dimanche 27 octobre 2024

Chanson (14): Pauvre Martin

Je vais parler aujourd'hui d'un morceau de Georges Brassens qui, pour faire partie de ses plus courts (moins de deux minutes), n'en est pas moins marquant. Il s'agit de Pauvre Martin.

Comme beaucoup de ses chansons, elle est construite sur un enchainement d'accords jazzy à la guitare, avec la fameuse "pompe" auquel il est souvent associé, sur un tempo plutôt rapide.

Et comme beaucoup de ses titres, ce sont surtout les paroles qu'il faut écouter.

Cette fois-ci il se contente de narrer la vie de Martin, un journalier agricole que sa bêche fait vivre.

Elle le fait d'ailleurs plutôt survivre puisqu'il nous explique que toute la journée, pendant de longues heures et quel que soit le temps, il va retourner la terre de ses employeurs, lui-même ne possédant rien.

En quelques mots, Brassens insiste à la fois sur le dénuement de son personnage, sur son mérite et sur son acceptation d'un sort injuste.

Il n'a en effet "ni l'air jaloux ni l'air méchant" malgré la dureté de ce métier précaire, et lorsque vient l'heure de mourir, il creuse lui-même sa tombe et s'y allonge dans la solitude, pour ne pas déranger les autres.

Cette histoire émouvante rappelle le sort d'une grande partie de l'humanité, dont la vie est limitée et difficile, et pour qui les questions matérielles, à commencer par manger,  restent centrales et vitales au sens propre du terme.

A chaque fois que j'écoute Pauvre Martin, je pense à mon arrière-grand-père maréchal ferrant qui, perclus de rhumatismes, continua à travailler jusqu'à la fin parce qu'il n'avait pas le choix, comme tant de gens à l'époque.

Je pense aussi aux témoignages de ces anciens employés des mines d'uranium du Limousin que l'on peut voir dans l'intéressant musée de Bessines-sur-Gartempe. Beaucoup d'entre eux expliquaient pudiquement en être venus à cette extraction parce qu'ils n'arrivaient pas à assumer financièrement leur famille.

Je pense encore au touchant livre Le cheval d'orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, qui raconte une enfance bretonne du début du vingtième siècle, et plus précisément à ce que son grand-père appelait "la chienne du monde", c'est-à-dire la misère, que les plus pauvres tentent par une lutte quotidienne de tenir à distance le plus possible.

Je pense également aux romans de Panait Istrati, lorsqu'il décrit les dockers de Braïla, se battant pour travailler à la journée.

Plus près de nous, je revois également les migrants africains, maghrébins ou est-européens qui hantent les parkings des Ikéa et des Leroy-Merlin de l'Ile-de-France, en quête de clients prêts à les embaucher à la tâche.

Nous oublions trop souvent à quel point notre société occidentale, si elle n'est évidemment pas parfaite, est incroyablement généreuse.

Nous avons des bourses, des hôpitaux, des retraites, des aides sociales, des infrastructures, des milliers d'oeuvres et d'association. Ici le chemin pour tomber au plus bas est plus long qu'ailleurs et la liste des garde-fous bien plus importante.

Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que c'est à nos portes que le monde entier se presse: nous avons là un trésor qu'il faut préserver, et qui est très neuf au regard de l'histoire.

En résumé, Pauvre Martin est une chanson très émouvante et un véritable remède contre l'auto-apitoiement.


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jeudi 17 octobre 2024

Vie professionnelle (1): Introduction

Le temps que nous passons à travailler dans une vie est énorme.

Une fois déduits le sommeil et l’alimentation, c’est même probablement l’activité à laquelle nous consacrons le plus de temps, depuis l’entrée à l’école, qui constitue un pré-travail, jusqu’à la retraite, du moins dans les pays où celle-ci existe.

C’est dire l’importance du "boulot".

Celui-ci influence de manière centrale l’existence de chacun, tout d’abord par le revenu qu’il génère, qui conditionne le reste de la vie.

Ce revenu peut être le salaire, le chiffre d’affaire, les avantages en nature, etc. et de lui dépend ce qu’on peut s’offrir ou offrir à sa famille, et parfois plus tragiquement si l’on va manger ou pas.

Le travail structure aussi l’organisation pratique d’une vie.

