vendredi 8 novembre 2024

La guerre en Ukraine, la Russie, l'Occident et les autres

En février 2022, la Russie lançait une invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Dire que c'était une surprise serait sans doute exagéré, Poutine ayant donné l'habitude de retremper son pouvoir dans les guerres.

En 1999 il y eut la sanglante mise au pas de la Tchétchénie, probablement lancée à partir d'une manipulation: le président de la Douma annonça en effet l'un des attentats justifiant l'intervention trois jours avant que celui-ci n'ait eu lieu.

En 2008 il y eut la Géorgie, dont il envahit sans coup férir 20% du territoire en y créant des républiques clientes, un peu sur le modèle de la Transnistrie moldave.

En 2014 enfin, il y eut la conquête éclair de la Crimée ukrainienne et les troubles fomentés dans le Dombass.

A chaque fois on grogna un peu pour la forme, mais on laissa faire (pour la Tchétchénie, région de la Fédération de Russie, on ne pouvait d'ailleurs pas faire légalement grand-chose), en espérant que ce serait la dernière fois.

Ce qui n’était jamais le cas puisque Poutine recommençait sans cesse, finissant par carrément lancer ses troupes à l’assaut de l’Ukraine toute entière.

L'Occident fut stupéfait de ce changement d'échelle: plus personne n’y est habitué à une telle audace.

Et puis la plupart des analystes étaient persuadés que le coût trop élevé d'une telle guerre empêcherait la Russie de se lancer dans une bataille de cette ampleur. A tort.

En 2010 j'expliquais dans un post la dynamique conquérante de ce pays, qui, contrairement aux autres puissances européennes, n'a jamais renoncé à être un empire, et qui d'autre part n’a jamais fait son mea culpa pour les monstruosités soviétiques (pas de Nuremberg du communisme) et se considère toujours comme doté d’un destin spécial.

Je n'imaginais toutefois pas qu'elle ressusciterait un genre de conflit qui avait disparu sous nos cieux depuis longtemps (j’exclus les guerres de Yougoslavie, qui tenaient plus de la guerre civile et interethnique que d'une véritable conquête coloniale).

Comme la plupart des gens, avant 2022 je ne connaissais que peu de choses de l'Ukraine.

Dans ma tête c'était une sorte de petite Russie, qui fut martyrisée durant l'Holodomor et donna des dirigeants à l'URSS (Krouchtchev puis Brejnev), et à Israël (comme Vladimir Jabotinsky ou Golda Meir), mais mes connaissances se limitaient à ça.

L'âpreté de leur résistance m'a fait un peu plus m'intéresser à leur histoire, conditionnée par le fait qu'il s'agit d'un de ces pays que la géographie semble avoir placé au mauvais endroit, le condamnant immanquablement aux invasions.

A l'instar de ses voisins polonais, baltes ou roumain, l'Ukraine est en effet coincé entre des puissances hostiles, et en plus c'est essentiellement une grande plaine, donc facile d’accès.

La population y est majoritairement slave, et ce pays a pour autre caractéristique d'avoir vu naitre dans ses frontières le premier royaume dont se réclame son puissant voisin, la Rus' de Kiev .

La Russie le considère donc comme partie intégrante de son territoire, et l’a fait plusieurs fois disparaitre de la carte, avec ou sans le concours des autres voisins.

De ce fait, l’Ukraine comporte une très importante minorité russophone, suffisamment vaste et intégrée pour que son président actuel en soit issu.

Volodymyr Zelensky n'est en effet pas seulement juif: sa langue maternelle est aussi le russe et non l'ukrainien, ce qui rajoute d’ailleurs une couche aux fables poutiniennes sur son prétendu régime fasciste et anti-russophones.

Au  final, quelles que soient la profondeur et l’ancienneté des liens ukraino-russes, et malgré cette histoire tourmentée que les pro-Poutine de droite comme de gauche ressortent et déforment à loisir, ma conviction reste claire.

Quoi que l'on pense des régimes et des mentalités des peuples, rien ne justifie une invasion. L'Ukraine ne veut manifestement pas redevenir russe, il faut soutenir l’Ukraine.

