Charles Aznavour était un monument, connu jusqu'aux Etats-Unis. Son parcours force le respect, et comme pour tous les grands de la chanson française, j'ai voulu un jour m'y frotter.
Je ne peux pas dire que j'ai énormément apprécié la voix ou la musique, mais certains de ses textes font vraiment la différence. Il avait le don pour créer des petits univers ciselés qui vous restaient dans la tête.
Emmenez-moi parle à tous ceux qui ont rêvé d'une vie moins étriquée et fantasmé un ailleurs paradisiaque.
La bohême parle à tous ceux qui regrettent les illusions d'une jeunesse passée.
A ma fille évoque finement l'angoisse du départ inévitable des enfants de la maison familiale.
Comme ils disent montre la douleur de la différence, en l'occurrence de l'homosexualité à l'époque où c'était encore réprimé.
Je m'voyais déjà, son premier succès, dresse le portrait cruel d'un artiste raté.
Etc...
Et puis il y a La Mamma.
Je crois que la première fois que j'ai entendu ce dernier morceau, c'était dans la version interprétée par Dalida, mais j'ai préféré l'original.
Cette chanson aux sonorités un peu hispanisantes raconte l'histoire de la fin d'une matriarche italienne, La Mamma, qui est en train de mourir. On ne saura pas de quoi, mais cela n'est pas le sujet.
Pour ses derniers instants, toute sa famille s'est réunie autour d'elle. Enfants, y compris celui jadis rejeté, conjoints, petits-enfants, tout le monde est là et l'on comprend qu'il s'agit d'une véritable tribu, à la méditerranéenne.
Son agonie est décrite comme paisible, acceptée de tous.
Les hommes boivent du vin, les femmes chantent, notamment l'Ave Maria, un guitariste gratte doucement son instrument, les enfants jouent au pied du lit.
Tout le monde est attentionné et veille à ce que l'ancêtre parte en paix et entourée.
Par petites touches, Aznavour nous montre que La Mamma était le centre de cette famille.
On devine l'importance qu'elle avait pour chacun, la puissance des liens tissés par le temps et l'amour, qu'ils s'agissent de larmes, de sourires ou d'autres souvenirs.
La chanson s'achève par un cri d'amour: pour tout cela jamais elle ne quittera vraiment sa famille.
C'est très touchant et très beau.
La famille est italienne mais le portrait est universel.
Sur tous les continents et dans tous les pays, même dans nos sociétés occidentales aux familles réduites et atomisées on trouve de ces maitresses femmes, dévouées a leur parentèle et sur lesquelles tout le monde sait pouvoir compter.
En écoutant La Mamma j'ai toujours pensé à ma grand-mère, une femme de caractère à la vie extraordinaire, qui eut quatre enfants, treize petits-enfants et pas moins de vingt-huit arrière-petits-enfants dont elle connut une bonne partie, sans compter sa myriade de neveux, nièces et autres petits-cousins.
Très hospitalière, elle accueillait toute l'année cette innombrable parentèle dans sa grande maison, très proche de celle de mes parents, et ce défilé et ce mode de vie m'ont beaucoup marqué.
Plus près de moi, ma belle-mère est une version roumaine de la Mamma, son minuscule appartement étant depuis toujours le centre de gravité de sa famille et de leurs amis, pour lesquels elle cuisine non stop et pour qui son oreille bienveillante est toujours disponible.
Et puis tout récemment je me suis mis à penser aussi à ma mère, sans doute à cause de ses problèmes de santé qui s'accumulent les derniers temps.
Ma mère n'est pas du tout du même modèle.
C'est une intellectuelle rêveuse et effacée que l'ombre de sa propre mère, la grand-mère dont je parle plus haut, puis celle d'une belle-famille plutôt dure, semble avoir toujours cachée.
Nos relations furent et sont complexes et retenues, marquées par l'incompréhension et les non dits.
J'ai longtemps détesté ce que j'avais hérité d'elle, ce côté spontanément en retrait, une tendance à l'autodénigrement, et une forme de pessimisme angoissé et de résignation face au monde.
J'avais également le sentiment que mes parents vivaient dans une autre planète, tellement loin du vrai monde et qu'ils m'y enfermaient.
Cette impression est sans doute propre à tout adolescent, mais mes proches m'ont dit que dans mon cas c'était vrai, nous vivions un peu à l'écart du monde.
Avec l'âge, je n'en veux plus à mes parents, qui font partie des gens qui me sont le plus cher au monde, parce que je sais qu'ils ont fait de leur mieux et pour le mieux et que la famille parfaite n'existe pas, mais notre relation reste particulière.
Pour ma mère, le temps, la maladie et la mort de mon frère semblent avoir augmenté sa tendance à se retirer du monde, et il m'est peut-être encore plus difficile de communiquer avec elle.
En fait, j'ai plus que jamais le sentiment d'être passé à côté de ma mère, et quand j'y pense ou quand je l'appelle, je ne peux m'ôter cette impression du coeur.
Pourtant, et même si je ne sais pas le lui dire, je sais que quand elle partira pour toujours, Maman jamais, jamais, jamais ne me quittera.
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