samedi 30 novembre 2024

Le poison de l'idéalisme

Il est souvent très difficile de se connaitre soi-même.

Pour beaucoup de gens (la plupart sans doute), il y a l'image que l'on se fait de soi, et la réalité, les deux pouvant être très éloignées.

C'est vrai dans plusieurs sens d'ailleurs: on peut se surestimer ou se sous-estimer sur tel ou tel plan, ou encore se raconter des mensonges, tout en y croyant.

Je pense même que se mentir est parfois nécessaire, la réalité n'étant pas toujours très flatteuse pour l'ego, et se regarder en face pouvant être très douloureux.

Certains disent qu'on va mieux quand on se connait bien, j'en doute un peu.

En ce qui me concerne, à l'approche de la cinquantaine j'ai fini par identifier une façon de fonctionner qui me caractérise et que je n'aime pas.

Pour parodier le titre d'un vieux film de Pierre Richard je suis un incurable idéaliste, même si je me soigne.

Je pourrais résumer ce fait par des attentes démesurées vis-à-vis du monde, que je vois tel qu'il devrait être au lieu de le voir, et surtout de l'accepter, tel qu'il est.

Avec pour corollaire une certaine naïveté qui a pu me faire naviguer d'une idée à l'autre entre deux déceptions.

Est-ce mon caractère ou mon éducation?

Je pense que la deuxième a été très importante, surtout dans son aspect religieux. Une partie de ma famille était en effet très croyante, dans la version engagée plutôt que contemplative, et j'en ai gardé une profonde marque.

Ainsi j'ai longtemps cru très fort en Dieu, en sa bonté et à sa venue prochaine qui renverserait tout, à sa victoire qui changerait enfin le monde en Bien, et que je devais apporter ma contribution à l'avènement de son royaume.

Mais en grandissant j'ai constaté que les gens qui le suivaient étaient très souvent à des kilomètres de ce qu'on m'avait vendu.

Il est clair que la foi est aussi question de pouvoir, de conventions sociales, et que les croyants ne sont pas meilleurs que les autres.

Beaucoup sont même hypocrites et se parent des masques du bien et de la vérité pour se valoriser, pour rejeter les autres et pour s'adonner aux mêmes mesquineries qu'eux.

Devant ce constat et l'accumulation de déceptions associées, j'ai progressivement perdu la foi et rejeté ce passage de ma vie.

J'en ai gardé une rancune solide envers les bigots de toutes les religions, en même temps qu'une nostalgie pour ce rare moment de ma vie où les choses étaient claires.

En même temps que chrétien, j'étais de gauche, vers laquelle je me suis encore plus tourné après mon apostasie - toute relative car je ne vivais pas non plus dans un monastère ou dans une secte - m'identifiant aux valeurs d'humanisme, d'accueil, de tolérance et de partage qu'ils promouvaient.

Quelque part j'y projetais mon précédent idéal, sous une forme moins fermée et orientée que le christianisme, plus concrète également car elle faisait partie de ce monde.

Mais en fait, rebelote : je retrouvais rapidement chez les gens de gauche l'hypocrisie qui m'avait dégouté des chrétiens, ainsi qu'une bonne dose de sectarisme et surtout de mépris social.

Je réalisai ce dernier point en arrivant à la fac, moment important de ma vie où je me suis rendu compte que mes parents n'étaient vraiment pas riches.

Le milieu étudiant progressiste où j'atterris était un monde de gens faussement désintéressés, ambitieux et mesquins, âpres à défendre leur bout de gras à tout prix tout en prétendant le contraire.

Je découvris que beaucoup n'étaient généreux qu'avec l'argent des autres, et toujours prêts à donner des des leçons et lancer des idées à condition qu'elle soient appliquées le plus loin possible de leur petit univers bourgeois.

Et je ne parle même pas de l'extrême gauche et des syndicats étudiants, largement peuplée de fils à papa et maman qui se la racontaient en touchant la rente.