Cette conquête a par ailleurs une autre dimension.

Pour moi elle est plus qu'une guerre et je pense qu’elle constitue l’un de ces événements qui font changer d’époque, qu'elle est un test décisif pour ce qui reste de l’ordre mondial que nous connaissons.

Régulièrement sur la planète les cartes sont rebattues.

A l'échelle de l'Europe, depuis que nous sommes passés dans l'ordre dit de Westphalie, entériné par les traités du même nom qui posèrent les bases de la souveraineté étatique, nous avons connu différentes époques.

Chacune fut dominée par une puissance qui imposait un temps les règles du jeu, qu'il s'agisse des Habsbourg et de Charles Quint, de la France de Louis XIV ou de Napoléon, de l'Angleterre, du Reich allemand après Bismarck, voire, pour les partie sud et est, des voisins arabes puis ottomans qui s’y aventurèrent.

Ces dominations étaient toujours intraeuropéennes.

Notre continent eut ensuite la particularité exceptionnelle de se projeter sur l’ensemble du monde.

Ce furent d’abord les Amériques, dès le 16ième siècle, qui furent transformées en Europe bis, puis à partir du 19ième siècle, le reste du globe.

Toutes les puissances régionales, tous les empires, tous les royaumes et tous les ordres sociaux pré existants à cette expansion durent s’adapter à l’Europe, à ses langues, son écriture, son calendrier, sa vision du monde, sa façon de travailler, à son industrie, sa technique, ses normes, etc.

Le point final de ce processus fut atteint au début du vingtième siècle, quand la planète se trouvait divisée entre les mains de quelques puissances.

La plupart d’entre elles avait leur capitale en Europe, et leurs principaux challengers y étaient liés : l’ex-colonie britannique étasunienne d’une part, et l’empire euro-asiatique de Russie d’autre part, qui est une lui aussi une sorte d’extension de l’Europe, partageant un important héritage avec nous.

Les guerres mondiales firent bouger le centre de gravité du monde vers ces challengers.

La première par son incroyable saignée, diminua durablement les forces du continent, ébranla l'ordre établi tout en donnant à réfléchir aux peuples colonisés.

La seconde entérina la mise sous tutelle des anciens maitres du monde, qui devinrent progressivement des seconds couteaux, tandis que se mettait en place ce qu’on allait appeler la guerre froide, période pendant laquelle je suis né et pendant laquelle l’Europe puis le monde se vit divisé en deux camps opposés.

Le premier camp était conduit par l’URSS, l’héritier de l’empire tsariste converti au communisme, système installé par la force dans tous les pays "libérés" par l’armée rouge en 1945 et dont l’attrait idéologique allait permettre à Moscou d'entretenir des chevaux de Troie chez ses ennemis.

Le second camp, le monde dit libre, était dirigé par les Américains, auxquels l’argent, la puissance militaire et la domination culturelle donnaient un leadership incontournable.

Sous l’égide de ces deux super puissances, comme on disait alors, les pays colonisés par l’Europe obtinrent l’un après l’autre leurs indépendances. Ce processus se fit facilement ou dans la douleur, mais en trente ans il fut terminé, à l’exception des colonies soviétiques maquillées en RSS.

Tous les nouveaux venus rejoignirent les instances internationales mises en place après la guerre, comme l’ONU, dans le but affiché de créer un ordre mondial plus juste, qui rejetterait les idées de conquête et d’agression et donnerait à chacun le droit à la parole.

Toutefois, malgré ces instances, malgré la décolonisation et le passage du leadership aux US et à l’URSS, les maitres du monde restaient globalement les mêmes.

Chaque nouveau pays, à quelques exceptions près, devait se ranger bon gré mal gré sous l'un ou l'autre des deux parapluies et participer à l'affrontement général.

Dès sa création l’ONU avait nommé cinq pays membres permanents dans son conseil de sécurité.

Ces membres possédaient et possèdent toujours des pouvoirs étendus, et notamment le droit de veto : il s’agit des USA et de ses clients français et britannique, et de l’URSS et son client chinois.
Cette particularité les favorise encore aujourd'hui, alors que leur importance dans le monde va décroissant.

