mercredi 19 février 2025

Chanson (22) : Déjeuner en paix

La chanson dont je vais parler aujourd'hui m'agaçait un peu quand elle est sortie, en 1991.

Il s'agit de Déjeuner en paix, sans doute le plus grands succès de Stéphane Eicher.

Celui-ci est un artiste suisse. qui compose, écrit et joue de toutes sortes d'instruments.

C'est également un chanteur multilingue, qui s'exprime en plusieurs langues et dont la voix, légèrement voilée, possède un timbre particulier.

A vrai dire, je le connais peu, et surtout pour ses chansons en français entendues pendant mes années top 50, celle-ci en tête.

Au-delà de ses arrangements (notamment des violons) et de sa mélodie, ce sont surtout les paroles de ce titre qui ont fini par me toucher.

Remarque: en rédigeant ce post j'apprends qu'elles ont été écrites par le romancier Philippe Djian, qui eut son heure de gloire dans les années 80, inspirant notamment le classique du cinéma 37°2 le matin.

Déjeuner en paix raconte l'histoire d'un homme horrifié par les nouvelles du monde qu'il lit dans le journal du matin (Internet n'avait pas encore tout remplacé en 91).

Celles-ci ne sont en effet qu'une succession d'horreurs, d'hécatombes et de catastrophes qui l'angoissent et dont il hésite à parler à sa conjointe.

On comprend ensuite que celle-ci, qui dort paisiblement puis se réveille joyeuse, a une approche plus philosophique du monde.

Elle a admis une fois pour toutes que la nature humaine est imprévisible, que l'homme est un animal et qu'elle ne peut rien face aux horreurs qu'il génère.

Et lorsque lui-même s'interroge sur le degré de catastrophe du monde, elle le ramène à sa vie, à la météo dont elle veut profiter et à son désir d'enfant.

Bref, elle souhaite simplement qu'il la laisse déjeuner en paix.

L'idée qui ressort de tout ça me semble être qu'il faut vivre, malgré l'horreur, malgré tout ce qui ne va pas, malgré ce qui se passe mal dans le reste du monde (qui a vu un journal des bonnes nouvelles d'ailleurs?).

Si l'on réfléchit, nos ancêtres ont vécu des vies plus âpres, des périodes bien plus dures que nous, mais ils ne s'empêchaient pas de vivre parce que le pays d'à côté était en guerre, que le climat changeait, qu'une maladie arrivait.

D'ailleurs s'ils l'avaient fait cela n'aurait rien changé, parce que c'est l'essence de la vie.

Alors sans vouloir se retrancher dans son bunker égoïste et sans renoncer à tout ce qui pourrait rendre ce monde plus vivable, je crois qu'il faut effectivement savoir s'abstraire de ce permanent bruit de fond catastrophiste, parce qu'y ajouter sa propre angoisse n'y change rien et ne fait que gâcher ce qu'il y a de bon dans sa vie.

C'est tellement vrai que l'on constate que sur la planète ce sont les générations occidentales actuelles qui sont les plus pessimistes, les moins confiantes en l'avenir, les moins enclines à faire des enfants et les plus angoissées par la pollution et la maladie.

Et cela alors même qu'elles n'ont connu que la paix et l'abondance sur une période extraordinairement longue.

C'est aussi vrai à l'échelle de mon couple, où mon épouse qui a vécu une jeunesse extrêmement dure dans un pays qui s'effondrait, possède cette capacité à me ramener au sol.

En fait, nous avons tous oublié de déjeuner en paix depuis bien longtemps.

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lundi 17 février 2025

Cinéma (27) : R.M.N. et le côté sombre de la mondialisation

Le film dont je vais parler aujourd’hui est roumain. Il s’agit de R.M.N. de Cristian Mungiu, et je trouve qu’il illustre très bien la face sombre de la mondialisation telle que nous la vivons aujourd’hui.

L’action se passe dans un village de Transylvanie, cette région multi ethnique qui a beaucoup changé de mains avant de devenir roumaine, une première fois en 1917, puis définitivement en 1945 (la moitié de la province était redevenue hongroise pendant la seconde guerre mondiale).

Dans ce village, on trouve donc des Roumains, bien sûr, mais également une communauté hongroise assez importante, et quelques résidus de la communauté saxonne, ces descendants de colons allemands dont la majorité a quitté la région pour l’Allemagne après la chute du communisme.

