dont on sait qu'eux seuls permettent depuis des années que la démographie de l'UE ne chute pas, vont généralement choisir un mix entre leur culture d'origine et la culture euro-américaine commune à tous les membres, plutôt que les héritages nationaux de ces derniers.

Ceux-ci sont d'ailleurs vus comme sans intérêt, dépassés et limitatifs, et de toute façon les états fondateurs ont généralement choisi de ne plus transmettre et encore moins de glorifier leurs identités depuis de longues années.

D'ailleurs l'UE pousse toujours à la roue dans ce sens, comme les propositions de débaptiser les congés d'origine chrétienne pour ne pas froisser les nouveaux arrivants qui ne le sont généralement pas (cf. les idées promues par Helena Dalli). 

De plus les grandes diasporas transnationales, comme les Marocains par exemple, se sentiront souvent plus à l'aise dans une plus grande entité.

Quoi qu'il en soit, quel que soit le modèle choisi par les pays d'accueil, la vitalité démographique des nouveaux arrivants (renforcée par la dénatalité indigène), leur forte endogamie, entretenue par une immigration constante et cette possibilité de choix culturels inhérente à nos sociétés ouvertes font que le visage de certaines villes, voire certaines régions a fondamentalement changé.

On a tendance à penser en premier lieu aux communautés maghrébines et à la criminalité et le terrorisme islamiste qu'on leur associe, mais ma réflexion va au-delà de ces problèmes (et d'ailleurs, ces migrants ne se réduisent évidemment pas à des bandits et des fanatiques!).

En fait, en considérant que ces communautés vont continuer à s'enrichir, à grandir et à se normaliser, on peut se dire qu'à un moment elles se demanderont en quoi elles devraient se sentir plus concernés par l'héritage de leurs prédécesseurs que par exemple les Américains par les cultures de leurs autochtones.

Dans le livre  Une révolution sous nos yeux, l'Américain Christopher Caldwell imaginait le conseil municipal d'une ville européenne à majorité islamique confronté à un arbitrage budgétaire entre une réfection urgente et coûteuse d'un bâtiment historique, comme une cathédrale, et la subvention d'un projet nouveau, pas forcément islamique d'ailleurs.

Dans quelle mesure cette majorité, ayant grandi connectée à Netflix et aux pays d'origine de leurs parents se sentiront-ils concernés par un héritage qu'ils n'ont pas eu ou qu'ils ont pu choisir de délaisser?

Et s'ils sont devenus majoritaires, au moins relativement, pourquoi devraient-ils préserver un patrimoine qui n'est pas le leur?

La question reste entière, mais certains signes donnent des pistes de réponse pas forcément agréables.

L'inculture religieuse s'est généralisée, à la fois effet de la déchristianisation séculaire du pays et d'une éducation nationale qui évite le sujet par crainte (hélas justifiée) des critiques musulmanes.

Les relations entre les sexes changent également.

D'une part on est de plus en plus dans le conflit/la contractualisation nord-américaines.

D'autres part la mixité ne va plus de soi: des jeunes de ma connaissance ont par exemple été frappés du fait que dans les amphis des formations supérieures grand public (type fac ou IUT), les garçons et les filles ne se mélangent plus, chacun prenant spontanément un côté.

Le rapport au corps est lui aussi de plus en plus empreint d'un puritanisme d'importation, orientale et/ou nord-américaine.

J'ai été surpris du nombre de garçons se baignant avec un slip sous leur short ou se douchant en sous-vêtements sous l'effet d'une pudeur qui aurait été vue comme déplacée dans ma jeunesse.

Bref, s'il ne fait pas de doutes que les enfants nés en France font la France de demain, on peut se demander si celle-ci gardera un lien autre que territorial et linguistique (et encore) avec la France d'hier.

On peut ou non s'en désoler (les civilisations sont toutes mortelles) mais il faut en avoir conscience.

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