J'étais ulcéré de les voir critiquer tout ce que l’État faisait de bon (bourses, cité U, resto U, tarif étudiant...) et pour lequel j'étais personnellement très reconnaissant : tout en en profitant largement ils étaient dans une permanente surenchère et semblaient prêts à détruire ce qui avait été mis en place.

Tous ces gens m’écœurèrent, peut-être encore plus que les bigots de ma vie précédente, sans doute parce que contrairement aux chrétiens dont l'heure était passée, les gens de gauche triomphaient dans ma jeunesse, dominant les média, l'université et la politique.

Par réaction, je virais brutalement à droite.

Après tout, peut-être bien que le Saint Marché ferait sauter toutes les baronnies et toutes les niches qui permettaient à ces révolutionnaires de salon, hypocrites et indûment protégés, de diffuser leur venin tout en tirant la couverture à eux, et surtout en refilant les problèmes (insécurité, grèves à outrance, etc) à ce qui restait du vrai prolétariat.

Ces derniers auraient enfin leur chance dans une société privatisée au maximum, garantissant que la réussite serait enfin basée sur le mérite.

Devenu salarié, je changeais à nouveau de milieu, et là aussi je revis ma copie.

La droite n'est pas différente de la gauche.

Moins véhémente sous nos cieux, elle n'en est pas moins corporatiste, attachée à ses privilèges et menteuse sur le fond.

Le Marché et le ruissellement sont des escroqueries: on est surtout riches parce que ses parents sont riches et qu'on a un capital social et/ou économique.

Et puis les diplômes prestigieux, qui sont de plus en plus chers, ne garantissent pas l'excellence qui leur est associée. En réalité, ils sont surtout un ticket d'entrée dans un club de gens qui dirigent, se cooptent et gardent jalousement leurs prérogatives.

Enfin et surtout, le monde du privé n'est pas forcément plus efficace et certainement pas plus responsable que la fonction publique (j'ai travaillé dans les deux).

Les abus sautent peut-être moins aux yeux dans le privé, mais ils sont plus importants au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie, et le traitement des "gens qui font" par les "gens qui font faire" et encore par plus les gens qui possèdent (régulièrement les mêmes) est souvent aussi arbitraire que dégueulasse.

Les gens qui fantasment sur Musk ou Bezos sont aussi menteurs et hypocrites que ceux pour qui être fils d'immigré vaut sanctification, et le monde que ces génies nous organisent ressemble un peu trop à celui du 19ième siècle pour être bon.

Ce passage idéologique fut le plus court.

Dans ma quête de la société idéale, j'ai aussi eu ma période tiers-mondiste (définitivement enterrée par un passage en banlieue et par la découverte du pays de ma compagne), j'ai fantasmé sur les Indiens d'Amérique, sur les communautés hippies ou les phalanstères du 19e, etc.

Au niveau des idées elles-mêmes, j'ai également beaucoup lu et cherché, m'enthousiasmant puis étant généralement déçu par un point de divergence plus ou moins grand avec les auteurs: ce fut le cas avec Titiou Lecoq, Leonora Miano, Christophe Guilluy, etc.

J'ai fini par prendre conscience de ces espèces d’enthousiasmes et de déceptions successifs, qui peuvent être épuisants et déprimants, et surtout stériles, et ils m'ont fait réfléchir sur moi-même.

En fait je n'ai jamais été vraiment engagé ni activiste (mes allégeances se situaient au niveau des idées, je n'ai jamais agi pour faire avancer une cause, tracté, collé des affiches ou cotisé à un parti.), sauf peut-être quand j'étais jeune et chrétien.

Et encore étant d'une confession ultra minoritaire j'ai toujours fréquenté des gens autres dont je n'ai jamais considéré qu'ils ne valaient rien et qu'il fallait les fuir.

