lundi 11 novembre 2024

Chanson (16): La mamma

Charles Aznavour était un monument, connu jusqu'aux Etats-Unis. Son parcours force le respect, et comme pour tous les grands de la chanson française, j'ai voulu un jour m'y frotter.

Je ne peux pas dire que j'ai énormément apprécié la voix ou la musique, mais certains de ses textes font vraiment la différence. Il avait le don pour créer des petits univers ciselés qui vous restaient dans la tête.

Emmenez-moi parle à tous ceux qui ont rêvé d'une vie moins étriquée et fantasmé un ailleurs paradisiaque.

La bohême parle à tous ceux qui regrettent les illusions d'une jeunesse passée.

A ma fille évoque finement l'angoisse du départ inévitable des enfants de la maison familiale.

Comme ils disent montre la douleur de la différence, en l'occurrence de l'homosexualité à l'époque où c'était encore réprimé.

Je m'voyais déjà, son premier succès, dresse le portrait cruel d'un artiste raté.

Etc...

Et puis il y a La Mamma.

Je crois que la première fois que j'ai entendu ce dernier morceau, c'était dans la version interprétée par Dalida, mais j'ai préféré l'original.

Cette chanson aux sonorités un peu hispanisantes raconte l'histoire de la fin d'une matriarche italienne, La Mamma, qui est en train de mourir. On ne saura pas de quoi, mais cela n'est pas le sujet.

Pour ses derniers instants, toute sa famille s'est réunie autour d'elle. Enfants, y compris celui jadis rejeté, conjoints, petits-enfants, tout le monde est là et l'on comprend qu'il s'agit d'une véritable tribu, à la méditerranéenne.

Son agonie est décrite comme paisible, acceptée de tous.

Les hommes boivent du vin, les femmes chantent, notamment l'Ave Maria, un guitariste gratte doucement son instrument, les enfants jouent au pied du lit.

Tout le monde est attentionné et veille à ce que l'ancêtre parte en paix et entourée.

Par petites touches, Aznavour nous montre que La Mamma était le centre de cette famille.

On devine l'importance qu'elle avait pour chacun, la puissance des liens tissés par le temps et l'amour, qu'ils s'agissent de larmes, de sourires ou d'autres souvenirs.

La chanson s'achève par un cri d'amour: pour tout cela jamais elle ne quittera vraiment sa famille.

C'est très touchant et très beau.

La famille est italienne mais le portrait est universel. 

Sur tous les continents et dans tous les pays, même dans nos sociétés occidentales aux familles réduites et atomisées on trouve de ces maitresses femmes, dévouées a leur parentèle et sur lesquelles tout le monde sait pouvoir compter.

En écoutant La Mamma j'ai toujours pensé à ma grand-mère, une femme de caractère à la vie extraordinaire, qui eut quatre enfants, treize petits-enfants et pas moins de vingt-huit arrière-petits-enfants dont elle connut une bonne partie, sans compter sa myriade de neveux, nièces et autres petits-cousins.

Très hospitalière, elle accueillait toute l'année cette innombrable parentèle dans sa grande maison, très proche de celle de mes parents, et ce défilé et ce mode de vie m'ont beaucoup marqué.

Plus près de moi, ma belle-mère est une version roumaine de la Mamma, son minuscule appartement étant depuis toujours le centre de gravité de sa famille et de leurs amis, pour lesquels elle cuisine non stop et pour qui son oreille bienveillante est toujours disponible. 

Et puis tout récemment je me suis mis à penser aussi à ma mère, sans doute à cause de ses problèmes de santé qui s'accumulent les derniers temps.

Ma mère n'est pas du tout du même modèle.

C'est une intellectuelle rêveuse et effacée que l'ombre de sa propre mère, la grand-mère dont je parle plus haut, puis celle d'une belle-famille plutôt dure, semble avoir toujours cachée. 

Nos relations furent et sont complexes et retenues, marquées par l'incompréhension et les non dits.

J'ai longtemps détesté ce que j'avais hérité d'elle, ce côté spontanément en retrait, une tendance à l'autodénigrement, et une forme de pessimisme angoissé et de résignation face au monde.

J'avais également le sentiment que mes parents vivaient dans une autre planète, tellement loin du vrai monde et qu'ils m'y enfermaient.

Cette impression est sans doute propre à tout adolescent, mais mes proches m'ont dit que dans mon cas c'était vrai, nous vivions un peu à l'écart du monde.