Qui travaille en trois huit, la nuit ou les week-ends devra s’adapter en conséquence : pas de courses le samedi, peu de sorties avec les autres, enfants gardés en décalé, etc.

Idem pour les gens qui travaillent en lien avec l’éducation nationale : pas de RTT possible, et pas de latitude sur les dates de vacances.

La question du lieu de travail est aussi déterminante.

Les gens qui travaillent sur des chantiers ou qui doivent voir des clients/des collègues lointains sont souvent absents de chez eux.

Ceux dont l’employeur est éloigné de leur domicile ou ceux qui font des prestations chez des clients (comme les femmes de ménage), doivent consacrer un temps non négligeable aux transports, dont la durée peut changer une vie.

A l’inverse l’apparition du télétravail change la donne : être loin de son travail est gérable si l’on n’y va que ponctuellement. On voit ainsi des gens employés en Ile-de-France qui repartent ou s’installent en province, concentrant les déplacements sur quelques jours.

A mon échelle, je suis passé de dix heures de RATP par semaine à quatre, et les six heures libérées sont une petite révolution pour moi.

Le travail a aussi des impacts sur la santé et l’espérance de vie. Diverses pathologies sont renforcées voire déclenchées par tel ou tel emploi : la silicose pour les mineurs, les tendinites pour les utilisateurs de souris, les escarres pour les routiers, etc.

Il expose aussi la plupart du temps à un milieu particulier, avec certaines origines sociales et/ou ethniques sur représentées, comme la noblesse chez les officiers, la grande bourgeoisie avec les diplômes afférents pour les cadres dirigeants et les hauts fonctionnaires, les ultramarins pour les premiers échelons de la fonction publique, les tailleurs juifs, les vigiles africains, les femmes de ménage maghrébines ou philippines, etc.

Chacun a aussi ses habitudes, ses règles, et tout n’est pas toujours économiquement rationnel, loin s'en faut.

Certaines corporations, comme les cheminots, sont ultra politisées et plus attachées à la défense coûte que coûte de leurs avantages qu’à la bonne marche de la SNCF, et je me suis rendu compte que dans mon domaine il y avait régulièrement des effets de mode parfaitement illogiques mais suivis en masse quelles que soient les éventuelles conséquences.

Dans la série de posts que j’entame ici, je vais évoquer quelques-unes des expériences professionnelles que j’ai vécues ou vues, ainsi que les réflexions qu’ont pu m’inspirer les longues années que j’ai déjà consacrées au travail.

Fatalement, je parlerai de ce que je connais le mieux, c’est-à-dire le monde du tertiaire.

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mercredi 16 octobre 2024

Chanson (13): Marie-Jeanne

Quand je pense à Joe Dassin, je réentends sa chaude voix, je revois son sourire inoxydable, son brushing parfaitement gonflé et ses costards scintillants.

Il résume un peu tout l’univers kitsch et glamour des grandes années de la variété, avec ces émissions phares qui enchantaient (ou pas) les soirées de la France de mon enfance.

Je l’associe à une forme d’insouciance, à des chansons légères et sans prétention, qui parlent d’amour, de copains, de filles, de bande dessinée, d’une Amérique et d’un Paris en technicolor...

Et puis à côté de tout ça, presque en opposition, il y a son titre Marie-Jeanne.

Mon plus vieux souvenir de cette chanson est une reprise (par Cabrel ?) qui nous avait fait rire mon frère et moi sans que je me souvienne vraiment pourquoi. Je sais aussi que ma mère m’en avait dit beaucoup de bien, et puis un jour je l’ai réentendue, et adorée.

Marie-Jeanne est une transposition française très réussie du morceau américain Ode to Billie Joe (comme beaucoup à l’époque, Joe Dassin reprenait et adaptait énormément de succès étrangers).

Celui-ci est un hit monumental dans le monde anglo-saxon, il fut le sommet de la carrière de son interprète Bobbie Gentry et Dassin en a fait une relecture très fidèle.

A rebours des orchestrations léchées de son style habituel, Marie-Jeanne a une instru très sobre.

Une guitare folk en constitue l’ossature principale, dont les accords syncopés et retenus donnent d’entrée une dimension intrigante, sinon inquiétante à la chanson.