Néanmoins je pense avoir hérité de cette formation chrétienne une idée de perfection, de société idéale, qui doit forcément exister quelque part, en opposition avec la souillure, le péché ou l'injustice.

C'est un tort et une erreur, une tendance que je dois combattre.

Dans tous les mouvements que j'ai approchés ou étudiés, dans tous les groupes que j'ai côtoyés, et toutes les sensibilités que j'ai connues il y avait des gens bien, raisonnables, constructifs et aussi intègres qu'il est possible de l'être.

Des gens de bonne volonté, en somme, qui étaient aussi prêts à écouter d'autres opinions que la leur et à collaborer si cela faisait avancer.

J'ai aussi croisé des cyniques, des je m'enfoutiste, des gens ancrés exclusivement dans le réel, dans leur monde, et qui pouvaient être sympathiques, équilibrés et en tout cas pas pires que les croyants en tout genre.

Ce genre de détachement m'est impossible, mais m'a toujours fait envie.

Parce qu'au final, la vérité c'est que la vérité n'existe pas.

Il n'y a pas de système parfait, parce que le monde est imparfait et que l'homme est imparfait. Il ne pourra jamais être réduit à une seule facette, à un seul régime et aucune société ne peut être 100% harmonieuse et sans tare.

Les totalitarismes, qu'ils s'agissent du nazisme, des dictatures communistes ou des régimes islamistes, ne sont que des machines à broyer et ne marchent pas parce qu'elles ne peuvent pas marcher.

Le capitalisme débridé est tout aussi destructeur, l'être humain n'étant pas réductible à sa seule valeur marchande, et le vent qui souffle aujourd'hui dans ce sens un peu partout fera lui aussi bien des victimes.

En fait, l'idéalisme est un poison.

On ne doit jamais renoncer à rendre nos société meilleures, plus justes, plus sûres, mais il ne faut pas s'imaginer qu'il existe une recette magique pour cela.

Selon le pays et le contexte, selon l'époque et les circonstances, il faut passer par le sale boulot de la conciliation, du compromis, des sacrifices demandés aux uns puis aux autres, des changements de position quand il le faut, car rien n'est jamais écrit dans le marbre.

Être pragmatique et bosser, humblement, avec le souci de ses proches et du bien commun devrait être le seul idéalisme.

mercredi 27 novembre 2024

Langues internationales (3): l'arabe

J’ai décidé de consacrer mon troisième volet à une langue internationales pas comme les autres: l’arabe.

Langue officielle parmi les six de l’ONU, elle présente deux particularités par rapport à celles que j’ai déjà présentées, l’anglais et le français.

Premièrement c’est une langue sacrée.

Et deuxièmement elle existe sous plusieurs formes, une commune à l’écrit et plusieurs à l’oral.

Je reviendrai sur ces points et commencerai par un peu d’histoire.

Origines

L’arabe est une langue sémitique née dans la péninsule du même nom. Elle s’écrit de droite à gauche avec un alphabet spécifique d’une trentaine de lettres.

Son rayonnement est intrinsèquement lié à celui de la deuxième religion du monde. Il est en effet dit que c’est dans cette langue que l’ange Gabriel dicta au prophète Mahomet le Coran, ce livre sacré qui est la base de l’islam.

L’arabe est donc la langue de Dieu, et elle revêt de ce fait un attrait particulier pour les musulmans des quatre coins du monde, dont beaucoup l’apprennent dans un but religieux, quelle que soit l’aire linguistique où ils vivent.

Peu après la naissance de l’islam, les armées arabes se lancèrent à l’assaut du monde, créant rapidement un gigantesque empire, qui courait de l’Espagne à l’Iran en passant par tout le nord de l’Afrique.

Par le biais du commerce et du prosélytisme religieux  l’expansion arabe se poursuivit également hors des frontières de l’empire lui-même, ses représentants s’enfonçant en Afrique subsaharienne, fondant des établissements sur la côte est du continent et rayonnant jusqu’en Asie du sud (Indonésie, Malaisie…).