Avec l'âge, je n'en veux plus à mes parents, qui font partie des gens qui me sont le plus cher au monde, parce que je sais qu'ils ont fait de leur mieux et pour le mieux et que la famille parfaite n'existe pas, mais notre relation reste particulière.

Pour ma mère, le temps, la maladie et la mort de mon frère semblent avoir augmenté sa tendance à se retirer du monde, et il m'est peut-être encore plus difficile de communiquer avec elle. 

En fait, j'ai plus que jamais le sentiment d'être passé à côté de ma mère, et quand j'y pense ou quand je l'appelle, je ne peux m'ôter cette impression du coeur.

Pourtant, et même si je ne sais pas le lui dire, je sais que quand elle partira pour toujours, Maman jamais, jamais, jamais ne me quittera.


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Livre(38): Enquête sur un crucifié

J’ai déjà évoqué Jean Lartéguy dans un ancien post.

Cet écrivain journaliste au passé militaire était un représentant de l’aventurier à la française tel qu’on pouvait le rencontrer dans les trois premiers quarts du vingtième siècle, dans sa version de droite, par opposition aux communistes et gauchistes si présents dans cette période, et dont les avatars finirent par dominer le débat à partir des années 80.

Ses romans comme ses essais se basent sur ses propres expériences de globe-trotter, sur les gens qu'il a rencontrés et les situations qu'il a vécues de près, avec une prédilection pour les zones de guerre et les empires coloniaux européens finissants, pour lesquels on sent de la nostalgie et un certain attachement. 

Lartéguy n’était visiblement pas dupe des successeurs des puissances de tutelle, notamment des communistes, et s’inquiétait du sort des perdants, qu’il s’agisse des Européens nés sur place ou des indigènes ayant choisi la France (harkis d’Algérie, moïs du Vietnam, etc…).

J'ai découvert l’auteur avec le livre Les chimères noires, qui traitait de la sécession du Katanga de l'ex-Congo belge, épisode dont j'ignorais tout à l'époque.

Le contexte historique et sa description m'avaient emportés et emmené à lire tout ce que je trouvais de lui, notamment son roman le plus connu, Les centurions.

Celui-ci parlait du rôle de l’armée pendant la guerre d’Algérie et un film éponyme en avait été inspiré (de très loin cependant), avec un casting prestigieux comprenant notamment Claudia Cardinale, Alain Delon et Antony Quinn.

Après avoir lu plusieurs Lartéguy j'ai toutefois identifié une sorte de pattern parfois répétitif qui m'a lassé, un peu comme l'avaient fait les livres de Jules Verne quand j'étais plus jeune.

On y croisait toujours des hommes virils, souvent issus de milieux campagnards ou provinciaux à la forte identité, de l'honneur, du panache, des idéologues, des gens brisés et des rédemptions, le tout saupoudrés de voyages, d'alcool, de sexe, et de drogue.

Sans renier cet auteur, je suis donc passé à autre chose.

Je suis récemment retombé sur lui dans une boîte à livres. Il y avait là un ouvrage intitulé Enquête sur un crucifié, que son titre intriguant m'a incité à prendre. 

Bien m'en prit. Je reconnais avoir dévoré ces presque 500 pages quasiment d'une traite, et y avoir trouvé, outre les recettes habituelles, quelque chose de touchant et d'humain auquel je ne m'attendais guère.

L'histoire est racontée par un Suisse d'une riche famille protestante qui travaille dans une banque et qu'on charge d'une mission un peu particulière.

Sa banque a la charge des biens d'une famille richissime de marchands d'arme, dont l'unique héritier est le fils d'un acteur américain à la vie dissolue.

Celui-ci était en instance de divorce avec une Italienne fantasque aux dents longues quand il disparut au Vietnam, alors en pleine guerre civile appuyée par les Américains.

Une preuve de sa mort ferait de l'Italienne l'héritière légale, ce que ni la banque ni la famille ne souhaitent, tandis qu'une preuve contraire bloquerait le dossier suffisamment longtemps pour qu'il s'éteigne.

Notre héros va donc partir à la recherche de cet homme, dont un portrait se dessinera progressivement, et avec lequel il s'identifiera de plus en plus.

Les premiers éléments de l'enquête sont tout d'abord ses femmes, toutes de forts personnages.

La première est une prostituée américaine que son père lui avait offerte pour leurs retrouvailles (il avait été élevé en Suisse par ses grands-parents jusqu'à sa majorité).

Celles-ci se terminent horriblement mal et il fait ensuite un bout de chemin avec la fille, trainant avec elle dans New York avant de partir en Europe.

