dimanche 24 novembre 2024

Frontières (6): Frontières naturelles et frontières imposées

Lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire, et notamment l'histoire coloniale, j'ai découvert la fameuse conférence de Berlin de 1885, durant laquelle les puissances européennes s'étaient mises d'accord pour se partager le continent africain.

Ce moment particulier est devenu, à juste titre, le symbole du colonialisme européen triomphant, et il est souvent cité comme preuve de notre mépris pour les peuples et les cultures puisque les frontières furent taillées selon les intérêts des métropoles.

Ces découpages, que l'on retrouve aussi au Moyen-Orient et en Asie, sont souvent invoqués pour expliquer le sous-développement, la violence et à peu près tous les dysfonctionnements des pays qui furent un temps sous le joug occidental.

J'ai longtemps cru cette explication, avant de m'apercevoir que plusieurs données nuançaient ce propos.

D'une part ces découpages n'étaient pas tous complètement arbitraires, ou du moins il arrivait qu’ils s'inscrivent dans des subdivisions pré existantes : par exemple le Liban, la Syrie et l'Irak suivaient plus ou moins le découpage ottoman.

Et d’autre part, les frontières fixées en Europe ne sont pas plus logiques en termes de peuples que celles des autres continents.

Si l’on se réfère à la notion de frontières naturelles, on a plusieurs contre-exemples rien que pour la France.

Celle les Pyrénées tout d’abord : le massif coupe le territoire basque en deux, et isole le nord de celui de la Catalogne. Pour qui est-ce une frontière naturelle?

A l’Est la France s'arrête sur le Rhin, mais longtemps l’Allemagne considérait se terminer sur la Meuse (rappelé par le vers désormais supprimé « von der Maas bis an die Memel » de leur hymne).

La région située entre ces deux cours d’eau a fait les frais de ces deux visions concurrentes, et leurs habitants, les Alsaciens-Lorrains, ont de ce fait changé plusieurs fois de nationalité au cours des siècles. Dans ce cas aussi, quelle est la frontière naturelle et pour qui l'est-elle?

Par ailleurs, si l’on étudie l’histoire de près, on se rend compte également que les peuplements ont souvent été corrigés de manière plus ou moins autoritaire, qu’il s’agisse de déplacements forcés ou de politiques d’acculturation linguistiques, culturelles ou religieuses. 

C'est même une constante sur à peu près tous les continents et ça n'est pas terminé de nos jours.

A l'échelle européenne, on peut dire que c’est la moitié Est qui est la plus enchevêtrée en termes de peuplements et de frontières.

Quand j’ai commencé à étudier cette partie de notre continent, j’ai découvert que certaines régions y avaient été découpées en plein milieu, que des peuples s’étendaient souvent à l’extérieur du pays parent, et aussi qu'il pouvait difficilement en être autrement du fait de peuplements particulièrement imbriqués.

Ces lieux sont souvent en lien avec les empires russe/soviétique, ottoman, allemand et surtout avec l'Autriche-Hongrie.

Beaucoup de peuples qui cohabitaient dans ces régions en marge des grands empires connurent des systèmes plus longtemps féodaux qu'en Europe occidentale, et la délimitation des territoires et de la loi y furent aussi beaucoup plus flous et tardifs.

En ce sens la fameuse création française de l’État-nation y est beaucoup moins adaptée et plus délicate qu'ailleurs. 

C'est d'autant plus vrai que le peuplement s'y est souvent fait en pointillés: sur un même territoire on passe d'un village d'une ethnie à un village d'une autre, puis un village d'une troisième, puis de nouveau un village de la première, etc.

J'insiste sur l'Autriche-Hongrie parce que contrairement à ses voisins russes et prussiens et aux pays modernes qui sont issus de leurs démembrements, il semble que les Habsbourg n'aient pas voulu assimiler les gens, ou du moins pas de manière autoritaire.

Préfigurant en quelque sorte les politiques de l'UE, ils ont préféré chercher un équilibre entre les groupes, au risque d'une implosion du système (qui finit par arriver).

Dans ce post je vais parler de quelques-unes de ces zones de cohabitation, disparues ou non.

Les régions d'ex-Yougoslavie sont une première illustration de ce patchwork. La Slovénie est le plus homogène des rejetons de ce pays, mais une minorité relativement importante de ce peuple se trouve de l'autre côté de la frontière, en Autriche.

Le long de la côte nord de l'Adriatique on trouvait des populations italophones, suffisamment nombreuses pour susciter l'irrédentisme italien (avec notamment l'épisode rocambolesque de l'occupation de Fiume par Gabriele d'Annunzio), et, parallèlement, beaucoup de germanophones peuplaient l'Italie du nord.