Cette mélodie simple tourne en boucle tout au long de chacun des couplets, lesquels finissent tous par une chute, un peu brutale, avant de repartir (sauf le dernier bien sûr).

Sur ce fond Dassin parle presque autant qu’il chante, racontant sur presque cinq minutes une histoire très forte.

Le narrateur est le fils d’une famille d’agriculteurs qui se retrouve autour du repas coupant la journée de boulot et qui discute en mangeant.

Les travaux des champs sont évoqués parmi d’autres choses, et tout d’un coup l’annonce est faite qu’une certaine Marie-Jeanne Guillaume s’est jetée dans la Garonne, depuis le pont de l’obscur village (fictif) de Bourg-les-Essonnes.

Par petites touches se dessine le portrait de cette famille et du village où ils évoluent, ainsi que celui de ladite Marie-Jeanne.

On devine que celle-ci n’était pas très maligne et, via quelques anecdotes à leur sujet racontées pendant le repas, qu’elle connaissait le narrateur.

En voyant ensuite que la nouvelle lui a coupé l’appétit on s’interroge sur la nature de leur relation.

Puis en apprenant qu’avant son geste fatal Marie-Jeanne avait été vue en train de jeter quelque chose dans la rivière en compagnie d’un garçon qui justement lui ressemblait, on comprend que c'était à la fois sérieuse et secret.

La fin de la chanson lève le dernier doute qui pouvait rester : après une digression sur les événements intervenus dans sa famille l’année suivant le suicide, auquel plus personne ne pense, le narrateur conclue en disant que de temps en temps il jette des fleurs depuis le pont de la Garonne.

Cette tranche de vie rurale un peu sordide s’achève ainsi, avec plein de sous-entendus et de non-dits : qu’est-ce qui a été jeté dans l’eau ? Que s’est-il réellement passé ?

Ces questions, à l’instar de celles du Billie Joe de la VO, ont hanté des générations d’auditeurs et ne sont pas pour rien dans le succès de ce morceau.

La description de ce milieu et des rapports humains sont réalistes, réussissant à ce qu’en quelques minutes on visualise Bourg-les-Essonnes, la ferme, la scierie, le magasin, etc. C’est presque un court-métrage.

Cet alliage entre une histoire forte, un chant tout en retenue et un arrière-plan musical parfaitement adapté donne toute sa puissance à ce morceau, qui constitue à ce que j’en sais, une exception dans la carrière de Joe Dassin, et qui vous reste dans la tête longtemps après le "Et je les jette dans les eaux boueuses du haut du pont de la Garonne" qui le clôture

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Patrimoine, culture et immigration

Un ami et moi parlions récemment de l'invasion russe en Ukraine, et de l'acharnement des troupes de Poutine à tout détruire, à commencer par le patrimoine.

Les Russes ont un lourd passé colonial et génocidaire.

Au temps des tsars comme pendant l'ère soviétique, ils ont déporté et/ou exterminé des peuples et des gens par millions: Tcherkesses, Baltes, Tatars, Ukrainiens évidemment, Allemands de la Volga, Polonais...la liste est immense.

Le but de ces manœuvres était toujours de faire place nette, de faire disparaitre ce qui avait précédé l'arrivée des troupes russes/soviétiques au profit d'une nouvelle identité, en commençant par supprimer ce qui est visible, c'est-à-dire les réalisations antérieures, et en décimant les élites.

Je parle des Russes parce que c'est de nouveau d'actualité, mais ce processus est vieux comme le monde et universel. Les exemples sont légion.

La politique chinoise au Tibet, au Xinjiang ou en Mongolie intérieure est la même: peuplement, sinisation, destruction du passé.

Il y a l'implacable et permanent grignotage des territoires palestiniens par Israël, là aussi à nouveau tristement d'actualité.

Il y eut les capitales coloniales créées quasiment ex nihilo dans les empires (N'Djamena par exemple).

Il y eut la politique de reconstruction de Tenochtitlan par l'Espagne sur les ruines de l'empire aztèque.

Il y eut la transformation de Sainte Sophie en mosquée par les Turcs.

Il y a les innombrables ruines d’abbayes catholiques en Irlande.

Il y a les Bouddhas dynamités en Afghanistan...

Etc.