La fille le suit. Elle vit désormais en France et élève eu un enfant dont il est potentiellement le père (nous sommes avant les tests ADN).

La seconde femme est sa demi-sœur (fille d'une autre femme du père), gauchiste comme on l'était à l'époque.

Elle tient une boutique de fringues à Carnaby street, a vécu une relation bizarre et malsaine avec son demi-frère et tente elle aussi de récupérer l'argent.

La dernière femme est une prostituée vietnamienne occidentalisée, spécialisée dans le GI mais amoureuse de lui, comme elles l'étaient toutes d'ailleurs, et que paradoxalement lui rêve de re vietnamiser.

La dernière partie du livre, peut-être la plus importante, se passe au Vietnam et au Cambodge.

On y croise des troupes américaines, des restes de l'Empire français, qu'il s'agisse de métis, d'ecclésiastiques ou de l'équivalent local des pieds-noirs, des communistes, toute sorte de trafiquants.

Remontant la piste de l'héritier, le narrateur découvre que la dernière fois qu'il a été vu, ce dernier partait au Cambodge, accompagné d'un soldat perdu comme la France en produisait alors (ex-OAS, ex-révolutionnaire nihiliste en 68) et d'un GI si drogué qu'il s'en était détaché du monde et ne pouvait vivre que dans le chaos du Vietnam d'alors.

L'enquête se termine de façon absolument tragique.

Le héros ne sera plus jamais le même et s'identifiera au parcours de l'objet de ses recherches.

Celui-ci, doté d'une force physique, d'une beauté et d'un courage peu ordinaires, s'avère être un homme torturé, dégoûté par sa naissance et sa richesse, et désireux de l'expier en donnant un sens à son existence.

Lartéguy fait un parallèle audacieux entre son parcours et celui du Christ, le twist final, inspiré par des faits réels, poussant le parallèle jusqu'au bout.

Je ne sais si c'est le romantisme de droite, le protestantisme, le monde colonial ou ce désir de faire le bien, mais ce roman m'a touché au coeur.

Je l'ai refermé avec regret, comme cela m'arrive quand un livre m'a beaucoup plu, et cette histoire me tourne dans la tête depuis.


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vendredi 8 novembre 2024

Chanson (15) : Still loving you

Mon premier souvenir de la chanson Still Loving you, est celui d'une pub pour un jus de fruits.

On y voyait deux ados footballeurs se bousculer, se battre, être séparés par leurs équipiers, puis finalement se réconcilier autour d'une bouteille de Fruité (le jus en question).

Scénario banal, mais ce spot est curieusement resté dans ma tête, et la puissance du titre n'y est sans doute pas pour rien.

Sorti en 1984, il fut un immense succès, peut-être le plus grand même, du groupe allemand Scorpions. La légende attribue même à ce slow légendaire un mini baby-boom dans l’Hexagone, comme s’en amuse régulièrement le chanteur du groupe.

Scorpions, qui existe toujours, est un véritable dinosaure.

Né dans les années 70, le groupe commença par un hard rock un peu psychédélique, leur guitariste initial lorgnant vers Jimi Hendrix, avant de partir vers un métal plus classique, et même vers ce que les puristes, dont mes amis de l’époque, appellent avec un peu de mépris du "hard FM".

Ce courant désigne les artistes ayant adopté les codes du métal (cuir, cheveux longs, guitares saturées) mais édulcoré la partie violente, déjantée et subversive qu'on attribue au mouvement, pour aller vers quelque chose de plus pop, de plus "commercial" en pondant notamment des balades plus ou moins sucrées, qui peuvent (et sont parfois spécifiquement faites pour) être appréciés au-delà des fans avertis.

Et les balades, çà a toujours été le point fort de Scorpions, Still Loving you en étant un archétype.

(NDLR : cette classification de l’authenticité, qui s’applique à tous les styles et tous les artistes de toutes les époques, d’Elvis à Snoop Dog, est évidemment une pure vue de l’esprit).

Plus jeune, j’ai beaucoup écouté Scorpions, collectionnant leurs pochettes salaces, souvent censurées partout sauf en France, et testant leurs différents styles et époques avant de me lasser, comme pour beaucoup d’autres artistes.

Certains titres continuent toutefois encore à me plaire, Still Loving You en tête.

Ce morceau est très long et, comme souvent dans les chansons que j'aime, il est construit sur une progression.