La guerre froide s’acheva en 1989, lorsque le bloc communiste s’écroula.

En quelques années, l’URSS perdit ses vassaux et une partie de ses colonies, souvent reprises en main par le rival américain, et a contrario les USA connurent alors l'apogée de leur puissance, inégalée pendant au moins une décennie.

Malgré ce bouleversement géopolitique, le la planétaire restait encore donné par les mêmes acteurs : si l’Europe continentale était en perte de vitesse et en avait conscience (l’UE fut une tentative de réponse à cette dynamique) l’ordre mondial restait celui qu’elle avait inventé, qu’il s’agisse de puissance économique, politique, militaire ou normative.

Toutefois, rien n’est éternel, et les signes de la fin de cette hégémonie séculaire se firent et se font de plus en plus tangibles au fur et à mesure que les années passent.

Tout d’abord le poids démographique dans le monde du bloc Europe/Amériques/Monde russe baisse inexorablement.

Ces pays vieillissent et font moins d’enfants, tandis qu'a contrario la plupart des pays dits du tiers monde sont à leur tour entrés dans la transition démographique, cette phase d’accroissement rapide de la population qui assura pour partie l’expansion de l’Europe, lui fournissant en abondance les colons et les soldats dont ses puissances avaient besoin.

En parallèle de ce relatif effacement démographique, de sérieux challengers sont apparus sur le front économique.

Il serait d'ailleurs plus juste de dire réapparus, puisqu’avant l’ère coloniale ces pays étaient des poids lourds de l’économie mondiale, plus en rapport avec leurs tailles et populations.

Le premier à décoller fut le Japon, suivi par la Chine, et ils connurent des réussites exceptionnelles.
 
Le nouvel empire du milieu finit même par dépasser les US en termes de PIB, accompagnant cette réussite d’une remise en cause de l’ordre mondial de plus en plus ferme et belliqueuse.

Dans le sillon de ces deux précurseurs, une grande partie des économies asiatiques se développe fortement : Corée du sud, Singapour, Indonésie, sans oublier l'Inde qui reprend progressivement une place à la mesure de sa taille et de son histoire.

Sur un autre plan, un nouveau mode de contestation marque le monde depuis 1979 : il s'agit de l’islam politique, dont les mouvements bénéficient du soutien des riches pays producteurs de pétrole, et qui tentent d’imposer une autre façon d’organiser le monde.

Les puissances du Golfe, la Turquie et l’Iran veulent ainsi tracer un chemin qui soit le leur, tentant là aussi de retrouver la place qu’ils avaient avant l'ère coloniale.

Toutes ces remises en cause sont logiques et normales du point de vue de la morale et de l'équité.

Il n’y a absolument aucune raison à ce qu’une minorité de pays domine la majorité et lui impose ses vues et ses intérêts, et c’est indéniablement ce qui s'est passé avec l’Occident et le monde russe depuis plusieurs siècles.

Sous différents avatars et avec différents leaders nous avons en effet bel et bien organisé le monde selon notre volonté, sans guère se préoccuper d’obtenir ou non l’accord des autres. C’était injuste.

Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le travers de la flagellation et jeter le bébé avec l’eau du bain.

Parmi tout ce que nous avons imposé en termes d'idéaux, plus ou moins atteints, je reste convaincu que la démocratie, la liberté d’expression, la laïcité/la tolérance religieuse, l’égalité des individus ou l’état providence sont des inventions précieuses que nous devons préserver, a minima chez nous.

Les alternatives, qu’il s’agisse de la charia ou du communisme capitaliste chinois ne font pas envie, et les nationalismes qui ont empoisonné l'Europe si longtemps ne sont pas moins toxiques chez les autres.

Nous devons prendre garde à ne pas être à notre tour balayés par ces alternatives dans la redistribution des cartes à laquelle nous assistons.

Il faut donc que notre aire culturelle garde un certain poids, tienne encore bon sur certains points, et se fasse respecter sinon craindre. Pour cela, il faut être en position de force et garder des arguments.