Dans toute cette aire culturelle, l’islam se développa et la langue arabe devint celle des élites urbaines, des marchands, des savants et des religieux.

C’est en arabe que les idées, le commerce, la culture, la médecine et la science circulèrent, y compris en Europe (elle apparait ainsi sur les célèbres globes de Coronelli).

L’esclavage des musulmans étant interdit, l’islam et sa langue se diffusèrent également en suivant les routes des traites négrières, la conversion permettant à la fois d’échapper à la servitude et de s’inscrire dans de lucratifs réseaux commerciaux.

L’influence de la langue arabe fut variable selon les territoires. Langue officielle écrite au sein de l’empire, elle marqua plus ou moins profondément les langues locales.

Beaucoup furent transcrites avec son alphabet, y compris celles du monde turc ou de l’Europe, comme l’espagnol ou le bosniaque, et son vocabulaire s’exporta massivement, par exemple dans le français, le persan ou les langues subsahariennes.

Après ce spectaculaire apogée, le monde arabe connut une longue période de reflux, dont il n’est pas encore vraiment sorti.

Tout d’abord l’empire explosa en de multiples états, régions et dynasties.

Il rencontra ensuite un concurrent majeur sous la forme de l’Europe chrétienne et de son irrésistible expansion, notamment à travers les croisades et le long mouvement de reconquête de l’Espagne.

Le coup de grâce vint néanmoins d’Asie puisque ce furent les Turcs, seldjoukides puis ottomans qui prirent peu à peu le contrôle des territoires de peuplement arabe.

Toutefois ces nouveaux maitres étaient d’une part musulmans, et d’autre part peu portés à l’administration directe, préférant généralement gouverner de loin des provinces largement autonomes.

Langue et religion furent donc préservées, et il fallut attendre la fin de l’empire ottoman pour que le monde arabe ait à craindre pour son identité même.

Cette fin commença au 19ième siècle, quand les puissances européennes s’emparèrent progressivement des possessions de la Sublime Porte.

Les nouveaux maitres du monde arabe, qu’ils soient Anglais, Français, Espagnols ou Italiens, renversaient l’ordre religieux du fait qu’ils étaient chrétiens, et apportaient avec eux leurs langues en même temps que leur modernité, causant un bouleversement sans précédent dans toutes les sociétés dominées.

Toutefois, si son empreinte fut profonde, la période dite coloniale fut relativement courte, la durée maximale étant de 132 ans seulement pour certaines régions de l’Algérie.

Au milieu des années 60, au prix de guerres et de négociations, les pays arabes à l’exception de la Palestine, étaient ainsi tous redevenus indépendants.

L’idéologie dominante était alors le panarabisme : les dirigeants des nouveaux pays rêvaient de reconstruire une forme d’empire arabe.

Dans ce but, la plupart d’entre eux lancèrent des politiques d’arabisation/réarabisation de leurs pays, choisissant l’arabe standard moderne (moderne par opposition à l'arabe classique ou coranique) comme langue officielle et la promouvant, quitte à exclure les autres, qu’elles soient pré islamiques, issues de la colonisation, ou dialectale

Diglossie

En effet, la particularité des pays arabophones est que la plupart d’entre eux sont dans une situation dite de diglossie.

C'est-à-dire que si à l’écrit ils ont bien en commun l’arabe standard, qui est officiel ou co-officiel dans pas moins de 24 pays, ce n’est pas cette langue qui est parlée par la majorité des habitants.

En effet, chaque pays, voire chaque région du monde arabe possède une version dite dialectale de cette langue, qui est le moyen d’expression orale de ses citoyens.

La base de ces idiomes, apportée par les conquérants et les imams, est bien l’arabe, qui est une sorte d'équivalent de ce qu'est le latin pour la France, l'Italie, la Roumanie, l'Espagne et le Portugal, mais il est partout métissé et transformé par les différents apports de l’histoire.