Il commence avec une guitare douce et mélancolique qui fait une petite intro préparant l'entrée en scène de la voix de Klaus Meine, reconnaissable à son petit côté nasillard et à ses puissantes envolées.

A l’époque je ne comprenais pas de quoi le titre parlait (en fait c’est une sorte de Ne me quitte pas, un homme amoureux qui supplie sa partenaire sur le départ de lui donner une autre chance), mais il était évident que Meine ne rigolait pas.

En effet une tension très forte émanait de ses mots, quelque chose entre le déchirant et l’insistant qui touchait au-delà du sens.

A partir du deuxième couplet, la partie rythmique rejoint la guitare et la voix, relançant la machine avec un peu plus de puissance.

Puis quand arrive le premier refrain, les guitares saturées font leur apparition, avant de s'éclipser pour le couplet suivant.

Ce cycle se répète jusqu'au dernier refrain, qui explose dans une apothéose qui emporte.
 
Et c’est sur un mur du son bien métal que le chanteur crie à son aimée et au monde son "Still loving you", lancé comme un cri de défi ou de désespoir.

Ce morceau est terriblement estampillé années 80, avec ce son typique et cette impression qu'il a été enregistré dans une cathédrale.

En ce sens il a vieilli, mais je trouve qu'il s'est bonifié, et l’émotion qui s’en dégage reste pour moi toujours efficace, au-delà de la petite bouffée de nostalgie qui en rajoute une couche.

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La guerre en Ukraine, la Russie, l'Occident et les autres

En février 2022, la Russie lançait une invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Dire que c'était une surprise serait sans doute exagéré, Poutine ayant donné l'habitude de retremper son pouvoir dans les guerres.

En 1999 il y eut la sanglante mise au pas de la Tchétchénie, probablement lancée à partir d'une manipulation: le président de la Douma annonça en effet l'un des attentats justifiant l'intervention trois jours avant que celui-ci n'ait eu lieu.

En 2008 il y eut la Géorgie, dont il envahit sans coup férir 20% du territoire en y créant des républiques clientes, un peu sur le modèle de la Transnistrie moldave.

En 2014 enfin, il y eut la conquête éclair de la Crimée ukrainienne et les troubles fomentés dans le Dombass.

A chaque fois on grogna un peu pour la forme, mais on laissa faire (pour la Tchétchénie, région de la Fédération de Russie, on ne pouvait d'ailleurs pas faire légalement grand-chose), en espérant que ce serait la dernière fois.

Ce qui n’était jamais le cas puisque Poutine recommençait sans cesse, finissant par carrément lancer ses troupes à l’assaut de l’Ukraine toute entière.

L'Occident fut stupéfait de ce changement d'échelle: plus personne n’y est habitué à une telle audace.

Et puis la plupart des analystes étaient persuadés que le coût trop élevé d'une telle guerre empêcherait la Russie de se lancer dans une bataille de cette ampleur. A tort.

En 2010 j'expliquais dans un post la dynamique conquérante de ce pays, qui, contrairement aux autres puissances européennes, n'a jamais renoncé à être un empire, et qui d'autre part n’a jamais fait son mea culpa pour les monstruosités soviétiques (pas de Nuremberg du communisme) et se considère toujours comme doté d’un destin spécial.

Je n'imaginais toutefois pas qu'elle ressusciterait un genre de conflit qui avait disparu sous nos cieux depuis longtemps (j’exclus les guerres de Yougoslavie, qui tenaient plus de la guerre civile et interethnique que d'une véritable conquête coloniale).

Comme la plupart des gens, avant 2022 je ne connaissais que peu de choses de l'Ukraine.

Dans ma tête c'était une sorte de petite Russie, qui fut martyrisée durant l'Holodomor et donna des dirigeants à l'URSS (Krouchtchev puis Brejnev), et à Israël (comme Vladimir Jabotinsky ou Golda Meir), mais mes connaissances se limitaient à ça.

L'âpreté de leur résistance m'a fait un peu plus m'intéresser à leur histoire, conditionnée par le fait qu'il s'agit d'un de ces pays que la géographie semble avoir placé au mauvais endroit, le condamnant immanquablement aux invasions.

A l'instar de ses voisins polonais, baltes ou roumain, l'Ukraine est en effet coincé entre des puissances hostiles, et en plus c'est essentiellement une grande plaine, donc facile d’accès.

La population y est majoritairement slave, et ce pays a pour autre caractéristique d'avoir vu naitre dans ses frontières le premier royaume dont se réclame son puissant voisin, la Rus' de Kiev .