Les communautés italo-germaniques existent encore (la légende de l’alpinisme Reinhold Messner en est issu), mais ce n'est plus le cas des italophones, brutalement expulsés par Tito à l'issue de la Seconde guerre mondiale.

Plus à l'ouest, en Croatie, la région de la Krajina fut peuplée de Serbes fuyant les Ottomans. Ils obtinrent le droit de s'y installer contre l'obligation de s'armer pour combattre les Turcs. Lors de l'éclatement de la Yougoslavie, l'expulsion de leurs descendants devint l'un des objectifs de la Croatie.

La Bosnie Herzégovine est un autre sac de noeuds, puisque si l'on y distingue une majorité relative de ce que Tito avait baptisé les Musulmans (avec une majuscule), terme qui désigne les slaves islamisés à l'époque ottomane, le reste se divise entre des Croates catholiques et des Serbes orthodoxes, tous deux enjeux de l'irrédentisme de leurs voisins.

Ensuite, dans ce qui devint la Serbie, la région de la Voïvodine était à moitié peuplée de Hongrois, et le Kosovo, qui depuis a acquis une indépendance controversée, est majoritairement albanophone. 

Ce nouveau pays constitue l’une des extensions de ce peuple en dehors des frontières de l'Albanie, la seconde se trouvant en Macédoine du nord, autre pays sorti de la Yougoslavie et revendiquée par beaucoup de voisins, comme la Bulgarie.

En Tchéquie, qui fut le fleuron industriel de la double monarchie, la minorité germanophone qui vivait surtout à Prague et dans les Sudètes, a disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale, payant de manière indifférenciée les délires nazis auxquels une partie avait adhéré.

Toujours plus à l'ouest il y a le Banat, une province où s'entremêlent jusqu'à aujourd'hui des villages roumains et serbes (il y eut aussi des Allemands mais la majorité a émigré).

Après la première guerre mondiale, cette région austro-hongroise a fini découpée entre la Roumanie et la Serbie, chacun conservant jusqu’à ce jour une minorité conséquente chez le voisin.

Semblable était le cas de la Bucovine, située plus au nord. A la chute de l'Autriche-Hongrie, celle-ci était peuplée d'Allemands, de Roumains, d'Ukrainiens/de Ruthènes, et d'une minorité juive suffisamment conséquente pour constituer la majorité de la capitale Czernowitz.

Roumaine dans l'entre deux-guerres, la Bucovine fut complètement bouleversée par la seconde guerre mondiale. Elle est aujourd'hui découpée entre l'Ukraine et la Roumanie, les juifs y ont été exterminés, la majorité des Allemands en est partie, et nombre de Roumains du côté ukrainien ont fini en déportation.

Czernowitz, Cernauti pour les Roumains, s'appelle désormais Tchernivtsi et son peuplement est presque intégralement ukrainien.

De cette région fantôme nous vinrent quelques célébrités, comme Tristan Tsara ou Paul Celan, ainsi que l'auteur germanophone Gregor Von Rezzori, dont le livre Les neiges d'antan fait un portrait magnifique de cette province.

La Moldavie ne fut pas austro-hongroise, mais connut un destin similaire.

La région historique était roumaine mais intéressa vite les Russes, et ceux-ci, après plusieurs guerres et échanges de souveraineté, en annexèrent la moitié qui est actuellement indépendante (l’autre partie restant roumaine).

J'ai donné quelques exemples rapides, en insistant sur l'Autriche-Hongrie, mais j'aurais pu également évoquer les minorités turques musulmanes de Bulgarie et du nord de la Grèce, les descendants de Russes vivant dans les pays baltes, les germanophones de Belgique, les suédophones de Finlande, ou cet autre peuple sans pays que constituent les Samis (lapons) répartis entre la Russie et dans les pays scandinaves. 

Tout ceci pour dire que si la conférence de Berlin fut bien un découpage arbitraire très largement décorrélé des réalités africaines, l’Histoire montre que partout dans le monde et depuis toujours la constitution des frontières n’est pas un exercice logique et que ces dernières ne sont presque jamais naturelles.

L’état nation est un concept inventé en Europe au 18ième siècle qui s'est généralisé pour le meilleur et pour le pire.

Il est utile parce qu’il donne le cadre indispensable à toute mise en place de lois, mais l’état et la nation ne coïncident presque jamais et si cela se produit, cela change avec le temps et les mouvements de population.

Et de ce fait un état qui fonctionne, en Afrique comme ailleurs, est un état qui parvient à faire vivre ensemble les nations/peuples/individus qui l’habitent, et à susciter parmi eux un sentiment d’appartenance commune et de destin partagé, sans lequel le civisme et la solidarité ne signifient rien.

C'est cela qui est essentiel pour qu'un pays fonctionne, et cela n'a rien à voir avec des frontières prétendument naturelles.


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