La première source d'hybridation vient des langues indigènes, comme celles des berbères dans les pays du Maghreb ou des Coptes en Egypte (ces deux substrats sont toujours utilisés dans certaines franges des populations, parfois de manière exclusive).

La seconde est issue des langues des colons, notamment le français au Maghreb ou au Liban.

Tout cela fait que les pays arabophones sont dans une situation linguistique incongrue pour nous les Européens:

- il y a une langue pour l’écrit, le religieux et tout ou partie des études.

- il y a des langues indigène, plus ou moins répandues et reconnues ou non, comme l’amazigh qui est la deuxième langue officielle du Maroc et de l’Algérie.

- il y a des langues d’usage et/ou d’étude issues du colonialisme, qui continuent à être enseignées et gardent un poids important.

- enfin il y a la langue que la majorité parle et comprend, le dialectal ou la darija.

Cette dernière est la langue la plus répandue et la plus utilisée, mais ne s’écrit pas, ne s’enseigne pas et n’a aucune existence officielle.

La distance entre ce dialectal et l’arabe écrit peut d’ailleurs être très grande. Ainsi les Maghrébins arrivent à peu près à se comprendre entre eux, mais leur parler est inintelligible pour les Libanais ou les Yéménites.

Cette question linguistique est d’ailleurs un sujet politique récurrent dans le monde arabe.

Les islamistes veulent généralement éradiquer toute autre langue que l’arabe pur, rejoint par des panarabes pour d’autres raisons.

L’enseignement des langues européennes reste valorisé par tous ceux qui ont l’ambition de garder un pied dehors, ceux qui sont réalistes par rapport aux opportunités économiques, et aussi par une certaine élite au double discours hypocrite.

Il est ainsi de notoriété publique que les dirigeants algériens, dont l’accusation de la France est le fonds de commerce, mettent tous leurs enfants dans des écoles francophones, la langue de l’ex-colon restant un marqueur social puissant au Maghreb.

Le statut de notre langue fluctue d’ailleurs en fonction de la situation politique, les écoles bilingues et l’enseignement du français avançant ou reculant selon l’état des relations avec l’ex métropole.

Enfin, certains intellectuels militent ou ont milité pour l’officialisation de ces langues dialectales et la création d’une langue algérienne, tunisienne ou égyptienne, mais ils sont minoritaires.

Objectivement, on constate que la situation évolue lentement, même si plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis les indépendances et que la très grande majorité des gens est né après la décolonisation : cette diglossie ne parait donc pas près de disparaitre.

Cerise sur le gâteau : l’anglo-américain apporte là-bas comme ailleurs une nouvelle couche linguistique.

Extensions et futur de l’arabe

Je terminerai en parlant du poids de cette langue en dehors du monde arabe proprement dit.

Les dynamique démographiques du monde nous indiquent une augmentation continue du nombre de musulmans, qui devrait dépasser celui des chrétiens d’ici quelques décennies.

L’islam deviendra alors la première religion du globe, ce qui est une garantie pour lepoids et l'influence à la langue arabe.

On voit aussi que les états du Golfe, riches de leur pétrole, ont su développer une forme de modernité halal dont l’autoritarisme ne réduit pas le soft power : Dubaï fait rêver en Occident, et pas seulement les diasporas.

Ces dernières jouent également un rôle important dans l’influence de la langue arabe, surtout en Europe, où leur importance croit d’autant plus que notre continent est entré dans un hiver démographique (pour rappel, depuis bientôt dix ans un nouveau-né français sur cinq reçoit un prénom arabo-musulman).

On constate ainsi que les arabes, dialectaux ou non imprègnent de plus en plus les langues des pays d’accueil.

Toutes proportions gardées, c’est un peu comme au moyen âge, quand l’import de mots arabes était très fort, ou comme à l’époque coloniale française, quand notre langue importait en masse des mots du Maghreb, notamment par le biais de l’armée.