La Russie le considère donc comme partie intégrante de son territoire, et l’a fait plusieurs fois disparaitre de la carte, avec ou sans le concours des autres voisins.

De ce fait, l’Ukraine comporte une très importante minorité russophone, suffisamment vaste et intégrée pour que son président actuel en soit issu.

Volodymyr Zelensky n'est en effet pas seulement juif: sa langue maternelle est aussi le russe et non l'ukrainien, ce qui rajoute d’ailleurs une couche aux fables poutiniennes sur son prétendu régime fasciste et anti-russophones.

Au  final, quelles que soient la profondeur et l’ancienneté des liens ukraino-russes, et malgré cette histoire tourmentée que les pro-Poutine de droite comme de gauche ressortent et déforment à loisir, ma conviction reste claire.

Quoi que l'on pense des régimes et des mentalités des peuples, rien ne justifie une invasion. L'Ukraine ne veut manifestement pas redevenir russe, il faut soutenir l’Ukraine.

Cette conquête a par ailleurs une autre dimension.

Pour moi elle est plus qu'une guerre et je pense qu’elle constitue l’un de ces événements qui font changer d’époque, qu'elle est un test décisif pour ce qui reste de l’ordre mondial que nous connaissons.

Régulièrement sur la planète les cartes sont rebattues.

A l'échelle de l'Europe, depuis que nous sommes passés dans l'ordre dit de Westphalie, entériné par les traités du même nom qui posèrent les bases de la souveraineté étatique, nous avons connu différentes époques.

Chacune fut dominée par une puissance qui imposait un temps les règles du jeu, qu'il s'agisse des Habsbourg et de Charles Quint, de la France de Louis XIV ou de Napoléon, de l'Angleterre, du Reich allemand après Bismarck, voire, pour les partie sud et est, des voisins arabes puis ottomans qui s’y aventurèrent.

Ces dominations étaient toujours intraeuropéennes.

Notre continent eut ensuite la particularité exceptionnelle de se projeter sur l’ensemble du monde.

Ce furent d’abord les Amériques, dès le 16ième siècle, qui furent transformées en Europe bis, puis à partir du 19ième siècle, le reste du globe.

Toutes les puissances régionales, tous les empires, tous les royaumes et tous les ordres sociaux pré existants à cette expansion durent s’adapter à l’Europe, à ses langues, son écriture, son calendrier, sa vision du monde, sa façon de travailler, à son industrie, sa technique, ses normes, etc.

Le point final de ce processus fut atteint au début du vingtième siècle, quand la planète se trouvait divisée entre les mains de quelques puissances.

La plupart d’entre elles avait leur capitale en Europe, et leurs principaux challengers y étaient liés : l’ex-colonie britannique étasunienne d’une part, et l’empire euro-asiatique de Russie d’autre part, qui est une lui aussi une sorte d’extension de l’Europe, partageant un important héritage avec nous.

Les guerres mondiales firent bouger le centre de gravité du monde vers ces challengers.

La première par son incroyable saignée, diminua durablement les forces du continent, ébranla l'ordre établi tout en donnant à réfléchir aux peuples colonisés.

La seconde entérina la mise sous tutelle des anciens maitres du monde, qui devinrent progressivement des seconds couteaux, tandis que se mettait en place ce qu’on allait appeler la guerre froide, période pendant laquelle je suis né et pendant laquelle l’Europe puis le monde se vit divisé en deux camps opposés.

Le premier camp était conduit par l’URSS, l’héritier de l’empire tsariste converti au communisme, système installé par la force dans tous les pays "libérés" par l’armée rouge en 1945 et dont l’attrait idéologique allait permettre à Moscou d'entretenir des chevaux de Troie chez ses ennemis.

Le second camp, le monde dit libre, était dirigé par les Américains, auxquels l’argent, la puissance militaire et la domination culturelle donnaient un leadership incontournable.

Sous l’égide de ces deux super puissances, comme on disait alors, les pays colonisés par l’Europe obtinrent l’un après l’autre leurs indépendances. Ce processus se fit facilement ou dans la douleur, mais en trente ans il fut terminé, à l’exception des colonies soviétiques maquillées en RSS.

Tous les nouveaux venus rejoignirent les instances internationales mises en place après la guerre, comme l’ONU, dans le but affiché de créer un ordre mondial plus juste, qui rejetterait les idées de conquête et d’agression et donnerait à chacun le droit à la parole.