Un des personnages principaux, Mathias, est issu de cette communauté par son père.

L’histoire commence d'ailleurs en Allemagne, où on le voit casser le nez d’un collègue d'usine allemand après que celui-ci l'ait traité de gitan, comme ça se produit si souvent sous nos cieux où les deux sont hypocritement assimilés (désigner l'un pour l'autre chez nous permet d'être subtilement raciste sans l'être).

Suite à cette altercation il s’enfuit précipitamment et débarque dans son village, où vit sa femme, avec qui il n’a guère d’atomes crochus (son retour l'agace), un fils qui ne parle plus depuis une rencontre dans la forêt qui semble l’avoir traumatisé, et une ex-maitresse qui l’attire encore et avec qui il va reprendre sa relation.

Cette dernière, Csilla, est l’autre personnage principal du film. Dynamique et libre (carrière, sexualité, autonomie, etc) , elle a un poste important dans une usine de pain et brioches.

On apprend que son employeur, qui est également le plus important du coin, a des soucis assez classiques de recrutement de main d’œuvre.

Il cherche des ouvriers, mais ne veut les payer qu’au salaire minimum, ce qui fait que les autochtones ne se bousculent guère.

Comme Mathias, ceux-ci préfèrent généralement aller travailler à l’étranger, où eux-mêmes sont mal payés mais suffisamment, grâce au différentiel de niveau de vie, pour faire vivre la famille au pays.

L’entreprise a d’autant plus besoin de bras qu’elle doit atteindre un certain nombre d'employés pour avoir droit à une subvention européenne. Elle va donc faire comme font toutes les entreprises et recruter à l’étranger.

Après quelques discussions avec un placeur spécialisé dans le domaine (et qui précise bien ne pas faire dans l’Africain), la venue de trois Sri Lankais est décidée.

Ceux-ci, comme la plupart des immigrés économiques, sont sérieux, travailleurs et désireux que tout se passe au mieux.

Ils n’ont pas non plus de prétentions religieuses ou culturelles, s’accommodent très bien de leur logement et semblent très arrangeants et contents de leur sort.

Ce n’est pas le cas des autres habitants du village, dont les communautés, d’habitude hostiles entre elles, se regroupent pour exiger le départ des nouveaux venus.

Un prêtre est envoyé en délégation à l'usine, qui refuse de renoncer à ses embauches, puis la situation s’envenime vite, allant jusqu’au boycott du pain et à l’attaque du logement des ouvriers.

Devant la situation les employeurs et le maire du village décident d’organiser un débat pour voir quoi faire.

Cette scène est pour moi le moment culminant du film, les discours des gens constituant un parfait résumé de ce qu’est la mondialisation d'aujourd'hui.

On entend bien sûr des délires racistes dignes d’un autre siècle, notamment sur les maladies spécifiques apportées par les migrants ou le manque d’hygiène qu'on attribue à ces gens vus comme primitifs, polygames et musulmans.

Mais on entend surtout différents points de vue qui ne sont pas si caricaturaux.

On voit les employeurs qui défendent leurs recrues, mais essentiellement parce que leur intérêt est que celles-ci ne coûtent pas cher et leur permettent d’accéder à la subvention.

Un ex-ouvrier souligne d'ailleurs ce point en rappelant qu’ils ont délibérément choisi le salaire minimal et n’ont jamais payé ses heures sup.

Ce à quoi la patronne réplique qu’ils sont le seul employeur de la région et qu’il vaut mieux cela que rien.

Elle est soutenue par un autre employé de l'usine, mais on comprend que celui-ci le fait pour son poste, et aussi pour s'opposer à un contradicteur hongrois, car lui-même est un nationaliste roumain.

On voit un prêtre, qui a refusé l’accueil des Sri Lankais dans son église, y compris celui qui est chrétien, se laver lâchement les mains, révélant ce qu’est la religion pour la plupart des gens : un marqueur identitaire, la bonne conscience à peu de frais et un groupe meilleur que les autres.

A Csilla qui lui fait remarquer qu’on est loin du message chrétien, il réplique en clôturant le débat qu'il n'a pas de leçons à recevoir de quelqu’un qui ne va jamais à l’église.

On voit ensuite le maire appeler à la concorde, demandant à ses administrés de songer à l’image de la région, essentielle pour que les investisseurs et les fonds européens s’y intéressent et permettent le développement du tourisme générateur d’emploi.