N’oublions pas non plus que plusieurs langues dans le monde utilisent toujours l’alphabet arabe, et des majeures, comme le persan ou l’ourdou.

Même si d’autres ont renoncé à cet alphabet par le passé (le cas le plus spectaculaire étant la Turquie voici un siècle), cela lui assure une importance certaine.

Pour terminer, notons que l’arabe a des langues "cousines".

Elle est une source d'influence majeure dans la construction du swahili, langue officielle de facto de la Tanzanie et véhiculaire dans bon nombre de pays d’Afrique

Une de ses variantes a également donné naissance à la langue maltaise, même si celle-ci s'écrit avec l'alphabet latin.

Enfin, la langue hébraïque moderne doit, de façon un peu ironique, beaucoup à l'arabe, d'une part parce que lorsqu'elle fut ressuscitée par Ben Yehouda, celui-ci s'inspira des parlers arabes (ce qui était logique vue leurs origines communes), et d'autre part du fait de la présence des 20% d'arabophones qui vivent en Israël.

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Tous violeurs

Récemment, j'ai regardé un film avec Bill Murray, et le lendemain un épisode de la série Netflix Mercredi, avec l'acteur Percy Hynes White.

Les deux acteurs, de génération et parcours bien différents, font l'objet d'accusations de viol/harcèlement sexuel/comportement inapproprié.

Cette coïncidence m'a fait réaliser qu'il est presque devenu impossible aujourd'hui de regarder un film ou une série dont au moins l'un des protagonistes masculins n'a pas des accusations de ce type aux fesses.

Ce constat est pour moi un peu perturbant, même s'il semble malheureusement assez logique, dans le sens où il prolonge les idéologies à la mode côté gauche, qui semblent parties en roue libre bien bien loin des justes combats qui les ont initiées.

J'ai déjà parlé de la lecture raciale obsessionnelle du monde où tout est expliqué et figé par l'origine.

Et bien il semble que les petites cases sectorielles qui organisent les rapports de domination selon l'identité se complètent désormais avec un axe genre et sexe, le catéchisme résultant s'appelant l'intersectionnalité.

Je me souviens de Clémentine Autain expliquant doctement cette classification savante et incontestable à un jeune Eric Zemmour dont le livre Le premier sexe venait de lancer le personnage: en tant que femme elle était chez les dominées, et en tant que blanche, chez les dominantes.

Elle n'avait pas sorti une de ces matrices Excel dont le monde du travail tertiaire est si friand, mais le coeur y était.

Tout ceci pourrait n'être qu'une mode ou une bien-pensance moderne, comme le féminisme d'aujourd'hui semble très souvent l'être, irritante mais pas grave en soi.

Malheureusement ça va plus loin que ça, et l'idée que l'homme est par principe un prédateur sexuel et la femme par principe une victime innocente, sans cesse diffusée et répandue par des lobbyistes, finit par avoir des conséquences.

Il est dit que le mouvement #MeToo a libéré la parole des femmes victimes de domination et de viol.

Rien à dire, c’est même très bien, mais ça ne concerne quand même qu'une très petite frange de la population, très médiatisée et dont le métier, actrice, joue beaucoup sur l'attirance sexuelle et la séduction.

Du coup son impact sur ce que subit Madame Tout-le-monde me semble plutôt limité.

Par ailleurs, j'avoue m'interroger comme beaucoup de personnes sur le fait qu'une femme puisse accepter un rendez-vous dans une chambre d'hôtel avec un producteur sans imaginer qu’il y ait là une arrière-pensée.

D'autant plus que dans le monde phallocrate qu'elles dénoncent elles ont forcément déjà croisé des prédateurs masculins, encore plus en étant belles.

Tout le monde n’a du reste pas joué ce jeu ambigu. Je me souviens de Lupita Longo disant avoir refusé et être rentrée chez elle en métro.

Ce genre de scénario ignoble et de guet-apens sexuel sur fond de liens de pouvoir existe depuis la nuit des temps et hélas existera toujours.