Toutefois, malgré ces instances, malgré la décolonisation et le passage du leadership aux US et à l’URSS, les maitres du monde restaient globalement les mêmes.

Chaque nouveau pays, à quelques exceptions près, devait se ranger bon gré mal gré sous l'un ou l'autre des deux parapluies et participer à l'affrontement général.

Dès sa création l’ONU avait nommé cinq pays membres permanents dans son conseil de sécurité.

Ces membres possédaient et possèdent toujours des pouvoirs étendus, et notamment le droit de veto : il s’agit des USA et de ses clients français et britannique, et de l’URSS et son client chinois.
Cette particularité les favorise encore aujourd'hui, alors que leur importance dans le monde va décroissant.

La guerre froide s’acheva en 1989, lorsque le bloc communiste s’écroula.

En quelques années, l’URSS perdit ses vassaux et une partie de ses colonies, souvent reprises en main par le rival américain, et a contrario les USA connurent alors l'apogée de leur puissance, inégalée pendant au moins une décennie.

Malgré ce bouleversement géopolitique, le la planétaire restait encore donné par les mêmes acteurs : si l’Europe continentale était en perte de vitesse et en avait conscience (l’UE fut une tentative de réponse à cette dynamique) l’ordre mondial restait celui qu’elle avait inventé, qu’il s’agisse de puissance économique, politique, militaire ou normative.

Toutefois, rien n’est éternel, et les signes de la fin de cette hégémonie séculaire se firent et se font de plus en plus tangibles au fur et à mesure que les années passent.

Tout d’abord le poids démographique dans le monde du bloc Europe/Amériques/Monde russe baisse inexorablement.

Ces pays vieillissent et font moins d’enfants, tandis qu'a contrario la plupart des pays dits du tiers monde sont à leur tour entrés dans la transition démographique, cette phase d’accroissement rapide de la population qui assura pour partie l’expansion de l’Europe, lui fournissant en abondance les colons et les soldats dont ses puissances avaient besoin.

En parallèle de ce relatif effacement démographique, de sérieux challengers sont apparus sur le front économique.

Il serait d'ailleurs plus juste de dire réapparus, puisqu’avant l’ère coloniale ces pays étaient des poids lourds de l’économie mondiale, plus en rapport avec leurs tailles et populations.

Le premier à décoller fut le Japon, suivi par la Chine, et ils connurent des réussites exceptionnelles.
 
Le nouvel empire du milieu finit même par dépasser les US en termes de PIB, accompagnant cette réussite d’une remise en cause de l’ordre mondial de plus en plus ferme et belliqueuse.

Dans le sillon de ces deux précurseurs, une grande partie des économies asiatiques se développe fortement : Corée du sud, Singapour, Indonésie, sans oublier l'Inde qui reprend progressivement une place à la mesure de sa taille et de son histoire.

Sur un autre plan, un nouveau mode de contestation marque le monde depuis 1979 : il s'agit de l’islam politique, dont les mouvements bénéficient du soutien des riches pays producteurs de pétrole, et qui tentent d’imposer une autre façon d’organiser le monde.

Les puissances du Golfe, la Turquie et l’Iran veulent ainsi tracer un chemin qui soit le leur, tentant là aussi de retrouver la place qu’ils avaient avant l'ère coloniale.

Toutes ces remises en cause sont logiques et normales du point de vue de la morale et de l'équité.

Il n’y a absolument aucune raison à ce qu’une minorité de pays domine la majorité et lui impose ses vues et ses intérêts, et c’est indéniablement ce qui s'est passé avec l’Occident et le monde russe depuis plusieurs siècles.

Sous différents avatars et avec différents leaders nous avons en effet bel et bien organisé le monde selon notre volonté, sans guère se préoccuper d’obtenir ou non l’accord des autres. C’était injuste.

Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le travers de la flagellation et jeter le bébé avec l’eau du bain.

Parmi tout ce que nous avons imposé en termes d'idéaux, plus ou moins atteints, je reste convaincu que la démocratie, la liberté d’expression, la laïcité/la tolérance religieuse, l’égalité des individus ou l’état providence sont des inventions précieuses que nous devons préserver, a minima chez nous.

Les alternatives, qu’il s’agisse de la charia ou du communisme capitaliste chinois ne font pas envie, et les nationalismes qui ont empoisonné l'Europe si longtemps ne sont pas moins toxiques chez les autres.

Nous devons prendre garde à ne pas être à notre tour balayés par ces alternatives dans la redistribution des cartes à laquelle nous assistons.