Ce processus peut avoir lieu au sein même d'un peuple ou pays, comme certains délires architecturaux communistes (pensons à la systématisation de Ceausescu), ou encore comme la transformation du bâti catholique après la Révolution française. 

Mais l'idée est la même: du passé faisons table rase.

La destruction de l'architecture est la plus spectaculaire et la plus visible, mais celle qui est la plus importante c'est la culture.

Concernant la France, notre pays fut longtemps très assimilateur, fondant de gré ou de force ses habitants dans un moule unique basé sur la langue et la république, au détriment d'autres identités.

Plus près de nous, la Turquie est une autre illustration, la république d’Atatürk jetant aux orties le prestigieux passé ottoman, son alphabet, ses vêtements et ses moeurs pour passer au forceps du côté de la modernité occidentale.

Les politiques britanniques de placements des enfants métis d'Amérindiens ou d'Aborigènes dans des familles blanches procèdent aussi de cette volonté d'effacer un héritage.

Ces méthodes sont violentes et coercitives, mais il est toutefois une autre cause de destruction du passé et/ou du patrimoine d'un peuple, moins violente, pas forcément calculée ou planifiée, mais qui peut être tout aussi fatale.

Cette cause c'est tout simplement le désintérêt.

Prenons l'exemple de la langue. Le français s'est jadis répandu par la force, mais aussi et peut-être surtout par la séduction, car il semblait porteur de modernité, de supériorité, un peu comme l'anglais aujourd'hui.

Le français était la langue de l'aristocratie dans beaucoup de pays, la langue d'une partie des Juifs éclairés, et aussi celle que dans les régions de l'Hexagone on se pressait d'apprendre dès qu'on avait un peu d'ambition, reléguant dialectes, créoles et patois au rayon des vieilleries honteuses.

Autre exemple français: pendant les Trente Glorieuses on a balancé sur l'autel de la modernité beaucoup de traditions, de musiques, de fêtes, vues comme ringardes et inintéressantes.

Ce processus fut plus marqué pour certaines régions que pour d'autres.

Un ami opposait le Limousin, terre rouge ayant jeté beaucoup de son identité pour se fondre dans la France républicaine, et la Bretagne, région plus marginale et longtemps en opposition avec "Paris" et qui a du coup plus voulu conserver sa culture d'origine.

Depuis lors, l'heure du français comme outil de modernité est passée. Y compris en France, il ne fait pas le poids face à l'impérialisme culturel américain.

On le constate dans le monde du travail, où les termes anglophones supplantent les uns après les autres leurs équivalents français, au point que mes jeunes collègues fraichement formés ne connaissent souvent que les premiers.

Coté culture on peut aussi noter le succès phénoménal de la danse country, surprenant dans un hexagone qui a volontairement jeté aux orties son riche héritage de danses populaires.

Etc.

Ces illustrations montrent des changements dus à l'apparition d'une nouvelle religion/idéologie/façon de vivre qui a séduit et entrainé le rejet des précédentes.

Et il y a un élément qui peut être accélérateur, voire déterminant dans ce processus: la composition de la population, et donc l'immigration.

J'ai souvent évoqué cette thématique, qu'il s'agisse du seuil des 30% ou de l'impact de la démographie d'une manière générale, mais je vais illustrer son caractère essentiel dans notre cas.

Lorsque quelques personnes arrivent et sont disséminés parmi un peuple déjà existant et attaché à un collectif, des traditions, des mœurs ou des idées, elles vont généralement se fondre bon gré mal gré dans ce creuset en quelques générations.

A contrario, lorsqu'elles sont suffisamment nombreuses et concentrées, elles vont naturellement reconstruire leur société d'origine, et ne pas ou moins s'intéresser à la culture préexistante.

C'est d'autant plus vrai si la société d'accueil est elle-même ouverte, dans le sens où elle a renoncé à définir et transmettre de manière normative et/ou contraignante un corpus d'idées et de moeurs, une religion ou une idéologie, et si le collectif y est moins essentiel.

Et c'est encore plus marqué s'il existe une ou des alternatives dans le pays même.

On peut très bien illustrer ça par le cas du Québec.

Forte de sa vitalité et de son nombre, la population majoritaire avait réussi à imposer la francophonie dans les années 70, porté par un élan qui paraissait alors irrésistible.