Il y a également un Français qui tente d’intervenir en faveur des Sri Lankais.

C’est un jeune homme naïf et plein de bonnes intentions, venu compter la population d’ours pour le compte d’une ONG.

La mention de sa mission lui vaut immédiatement des moqueries.

Les gens soulignent qu’après avoir tué les leurs, les Occidentaux veulent protéger les ours de Roumanie et faire de ce pays leur zoo plutôt que de le laisser construire les autoroutes  et les usines qui aideraient leur développement, soulignant qu’on les prend ainsi pour des sauvages.

Puis lorsque le Français parle des gitans roumains de Paris, c’est l’explosion : les gens lui disent clairement que ce ne sont pas des Roumains, et lui rappellent que la France devrait commencer par intégrer ses Noirs et ses Arabes avant de donner des leçons.

Ils renchérissent en disant que s’ils laissent un ou deux immigrés s’installer, demain ils seront dix, puis amèneront leurs familles, feront des enfants et qu’en dix ou vingt ans, les Roumains ne seront plus chez eux, se basant sur leurs expériences d’immigrés pauvres dans les villes d’Occident.

J’ai souvent constaté cette fonction de repoussoir qu’a notre pays à l’Est, sans trop savoir quoi dire.

En effet, n’en déplaise aux hypocrites et aux idéologues, les attentats, les émeutes et les tensions raciales et culturelles sont bien une réalité, et leur situation socio-économique fait que les migrants roumains sont plus quotidiennement au contact de ces populations que ces derniers.

De plus, par l'espèce de solidarité qui se tisse souvent entre immigrés pauvres dans un même pays, ils entendent souvent l’opinion qu’ont beaucoup de migrants sur les BBR, qui n’est généralement pas très flatteuse (là encore je parle d’expérience).

En somme l’expérience migratoire, très largement partagée par les villageois du film, ne les amène pas à plus d’empathie envers leurs propres immigrés, mais à la réaction contraire et au pas-de-ça-chez-nous.

Cela va a rebours de la doxa qui dit qu’en mélangeant les gens on les rend moins racistes et plus ouverts, et qui est malheureusement complètement fausse. Ce constat est d'ailleurs universel.

Regardons l’Italie, pourvoyeuse de migrants par millions pendant au moins deux siècles, mais où les partis anti migrants caracolent.

Regardons le Maghreb, dont la population émigre en masse depuis des décennies, mais où l'on trouve un ministre algérien, Ahmed Ouyahia, pour accuser les Subsahariens d’apporter crimes et maladies et où le président tunisien Kaïs Saïed reprend à son compte et pour son pays la théorie du Grand remplacement.

Regardons la Turquie, qui envoie elle aussi des millions de migrants dans toute l’Europe, mais où le sentiment anti-syrien est aussi répandu que violent.

Regardons les pays d’Amérique, dont les habitants, majoritairement descendants de migrants et qui ont marginalisé voire effacé leurs prédécesseurs, sont néanmoins régulièrement enclins au rejet de nouveaux arrivants.

Le président étasunien actuel en est une parfaite illustration.

On pourrait continuer ad libitum et sur tous les continents.

C'est pour ça et aussi parce qu’il expose les faits sans prendre parti et sans manichéisme facile, que R.M.N. est un film universel.

Chacun sur cette planète veut une vie meilleure, quitte à émigrer pour cela.

Et en même temps chacun veut conserver son identité, ses repères et ses valeurs, qu’il considère évidemment comme les meilleures. 

Ces deux facettes et désirs sont respectables, même si elles sont souvent incompatibles selon qu'on est celui qui arrive ou celui qui accueille.

Avec la mondialisation économique et technologique qui caractérise notre époque, il n,'y a plus guère de frontières pour les capitaux et les gens qui les détiennent.

Ceux-ci se déplacent sans entraves, allant là où c’est rentable tant que c’est rentable et en repartant tout aussi vite quand ça ne l’est plus.

De ces capitaux dépendent le travail de millions de gens, et la rentabilité est surtout basée sur le coût de la main d’œuvre, sans véritable souci des conditions de vie ou de la façon dont les locaux gouvernent.

Cette liberté de mouvement des capitaux ne s’est pas accompagnée de la suppression de frontières pour les gens, mais ceux-ci essayent bien entendu de suivre le mouvement pour s’en sortir.

Cela entraine un nomadisme économique généralisé, des migrations et des frictions associées.