Il faut donc que notre aire culturelle garde un certain poids, tienne encore bon sur certains points, et se fasse respecter sinon craindre. Pour cela, il faut être en position de force et garder des arguments.

En clair, pour rester ce que nous sommes devenus et perpétuer ce que notre héritage a de bon, tout en laissant les autres reprendre leur juste part, il va falloir être lucides sur nos forces et nos faiblesses, prêts à se battre et être unis.

N’oublions pas que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu’elle nous montre que les minorités, privilégiées ou non, qui aident les majorités opprimées sont la plupart du temps décimées de manière indifférenciée lorsque ces dernières prennent le pouvoir.

Nombre de nobles révolutionnaires français ont goûté à la guillotine, les bourgeois internationalistes compagnons de la révolution d’octobre sont morts au goulag, les juifs pro indépendance des pays arabes ont dû fuir, etc.

Il est de plus évident qu'après les siècles de domination par ce que d'aucuns nomment "le monde blanc", le ressentiment et le désir de vengeance sont immenses chez ceux que nous avons dominés, et aussi parmi les diasporas qui en sont issues.

L’idée est qu’au final nous ne devrons compter que sur nous pour exister et que le remords pour le passé ne doit pas nous faire oublier ce point.

C’est ainsi que j’en reviens à la guerre en Ukraine.

Dans ce conflit, la Russie se raconte des histoires et se trompe de siècle. Même si elle se pose en contre modèle, elle partage beaucoup plus qu’elle ne l’admet avec l'Occident, dont elle fait à quelques nuances près, partie.

Les Russes sont un peuple "blanc", dont les racines plongent dans la chrétienté occidentale, l'histoire dans les empires d’Europe, ils ont les mains pleines du sang de peuples autochtones et d’autres continents, ils partagent nos mœurs, notre rationalité technologique, notre littérature.

Moscou connait par ailleurs les mêmes soucis que Paris, Londres ou Berlin : vieillissement et baisse de la population, immigration extra-européenne très forte et porteuse de changements sociaux majeurs, concurrence économique avec la Chine, doublée pour la Russie par les revendications de ces derniers sur les territoires qu’ils ont perdus au 19e siècle.

La Russie est partie prenante de l’ordre créé en 1945, elle bénéficie toujours d’un siège permanent à l’ONU alors que son poids relatif le justifie de moins en moins (comme ceux de la France et de l’Angleterre). Bref, son destin est clairement lié au nôtre.

Du coup la remise en cause de cet ordre que Poutine fait en lançant cette guerre territoriale d’un autre âge lui coûtera autant qu’à nous.

S’il arrive à ses fins, il enverra un signal fort, à savoir la fin du monde défini en 1945.

Par cette invasion il ressuscite l’irrédentisme qui a si longtemps ravagé notre continent, rouvrant une boîte de Pandore qu’on aura bien du mal à refermer.

La Chine sera encouragée dans son verrouillage progressif des mers et dans son projet de conquérir Taiwan.

La Turquie, qui dépèce déjà le nord de la Syrie en toute impunité, pourra dépasser le stade des provocations aériennes en mer Égée et reprendre pied dans les îles grecques, ou soutenir la conquête du territoire arménien convoitée par son allié azéri.

Maduro ne verra plus d'objections à lancer la guerre dont il menace le Guyana.

Etc.

Une victoire russe serait par ailleurs le dernier clou sur le cercueil de l’UE, déjà divisée, vassalisée, concentrée sur des conneries sociétales et idéologiques (comme le changement de nom des fêtes chrétiennes) et déconnectée à la fois de ses peuples et des vrais enjeux.

Et pour peu que les US ne trouvent plus d'intérêt à nous soutenir, nous finirons par nous réveiller dans des pays petits, marginalisés, sans protection ni marges de manœuvre face aux nouveaux mastodontes, lesquels ne seront pas plus bienveillants que nous ne l'étions à leur place.

En conclusion, en voulant récupérer un bout de territoire et détruire un ordre mondial qu'il dit injuste, Poutine se trompe d'époque et surtout il ne se rend pas compte que l'ordre qu'il combat est le sien, qu'il est celui que son pays a mis en place, et qu’en le détruisant il libèrera des forces qui marginaliseront et déclasseront la Russie bien plus surement que ses prétendus ennemis.

Voilà ce que je vois derrière cette guerre imbécile, et voilà pourquoi je pense que son enjeu dépasse la simple question territoriale.

mardi 5 novembre 2024

Vie professionnelle (5): Co-construction, bienveillance, consensus et pipeau

Le post que je commence aujourd'hui m'a été inspiré par une expérience professionnelle récente.