Il se produit d'ailleurs aussi dans les relations homosexuelles, et également dans l’autre sens, certaines femmes riches ou puissantes ne se gênant pas pour profiter de leur position.

Ces comportements dénoncés sont détestables et inexcusables, il faut les combattre, mais de là à condamner la gent masculine dans son ensemble et par principe, il y a quand même un gouffre. Du moins il devrait y avoir un gouffre.

En fait, cette grille de lecture imposée conduira et conduit fatalement aux mêmes abus que l’ordre patriarcal qu’elle dénonce, qui a bel et bien existé en droit (souvenons-nous de l’horrible affaire Tonglet-Castellano en 1974) et qui n’est pas mort dans les faits.

Précision : je ne parle ici que de l’Occident, parce que le droit patriarcal est bien toujours inscrit dans la loi dans plein d’endroits de ce monde.

On ne combat pas un excès par l’excès contraire, et les lois instaurées sur les campus américains qui font de la fille une victime systématique et oblige le garçon à être éloigné du campus sur simple accusation sont aussi injustes que ce qui les a inspirées.

Avec ce genre de législation, on risque d'arriver à une banalisation de situations aussi horribles que celle de Farid El Haïry, condamné à 20 ans de réclusion par une fille qui voulait protéger son violeur.

La question du consentement est par nature complexe et il existe une zone grise dans le désir.

Considérer que la fille, par nature victime, a toujours raison et que si elle décide que c’est un viol ce sera un viol est aussi épouvantable que ces hommes qui estiment pouvoir prendre toute femme considérée comme disponible sans lui demander son avis, parce qu’elle est pauvre, sans chaperon ou en situation de faiblesse.

Ces postures stériles et criminelles ne peuvent que généraliser la méfiance, l’aigreur et nous préparer à un violent retour de bâton.

lundi 25 novembre 2024

Chanson (17): Smells like teen spirit

Adolescent lorsque le mouvement grunge est apparu, je n'ai pas adhéré du tout.
 
Je n'accrochais pas plus que ça au look post punk (même si j'ai quand même porté des surchemises), l'idéologie ne me tentait absolument pas, le son "crasseux" me rebutait, et surtout le groupe emblématique du mouvement, Nirvana, ne m'attirait pas.
 
L'omniprésence de leur musique m'agaçait, le culte autour de Cobain aussi, et j'étais résolument plus hard rock traditionnel.
 
J'ai toutefois revu ma copie lorsqu'un jour j'achetai un double live pirate pour l'anniversaire de mon petit frère, qui lui était plutôt fan, et que je décidai de l'écouter avant (en effet j'avais déjà eu quelques mauvaises surprises en écoutant des pirates et ne voulais pas lui offrir une plage de bruit).
 
Sur ce disque il y avait d'une part un live sonore et bruyant typique des prestations du groupe, et d'autre part une reprise du célèbre MTV Unplugged, où le trio revisitait en mode folk/acoustique ses titres, augmentés de quelques reprises.
 
Je dois reconnaitre qu'en écoutant ce dernier j'ai alors reçu une claque.
 
Je découvris que Cobain était un vrai chanteur, plein d'émotion et de sensibilité, que les mélodies, débarrassées de leur son saturé, étaient belles et puissantes, et que l'interprétation du groupe était parfaite.
 
J'ai donc changé de cadeau (!) en même temps que d'opinion, et écouté plein de fois ce CD, sur lequel n'était toutefois pas la chanson dont je voulais parler aujourd'hui: Smells like teen spirit.
 
Ce morceau, qui fut l'hymne du groupe et d'une génération, est basé sur une poignée d'accords simples et une alternance couplets lents / refrain survolté. Ses paroles un peu obscures (y compris semble-t-il pour les anglophones) évoquent vaguement une bande d'adolescents.
 