Le migrant tirant les salaires vers le bas et fait concurrence à l’autochtone, le Roumain en Allemagne comme le Sri Lankais en Roumanie et peut-être un migrant encore plus pauvre au Sri Lanka.

Sans compter que les successives délocalisations qui suivent les investissements entrainent le déclassement dans des délais de plus en plus courts, empêchant un vrai rééquilibrage.

J’ai en tête l’exemple de l'industrie textile, quittant la France pour le Maghreb dans les années 80 puis pour la Chine 20 ans plus tard, laissant dans le nord de la France puis en Afrique du nord des tas de gens sur le carreau.

Et l'on signale aujourd'hui que la Chine se met elle-même à délocaliser au Vietnam ou au Cambodge...

La conséquence c'est que comme les Roumains du village de R.M.N. ces gens n’auront guère d’autre choix que de partir eux aussi, alimentant le cycle sans fin.

Ce film, malgré quelques longueurs et une fin bizarre, vaut donc le coup d’être vu pour ce rappel essentiel.

Et aussi pour espérer que ces problématiques se traduisent un jour par une autre mondialisation, moins financière, plus humaine et redistributrice, qui fasse que chacun puisse vivre décemment et en sécurité chez lui.

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vendredi 24 janvier 2025

Chanson (21): Comme un damné

J'ai toujours eu un très grand amour pour mon pays et sa langue, et je peux dire que mon éducation et mon inclination naturelle peuvent me pousser vers une sorte de patriotisme culturel.

En même temps j'ai très jeune été passionné de musique, et un grand amateur de rock. Ce style a toujours eu ma préférence : c'était résolument la base de mes goûts.

Malheureusement pour moi ces deux passions semblent ne pas fonctionner ensemble.

Le rock français c'est comme le vin anglais disait John Lennon avec malice, et je dois reconnaitre que ma quête d'une VF aussi excitante que les VO, qui me prit une bonne partie de ma jeunesse, n'a guère été couronnée de succès.

Je me suis longtemps forcé à écouter tout ce qui marchait, avait marché ou marchotait sur la scène hexagonale: de Johnny à Téléphone en passant par Starshooter, Martin Circus, Ronnie Bird, Noir Désir, Ange, Vulcain ou Bérurier Noir, j'ai tout testé.

Au final je me suis bien sûr rendu compte que tout cela était un peu vain.

En fait, comme tous les Français depuis au moins l'après-guerre je suis américanisé à l'insu de mon plein gré, dans une société qui l’est un peu plus chaque jour.

L'Oncle Sam, par son savant mélange de coups de pression, de séduction et d'impérialisme, conditionne les cages à miel de l'Hexagone comme celles du reste du monde, et nous pousse à considérer l'anglais comme la deuxième langue du pays.

Et celle-ci, avant qu'elle ne finisse par devenir la vraie langue officielle de l'UE, celle du monde scientifique et celle du monde du travail, a commencé par être celle du divertissement et notamment de la chanson.

La France a lutté plus longtemps et plus tard que ses voisins contre cette tendance.

Citons les lois de quotas d'artistes francophones, régulièrement remises en cause mais toujours présentes.

Notons que nous sommes aussi parmi les derniers à chanter dans nos langues à l’Eurovision (qu’on pourrait rebaptiser Anglovision).

Et si nous n’avons pas d'équivalent des Allemands de  Scorpions ou des Suédois d'Abba, stars planétaires au prix du renoncement à leur langue maternelle, c'est en bonne voie: nous y passerons comme les autres, et d'ailleurs ça a déjà commencé, côté électro par exemple.

Objectivement, on peut se dire que la langue ne devrait pas être un critère quand on parle de musicalité, mais concrètement elle l’est.

Exemple: malgré mon officielle ouverture d’esprit, je n'écoute guère de chanson en néerlandais ou en serbo-croate, au contraire de l'anglais.

Tout ce préambule pour introduire un groupe que j’ai beaucoup aimé et qui avait réussi à marier un solide rock à base hard/metal avec des paroles gueulées dans la langue de Molière: je voudrais parler de Trust.

Fondé par des franciliens à la fin des années 70, Trust était emmené par son charismatique et ombrageux chanteur Bernie Bonvoision et par son guitariste Norbert Krief.

Le groupe associaient des riffs ravageurs à des paroles revendicatives, provocantes et nihilistes, et leurs titres, violents, faisaient feu de tout bois et rentraient dans le lard de tout ce qui était liberticide.