Elle m'est plutôt désagréable, même si elle est en fait assez banale, même si j'en ai déjà précédemment vécue de similaires et même si j'en revivrais sans doute bien d'autres avant d'arriver à la retraite.

Je la trouve typique de notre époque, où le directif et l'autoritaire sont décriés et où l'on veut absolument prétendre que toute décision fait consensus, que ce soit le cas ou non.

Le point de départ en est un questionnement sur le futur d’un domaine d’activité de mon employeur. Dans mon cas, il s'agit du système d'informations, mais cela peut être n'importe quoi d'autre.

Ce genre de questionnement est normal : pour durer, toute entreprise doit en effet s’adapter et évoluer, anticiper les choses et définir des stratégies à moyen et long terme.

Elle doit suivre les marchés dans lesquels elle s’inscrit, tenir compte de la réglementation et du climat politique du moment, de l’état de ses fournisseurs, etc.

De ces réflexions découlent des choix et des arbitrages. Pour que ceux-ci soient pertinents, il faut bien sûr étudier, réfléchir, demander conseil, se poser, et rassembler toutes les billes de façon à pouvoir trancher impartialement.

Chez mon employeur le contexte était le suivant.

Un processus métier était géré par deux équipes, chacune maitrisant une partie du secteur sur lequel on réfléchissait. L’idée était de rationnaliser au maximum la gestion de ce processus.

Un chantier a donc été lancé pour remettre à plat l'existant et redéfinir les besoins des utilisateurs: le but était de voir ce que l'on devait garder de chacune des deux parties, ce qui devait être mis en commun et/ou modifié, et comment envisager au mieux et de façon impartiale les orientations futures dudit processus.

Sauf que l’une des deux équipes, qui avait pour ambition déclarée de se positionner comme point central, refusa cette démarche.

Elle rejeta ainsi l'étude et l'arbitrage, avec d'autant moins de scrupules que son responsable était ami avec la personne qui allait trancher.

Par copinage donc la messe était déjà dite. Comme très souvent, c'est le mieux placé et pas forcément le plus compétent qui avait gagné.

Sauf qu'on ne peut pas acter ce genre de choses comme ça et qu'à l'heure du dialogue, de la bienveillance et la co-construction il faut toujours un consensus, ou a minima l'apparence d'un consensus.

En clair, il ne suffisait pas de virer l’arbitre et d’annuler l’étude originelle, il fallait aussi mettre en place un "contre-séminaire" pour aller dans le sens préalablement choisi.

Bien entendu, on a exclu dudit séminaire toutes les voix discordantes et fait venir une majorité de béni-oui-oui acquis à la cause.

Bien entendu aussi, les sujets qui auraient pu apporter une contradiction ou une remise en cause n'ont pas été abordés ou ont été repoussés à une hypothétique session ultérieure (dont on s'assura qu'elle n'aurait jamais lieu).

Bien entendu enfin, le compte rendu, déjà écrit, est resté à la main des organisateurs qui en ont enlevé toute opinion divergentes ou toute question qui fâche.

Ledit compte rendu a évidemment amené à la conclusion arbitrée au départ (avec une petite promotion pour ses instigateurs au passage).

C’est là que je me pose la question : pourquoi faire semblant ? Pourquoi ce jeu du débat faussé ? Quel besoin de lancer ce séminaire aussi crédible que des élections chez Poutine ou Maduro ?

Est-ce qu’on se dit que dans les cinq ou dix ans, si ça tourne mal on pourra se référer au séminaire en affirmant que la décision avait fait consensus ?

Est-ce une façon de se donner bonne conscience à l’heure où le rapport de force n’est plus une valeur acceptable en soi ?

Est-ce une forme de "washing" ? Comme on a le greenwashing. ou le pinkwashing par exemple, on a aussi le "consensuswashing" ?

Est-ce que finalement (et c'est déprimant) ce genre de théâtre fonctionne auprès des gens, surtout s'ils ne sont pas directement dans le sujet ? 

Je n’en sais au final rien, mais je sais que cette hypocrisie me dégoûte presque plus que le côté arbitraire des choix.

Il faut cependant croire qu’elle a une utilité, puisqu’on s’astreint toujours et à tous les niveaux à "faire comme si".

J'ai beau le savoir, je crois néanmoins que je préfère encore un système militaire où l'on ne ferait pas semblant.


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