Cinquante ans plus tard, le constat est qu'année après année la francophonie recule, d'une part parce que le Canada étant dans un pays bilingue, chacun a le droit d'y vivre en anglais ou en français, et d'autre part parce que l'accroissement de la population est le fait de l'immigration.

En fait, le français offrant beaucoup moins d'opportunités que l'anglais dans le monde et encore moins dans la partie du monde où se situe la Belle Province, la majorité des migrants choisit fort logiquement l'anglais, et ne s'intéresse pas forcément plus à la culture québécoise qu'à une autre.

On constate des tendances similaires dans l'UE.

C'est flagrant dans les pays dont le système est, pour des raisons historiques, officiellement multiculturel, généralement en Europe du nord, comme par exemple les Pays-Bas et la Belgique.

Ces deux états se sont construits selon le principe des communautés, religieuses pour les Pays-Bas, avec protestants et catholiques, et également linguistiques pour la Belgique, avec ses zones néerlandophone, germanophone et francophone.

Les nouveaux arrivants ont trouvé dans ces systèmes la possibilité de reconstruire des communautés organisées selon leurs propres règles, mais sans avoir l'arrière-plan historique et en n'ayant pas forcément intégré ce qui fait que les communautés historiques sont belges ou néerlandaises.

Les sociétés organisées selon ce type favorisent cette dynamique, mais on la retrouve également dans des pays comme la France, aux traditions plutôt centralisatrices et assimilatrices.

On s'attendrait à ce que ce modèle fasse la différence, mais en réalité la poussée démographique est la même que dans le voisinage, et surtout le centralisme est en quelque sorte annihilé par la couche supérieure que constitue l'UE.

Ce n'est pas la même chose que le Québec, qui n'est qu'une province et non un pays, mais le niveau supranational de l'Union Européenne a un peu les mêmes conséquences sur les états qui la composent.

En effet, les différents élargissements ont démultiplié l'influence anglo-saxonne, à la fois parce que les petits pays la choisissent pour ne pas se sentir écrasés par les poids lourds du continent et parce que la culture et la langue mondiales sont made in USA.

Dans ce contexte les migrants, dont on sait qu'eux seuls permettent depuis des années que la démographie de l'UE ne chute pas, vont généralement choisir un mix entre leur culture d'origine et la culture euro-américaine commune à tous les membres, plutôt que les héritages nationaux de ces derniers.

Ceux-ci sont d'ailleurs vus comme sans intérêt, dépassés et limitatifs, et de toute façon les états fondateurs ont généralement choisi de ne plus transmettre et encore moins de glorifier leurs identités depuis de longues années.

D'ailleurs l'UE pousse toujours à la roue dans ce sens, comme les propositions de débaptiser les congés d'origine chrétienne pour ne pas froisser les nouveaux arrivants qui ne le sont généralement pas (cf. les idées promues par Helena Dalli). 

De plus les grandes diasporas transnationales, comme les Marocains par exemple, se sentiront souvent plus à l'aise dans une plus grande entité.

Quoi qu'il en soit, quel que soit le modèle choisi par les pays d'accueil, la vitalité démographique des nouveaux arrivants (renforcée par la dénatalité indigène), leur forte endogamie, entretenue par une immigration constante et cette possibilité de choix culturels inhérente à nos sociétés ouvertes font que le visage de certaines villes, voire certaines régions a fondamentalement changé.

On a tendance à penser en premier lieu aux communautés maghrébines et à la criminalité et le terrorisme islamiste qu'on leur associe, mais ma réflexion va au-delà de ces problèmes (et d'ailleurs, ces migrants ne se réduisent évidemment pas à des bandits et des fanatiques!).

En fait, en considérant que ces communautés vont continuer à s'enrichir, à grandir et à se normaliser, on peut se dire qu'à un moment elles se demanderont en quoi elles devraient se sentir plus concernés par l'héritage de leurs prédécesseurs que par exemple les Américains par les cultures de leurs autochtones.

Dans le livre  Une révolution sous nos yeux, l'Américain Christopher Caldwell imaginait le conseil municipal d'une ville européenne à majorité islamique confronté à un arbitrage budgétaire entre une réfection urgente et coûteuse d'un bâtiment historique, comme une cathédrale, et la subvention d'un projet nouveau, pas forcément islamique d'ailleurs.