En clair, pour rester ce que nous sommes devenus et perpétuer ce que notre héritage a de bon, tout en laissant les autres reprendre leur juste part, il va falloir être lucides sur nos forces et nos faiblesses, prêts à se battre et être unis.

N’oublions pas que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu’elle nous montre que les minorités, privilégiées ou non, qui aident les majorités opprimées sont la plupart du temps décimées de manière indifférenciée lorsque ces dernières prennent le pouvoir.

Nombre de nobles révolutionnaires français ont goûté à la guillotine, les bourgeois internationalistes compagnons de la révolution d’octobre sont morts au goulag, les juifs pro indépendance des pays arabes ont dû fuir, etc.

Il est de plus évident qu'après les siècles de domination par ce que d'aucuns nomment "le monde blanc", le ressentiment et le désir de vengeance sont immenses chez ceux que nous avons dominés, et aussi parmi les diasporas qui en sont issues.

L’idée est qu’au final nous ne devrons compter que sur nous pour exister et que le remords pour le passé ne doit pas nous faire oublier ce point.

C’est ainsi que j’en reviens à la guerre en Ukraine.

Dans ce conflit, la Russie se raconte des histoires et se trompe de siècle. Même si elle se pose en contre modèle, elle partage beaucoup plus qu’elle ne l’admet avec l'Occident, dont elle fait à quelques nuances près, partie.

Les Russes sont un peuple "blanc", dont les racines plongent dans la chrétienté occidentale, l'histoire dans les empires d’Europe, ils ont les mains pleines du sang de peuples autochtones et d’autres continents, ils partagent nos mœurs, notre rationalité technologique, notre littérature.

Moscou connait par ailleurs les mêmes soucis que Paris, Londres ou Berlin : vieillissement et baisse de la population, immigration extra-européenne très forte et porteuse de changements sociaux majeurs, concurrence économique avec la Chine, doublée pour la Russie par les revendications de ces derniers sur les territoires qu’ils ont perdus au 19e siècle.

La Russie est partie prenante de l’ordre créé en 1945, elle bénéficie toujours d’un siège permanent à l’ONU alors que son poids relatif le justifie de moins en moins (comme ceux de la France et de l’Angleterre). Bref, son destin est clairement lié au nôtre.

Du coup la remise en cause de cet ordre que Poutine fait en lançant cette guerre territoriale d’un autre âge lui coûtera autant qu’à nous.

S’il arrive à ses fins, il enverra un signal fort, à savoir la fin du monde défini en 1945.

Par cette invasion il ressuscite l’irrédentisme qui a si longtemps ravagé notre continent, rouvrant une boîte de Pandore qu’on aura bien du mal à refermer.

La Chine sera encouragée dans son verrouillage progressif des mers et dans son projet de conquérir Taiwan.

La Turquie, qui dépèce déjà le nord de la Syrie en toute impunité, pourra dépasser le stade des provocations aériennes en mer Égée et reprendre pied dans les îles grecques, ou soutenir la conquête du territoire arménien convoitée par son allié azéri.

Maduro ne verra plus d'objections à lancer la guerre dont il menace le Guyana.

Etc.

Une victoire russe serait par ailleurs le dernier clou sur le cercueil de l’UE, déjà divisée, vassalisée, concentrée sur des conneries sociétales et idéologiques (comme le changement de nom des fêtes chrétiennes) et déconnectée à la fois de ses peuples et des vrais enjeux.

Et pour peu que les US ne trouvent plus d'intérêt à nous soutenir, nous finirons par nous réveiller dans des pays petits, marginalisés, sans protection ni marges de manœuvre face aux nouveaux mastodontes, lesquels ne seront pas plus bienveillants que nous ne l'étions à leur place.

En conclusion, en voulant récupérer un bout de territoire et détruire un ordre mondial qu'il dit injuste, Poutine se trompe d'époque et surtout il ne se rend pas compte que l'ordre qu'il combat est le sien, qu'il est celui que son pays a mis en place, et qu’en le détruisant il libèrera des forces qui marginaliseront et déclasseront la Russie bien plus surement que ses prétendus ennemis.

Voilà ce que je vois derrière cette guerre imbécile, et voilà pourquoi je pense que son enjeu dépasse la simple question territoriale.

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