Ils y dénonçaient pêle-mêle les régimes de l'Est (pas très courant dans la France de l'époque), les juntes latino-américaines, les violences policières ou carcérales (avec même des citations de Mesrine), les sectes ou encore l'islamisme qui se mettait en place en Iran.

Notons pour ce dernier thème qu’on trouvait parmi les membres de Trust des juifs et des musulmans pour qui tout cela n'était absolument pas un sujet. Ça laisse rêveur aujourd'hui...

Parmi tous leurs chansons, c'est le titre Comme un damné que j'évoquerai aujourd'hui.

Morceau très court de leur premier album, intitulé Trust comme le groupe, il raconte en quelques mots l’histoire d’un prolétaire lambda dont la vie n’a pas d’horizon.

Pauvre et handicapé, cet anti-héros navigue entre un boulot d’atelier aliénant pour un salaire de misère, son HLM et le métro, et le week-end il va se battre à coups de barre à mine, indifférent aux conséquences qui ne changeront rien à sa vie de loser.

J’avais trouvé une parenté entre Comme un damné et le magnifique Baston ! de Renaud, mais le morceau de Trust est bien plus violent.

Le riff lourd et répétitif souligne l’âpreté absurde de la vie, et les cris de Bernie sont autant d'explosions de rage vomie à la face du monde, sorte de doigt d'honneur désabusé à un destin écrit d'avance.

J’ai bien grandi depuis ces années lycée où Trust m’avait enchanté les oreilles.

J’ai mis de l’eau dans mon vin et cette révolte facile me semble souvent démago (elle l’est).

Mais écouter ce morceau de bravoure a toujours des effets thérapeutiques pour moi.

Il fait partie de ces chansons clé de ce que je pourrais appeler ma playlist nihiliste et je trouve qu’il continue à sonner juste.

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Hors de la matrice

J'ai déjà parlé du bouleversement qu'a été l'irruption d'Internet dans ma vie, comme dans celle de tous les gens qui ont connu cet événement.

Petit à petit, ce réseau s'est installé au cœur de nos existences, au point qu'aujourd'hui il n'est désormais plus vraiment possible de vivre sans connexion et sans smartphone.

Il n'existe plus d'alternative à l'utilisation d'une application en ligne pour payer son ticket de parking, pour consulter les notes de son enfant, pour suivre les événements de son club ou pour déclarer au fisc l'utilisation faite de son patrimoine immobilier.

Il est désormais indispensable de réserver sa visite à tel ou tel musée ou expo, et cela n'est de plus en plus possible qu'en ligne.

Pour toutes ces raisons on finit par acheter un smartphone et l'abonnement associé.

Une fois que c'est fait, la fonction créant l'organe, on y stocke des pense-bêtes, des numéros, des photos, on utilise Google dès qu'on s'interroge sur quelque chose, futile ou non, on  y écoute sa musique, on y calcule son chemin, etc.

Au final le réseau des réseaux et son terminal sont devenus une extension de notre vie, indispensable, indétrônable et omniprésente.

Ce qui en retour change aussi notre façon de vivre et de penser.

L'avènement de cet accès permanent 24h sur 24 fait par exemple que l'on ne sait plus attendre.

Le stockage illimité fait aussi qu'on n'imagine plus quelque chose sans son replay.

L’obsession du partage fait qu’on photographie ce qu’on est censés vivre pour le mettre à disposition sur les réseaux.

On s'habitue à commander ses voyages et ses cadeaux depuis sa chambre le soir en pyjama ou depuis son bureau, sans plus passer par les magasins ou les agences, qui disparaissent.

La vie en mode asynchrone (message / attente réponse) est tellement devenue la norme qu’on ne sait plus téléphoner ou convenir d’un rendez-vous physique.

De même, on ne s'étonne plus de discuter avec des IA de plus en plus perfectionnées quand on a besoin d'aide.

En parallèle, la sursollicitation permanente fait que l'on est de plus en plus rarement concentré à 100% sur ce que l'on fait.

Je me suis rendu compte avec perplexité que moi-même, quand je lis un livre ou que je regarde un film, je passe désormais une partie de mon temps à zapper sur le téléphone, transférant des punchlines qui m'ont plu, recherchant des infos sur un lieu, un acteur, etc.

Checkant connement mes messages aussi, comme si les lire ne pouvait plus attendre une heure ou deux.