Dans quelle mesure cette majorité, ayant grandi connectée à Netflix et aux pays d'origine de leurs parents se sentiront-ils concernés par un héritage qu'ils n'ont pas eu ou qu'ils ont pu choisir de délaisser?

Et s'ils sont devenus majoritaires, au moins relativement, pourquoi devraient-ils préserver un patrimoine qui n'est pas le leur?

La question reste entière, mais certains signes donnent des pistes de réponse pas forcément agréables.

L'inculture religieuse s'est généralisée, à la fois effet de la déchristianisation séculaire du pays et d'une éducation nationale qui évite le sujet par crainte (hélas justifiée) des critiques musulmanes.

Les relations entre les sexes changent également.

D'une part on est de plus en plus dans le conflit/la contractualisation nord-américaines.

D'autres part la mixité ne va plus de soi: des jeunes de ma connaissance ont par exemple été frappés du fait que dans les amphis des formations supérieures grand public (type fac ou IUT), les garçons et les filles ne se mélangent plus, chacun prenant spontanément un côté.

Le rapport au corps est lui aussi de plus en plus empreint d'un puritanisme d'importation, orientale et/ou nord-américaine.

J'ai été surpris du nombre de garçons se baignant avec un slip sous leur short ou se douchant en sous-vêtements sous l'effet d'une pudeur qui aurait été vue comme déplacée dans ma jeunesse.

Bref, s'il ne fait pas de doutes que les enfants nés en France font la France de demain, on peut se demander si celle-ci gardera un lien autre que territorial et linguistique (et encore) avec la France d'hier.

On peut ou non s'en désoler (les civilisations sont toutes mortelles) mais il faut en avoir conscience.

mercredi 9 octobre 2024

Chanson (12): Ils s'aiment

La chanson Ils s’aiment du canadien Daniel Lavoie a quarante ans.

Je l’entendais à la radio lorsque j’étais gamin, guère emballé par cette balade un peu lente et cette voix ordinaire.

Avec le temps, ma vision a changé, notamment quand j’ai compris le texte, aussi simple que beau.

L’auteur raconte avoir créé ce titre après avoir vu deux adolescents amoureux dans le Beyrouth ravagé des années 80.

Il avait rapproché cette anecdote de discussions qu’il avait eues avec des jeunes Occidentaux.

Ces derniers, malgré une vie sans commune mesure avec celle de ces Libanais, semblaient uniformément pessimistes et convaincus que le seul avenir qui les attendait était noir et catastrophique.

Ce contraste lui avait donné l’idée de cette chanson.

Le "laissons-les s’aimer" s'adresse à notre monde riche, peuplé majoritairement d’adultes de plus en plus vieux et pessimistes et qui semblent oublier de laisser la place aux nouvelles générations, les étouffer sous la leur, puissante comme jamais une génération ne l'a été.

Les jeunes ont en fait le droit de faire à leur tour des projets, de tâtonner, de se tromper, d'avoir de l’espoir, de connaitre l’amour et l'enchantement, aussi terrible que nous paraisse le monde dans lequel on vit.

D'ailleurs est-il plus terrible qu’avant ? En est-on tellement sûrs ?

N’est-ce pas plutôt nous qui n’acceptons pas d’avoir perdu nos illusions, comme c’est la règle, et qui ne voulons pas que nos enfants aient les leurs propres, comme c'est également la règle ?

C’est un bien triste présent qu’on leur fait là, et c’est aussi un manque de confiance et de soutien.

La musique d'Ils s'aiment est mélancolique et poignante, sonnant comme une résignation, mais celle-ci est immédiatement contredite par ces paroles émouvantes. Cette opposition fait tout le sel de cette chanson.

Moi qui suis père de deux jeunes qui se cherchent et tâtonnent, et qui suis par ailleurs d’un naturel pessimiste, je remercie Daniel Lavoie de me rappeler cette simple vérité.

Oui, "Laissons-les s’aimer", malgré nos craintes, légitimes ou non, parce que c’est cela aussi la vie, que c’est leur moment, qu’il n’y a aucune justification à les en priver, et parce que l’espoir et l’amour sont les premières forces pour affronter un futur par définition incertain.

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