Toutes ces nouveautés ont trait au présent, à la vie actuelle.

Mais avec le temps Internet digère aussi de plus en plus de choses du passé.

Qu'il s'agisse de vidéos, d'articles sur des sujets historiques, de références à de vieux objets ou à des événements passés, tout finit par être référencé, indexé et accessible sur le net, tout rentre tôt ou tard dans la matrice.

Enfin pas tout à fait tout.

Il m'arrive encore de trouver des gens, des livres, des acteurs, des films, des objets, des choses enfin qui laissent Google indifférents ou pour lesquels une recherche n'aboutit à rien.

Néant.

Je viens par exemple de terminer un livre que j'ai beaucoup aimé et qui existe à peine sur Internet.

J’ai en effet constaté que si je peux le racheter sur certains sites, je ne trouve aucun élément sur son auteur, ou auteure puisque je ne connais même pas son prénom (il n'y a que l'initiale "P" sur la couverture).

Pas non plus de date de sortie, et si je n’avais pas mis le nez dans une boîte à livres, je n’aurais jamais découvert cet ouvrage dont je ne sais donc presque rien aujourd’hui.

Il n’y a pas que les œuvres, certaines personnes aussi ne sont pas ou plus sur le web.

Je pense à la fille qui jouait l'ainée dans l'émouvant Cria Cuervos ou, à l'héroïne punk du film culte La brune et moi, ou encore à Bambi Woods, l’actrice principale du classique du X Debby does Dallas: ces trois personnes n’existent que dans l’œuvre qu’elles ont laissée.

Certes, elles ont disparu avant l’ère internet, mais le fait qu’elles l’aient fait semble extraordinaire à l’heure où tout semble référencé.

Qu'il existe des choses qui ne soient pas encore digérées par l’intelligence mondiale aurait en fait tendance à me rassurer.

J'aime quand il m'arrive de tomber sur un bec de ce genre, et quand je ne retrouve pas une personne sur les réseaux, je me dis que peut-être tout simplement elle vit surtout IRL, et cela est très bien.

Çà me réconforte en me rappelant la vastitude du monde et la profondeur de l'histoire, et en soulignant que dans les marges de la matrice peut encore exister un autre monde, du moins pour le moment.

L’autre pensée qui me vient est que je me demande ce qui sortira de cette époque inédite de compilation forcenée.

Qu'adviendra-t-il quand tout sera aussi (surtout?) dans le metavers, si cela arrive réellement un jour?

Serons-nous toujours vivants ?

dimanche 29 décembre 2024

Chanson (20): Roy Bean

Je terminerai 2024 avec le titre Roy Bean, de Jean-François Coen.

Ce morceau est très précisément attaché aux interminables étés de mon adolescence, que je passais isolé dans la ferme de mes parents.

Pendant ces trois mois mes seuls contacts avec le reste du monde, hormis ma famille, étaient les lettres que j'échangeais avec mes amis et la télé.

Certains après-midis vides, je regardais les émissions de clips de M6. Je n'aimais pas grand-chose mais je me souviens avoir été interpelé par ce titre et son étonnant clip.

On y voyait le chanteur allongé sur un canapé devant un fond sombre, croquant une pomme avec nonchalance.

Pendant qu'il chantait les paroles écrites défilaient sur le côte et une fille au premier plan se déshabillait lentement.

Elle ne le faisait pas en dansant ou en suivant le rythme de la musique mais cérémonieusement et sans sourire.

Au moment où en sous-vêtements, on supposait qu'elle allait finir nue, un zoom était fait sur la tête du chanteur qui se redressait pour dire "Ma petite tu t'égares" avant que le titre ne s'achève.

Je me souviens avoir été conquis par la simple originalité de ce clip et par sa malicieuse chute.

Le sujet m'interpelait également puisqu'il évoquait Roy Bean, une de ces légendes du Far West que j'avais connues via Lucky Luke, une BD que j'ai beaucoup lue dans mon enfance.

Enfin la chanson elle-même était à mon goût.

Basée sur un riff accrocheur qui se répète, elle est complétée par une riche ligne de basse, quelques passages au banjo et des cordes.

Sur ce fond à la fois cool et entraînant, le chanteur à la voix très ténue pose ses mots avec une sorte de dandysme ennuyé à la Dominic A: le mélange est très réussi.

Le tout s'était imprimé dans ma tête, au rayon des petites pépites qu'il me faudrait retrouver un jour.

Aujourd'hui je ne sais pas grand-chose de plus de Coen.

Les maigres informations de sa fiche Wikipédia semblent indiquer qu'il n'a pas eu une carrière très visible, qu'il est juif pied noir et qu'il a 65 ans.

J'ai découvert qu'il existait plusieurs versions du clip avec plusieurs filles (ICI et ICI), et que d'autres titres de lui, mais pas énormément, étaient disponibles sur le web.

Mais curieusement je n'ai pas cherché à les écouter, comme si je préférais garder la saveur unique de ce Roy Bean venu par hasard éclairer l'ennui d'un été ordinaire.

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vendredi 27 décembre 2024

Chanson (19): Les forêts noires

Je suis né dans une France déjà bien américanisée en termes de culture, notamment musicale.

La vague yéyé qui faisait des VF souvent puériles de hits américains, était passée.

Il y avait une volonté plus grande de créer soi-même et de faire du "sérieux".

Mais on était toujours dans une espèce de copie appliquée de ce qui se passait dans le monde anglo-saxon.

Le temps de l'émancipation des années 90, quand le rock français se mettrait à construire des passerelles avec notre patrimoine (ou ce qu'il en restait) et avec d'autres musiques, issues du reste du monde ou de l'immigration, n'était pas encore arrivé.

Paradoxalement d'ailleurs, cette maturité des 90es a correspondu à la fin de l'hégémonie du rock auprès des jeunes, qui fut détrôné par le rap en même temps que la population changeait massivement.

Mais pour en revenir aux années 80, on pouvait dire en simplifiant qu'on faisait de la musique anglo-saxonne avec des paroles en français, chaque grand courant naissant à Londres, New York ou Los Angeles générant des groupes en VF qui tentaient de devenir l'équivalent français de Madonna, Cure ou Depeche Mode.

Ce n'était pas facile.

Les structures (studios, salles) manquaient, le marché était relativement étroit, les médias longtemps sous contrôle.

Combien de groupes régionaux qui tentaient leur chance ont-ils réussi à percer, ne serait-ce qu'un temps? Combien surtout sont restés locaux et n'ont jamais pu transformer l'essai?

Celui qui chantait le titre dont je vais parler aujourd'hui était l'un d'entre eux.

Il s'appelait Sclérose et venait du Limousin, il était plutôt bon et produisit une série de titres que j'entendais dans les radios du coin, mais ne réussit pas à percer au niveau national.

Leur musique était très new wave, avec beaucoup de clavier et le son un peu froid de l'époque. Leur chanteur avait une voix un peu juvénile/androgyne qui collait bien avec leurs textes, fouillés et poétiques.

C'était je crois mon frère aîné qui m'en avait parlé et m'avait fait écouter quelques morceaux, et j'ai longtemps gardé en mémoire des extraits d'une chanson touchante et obscure qui parlait d'une fille trop belle se lavant dans des eaux...

Grâce à la magie internet, j'ai fini par retrouver Les forêts noires (c'est le titre) ainsi qu'une mauvaise vidéo du groupe le jouant en extérieur un jour de froid glacial comme il y en avait encore dans les années 80.

D'autres chansons que je connaissais étaient également disponibles, mais c'est celle-ci qui reste ma préférée.

La douce nostalgie qui en émane, ses vers mystérieux et son côté amateur continuent à m'enchanter et à m'évoquer cette période qui s'éloigne.

Elle me fait également penser à ma région, qui a elle aussi tellement changé, et me rappelle à quel point naître à tel ou tel endroit conditionnait la suite.

Si Téléphone s'était formé à Limoges et Sclérose à Paris, qui sait ce qui se serait passé?

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mardi 17 décembre 2024

Vie professionnelle (6): larbin

J'ai été inspiré pour mon post d'aujourd'hui par le mot larbin, ce qualificatif qu'on entend souvent balancé par les grandes gueules, les fortes têtes, comme une insulte.
 
Qu'est-ce qu'un larbin?
 
On désigne par ce mot une personne obéissante, servile, suiveuse, qu'on imagine sans volonté propre, voire sans dignité.
 
Çà renvoie au pire à l'idée d'esclavage, de domesticité, a minima à la domination et au suivisme, quelque chose d'éminemment péjoratif aujourd'hui.
 
Est-ce pourtant toujours aussi clair? Est-ce que les larbins sont forcément nuisibles ? Est-ce qu'être un larbin n'est pas aussi un choix qu’on doit respecter ?
 
En effet, être le subordonné dévoué de quelqu’un de plus puissant/compétent/riche garantit un certain confort matériel, une protection.
 
Dans certaines circonstances, cela peut être utile et une stratégie intelligente.
 
C’est notamment le cas dans des pays ou des époques sans garde-fous sociaux, où la naissance, la richesse et le rang conditionnent la vie de manière exclusive.
 
Les écuyers, les bonnes ou majordomes, voire les esclaves de maison jouissaient de privilèges qui peuvent faire ricaner aujourd’hui mais n’étaient pas négligeables pour autant.
 
Ils étaient parfois même une question de survie, conditionnant l’accès à des choses aussi basiques que se nourrir ou se loger.
 
Et à rebours de ce qu’on imagine parfois dans nos visions romantiques des classes sociales, la quête de ces privilèges peut faire l’objet de lutte impitoyable et ceux qui y aspirent être totalement dénués de scrupule.
 
Je me souviens d'un personnage de Yasmina Khadra, un boxeur je crois, qui était devenu garde du corps/homme à tout faire pour l'un de ces fils de révolutionnaires/militaires corrompus qui possèdent au sens propre l'Algérie depuis 1962.
 
Sauvant son maitre de la vengeance d'une de ses anciennes victimes, il assénait à celle-ci avec un cynisme tranquille: "Tu ne le toucheras pas, ce maitre c'est le mien, je me suis battu pour l'avoir et tu ne m'en priveras pas."
 
On peut aussi penser à l’esclave joué par Samuel L. Jackson dans Django Unchained, plus effroyable avec ses pairs que ne l'était son propre maître.
 
Sans aller jusqu’à ces extrêmes, un larbin peut l’être devenu pour jouir d’un pouvoir ou d’une position enviable à son niveau.
 
Songeons au pouvoir des secrétaires de direction ou des chambellans, que leur rôle d’interface permanente rend incontournables pour qui veut approcher leurs maîtres.
 
Je parle ici d’aspects matériels et/ou de distinction, mais il n’y a pas forcément que ça qui peut motiver ce choix.
 
On peut aussi apprécier le confort intellectuel que donne le fait de laisser un autre décider ou prendre les initiatives à sa place.
 
Se cantonner aux tâches dites "de merde" et laisser au maître/supérieur les combats sur les grands sujets, les responsabilités ou les initiatives peut être un choix.
 
Au risque de choquer, je pense que les couples dits traditionnels et heureux qui existent et ont existé sont souvent ceux dans lesquels il y avait ce partage assumé entre l'intendance et la stratégie, si l'on peut dire.
 
J’ai pu constater cela de nombreuses fois, avec un homme faisant carrière en se reposant intégralement sur sa femme pour la gestion de la maison et de la famille, tout en respectant ce rôle, en partageant les revenus et en consultant son épouse pour les grandes décisions.
 
C’est plus rare dans l’autre sens, mais je connais un homme qui ne se sentait jamais aussi bien que lorsqu’il se trouvait dans cette configuration d’homme au foyer.
 
Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais que certains et certaines choisissent cette configuration et s’y trouvent bien. Ce choix est aussi respectable qu’un autre.
 
Pour en revenir au monde professionnel, on trouve derrière la plupart des leaders une personne pas forcément aussi visible et connue, un homme ou une femme à tout faire qui lui est intégralement dévoué et s’active à concrétiser les choses dans l’ombre.
 
Sans elle ou sans lui, le leader se retrouve pollué par les problèmes annexes, et à l’inverse cette personne ne saurait ou ne voudrait pas prendre la place du leader.
 
J’en viens à la dernière idée : au final, les larbins ne sont-ils pas indispensables ?
 
Dans le couple comme dans le travail, il est absurde de vouloir que tout le monde décide et tout aussi absurde de mépriser ceux qui exécutent ou mettent en œuvre, avec un mépris proportionnel au zèle mis dans cette exécution.
 
Il me semble crucial de réhabiliter les bons exécutants, qui sont indispensables à tout projet, toute communauté.
 
Il n’y a rien de déshonorant à suivre quelqu’un, à être celui qui fait au lieu de celui qui dit quoi faire.
 
Il n’y a rien d’humiliant à être celui qui gère le quotidien.
 
Pourvu que chacun soit reconnu et qu’il y ait un équilibre, ça n’a rien de méprisable.