Il fut un immense succès dès sa sortie. On l'entendait absolument partout à l'époque et son clip (une scène de concert) tournait en boucle sur les chaines télé.
 
Pas une heure de radio sans tomber dessus, pas une fête où il ne passait pas, c'était l'overdose. A tel point qu'on dit que Nirvana le détesta et finit par refuser de le jouer.  
 
Personnellement, je n'aimais pas du tout ce tube, que je trouvais braillard et crado, et il me sortait par les yeux.
 
Le suicide tragique de Kurt Cobain mis brutalement fin à la folie Nirvana, qui entra au Panthéon du rock, et Smell like teen spirit se fit plus rare.
 
Et puis il y a quelques années, je l'ai réentendu, repris et adapté en une version adoucie par Patti Smith, et là, rebelote : j'ai de nouveau été bouleversé.
 
Il y avait bien sûr une forme de nostalgie pour ce titre associé à une période importante de ma vie et qui s'éloigne à grands pas.
 
Mais surtout la magnifique voix de Smith, les nouveau arrangements et le son mélancolique furent une sorte de révélation: sous le mur sonore grunge se cachait un titre puissant, touchant et mélodieux.
 
M’attachant aux paroles, je découvris aussi quelques formules qui me semblent justes et qui décrivent plutôt bien les sentiments qu'on peut ressentir à l'adolescence. "I feel stupid and contagious", "It's fun to lose and to pretend", "I'm worse at what I do best"...
 
Bref, pour la deuxième fois je me faisais avoir par Nirvana.
 
Cette chanson s'est mise à me plaire, y compris la version originale, et désormais quand je l'entends elle m’émeut, me fait ressentir la futilité et la brièveté de la vie, tandis que remontent des souvenirs et des émotions passées.

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Suiva
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dimanche 24 novembre 2024

Frontières (6): Frontières naturelles et frontières imposées

Lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire, et notamment l'histoire coloniale, j'ai découvert la fameuse conférence de Berlin de 1885, durant laquelle les puissances européennes s'étaient mises d'accord pour se partager le continent africain.

Ce moment particulier est devenu, à juste titre, le symbole du colonialisme européen triomphant, et il est souvent cité comme preuve de notre mépris pour les peuples et les cultures puisque les frontières furent taillées selon les intérêts des métropoles.

Ces découpages, que l'on retrouve aussi au Moyen-Orient et en Asie, sont souvent invoqués pour expliquer le sous-développement, la violence et à peu près tous les dysfonctionnements des pays qui furent un temps sous le joug occidental.

J'ai longtemps cru cette explication, avant de m'apercevoir que plusieurs données nuançaient ce propos.

D'une part ces découpages n'étaient pas tous complètement arbitraires, ou du moins il arrivait qu’ils s'inscrivent dans des subdivisions pré existantes : par exemple le Liban, la Syrie et l'Irak suivaient plus ou moins le découpage ottoman.

Et d’autre part, les frontières fixées en Europe ne sont pas plus logiques en termes de peuples que celles des autres continents.

Si l’on se réfère à la notion de frontières naturelles, on a plusieurs contre-exemples rien que pour la France.

Celle les Pyrénées tout d’abord : le massif coupe le territoire basque en deux, et isole le nord de celui de la Catalogne. Pour qui est-ce une frontière naturelle?

A l’Est la France s'arrête sur le Rhin, mais longtemps l’Allemagne considérait se terminer sur la Meuse (rappelé par le vers désormais supprimé « von der Maas bis an die Memel » de leur hymne).

La région située entre ces deux cours d’eau a fait les frais de ces deux visions concurrentes, et leurs habitants, les Alsaciens-Lorrains, ont de ce fait changé plusieurs fois de nationalité au cours des siècles. Dans ce cas aussi, quelle est la frontière naturelle et pour qui l'est-elle?

Par ailleurs, si l’on étudie l’histoire de près, on se rend compte également que les peuplements ont souvent été corrigés de manière plus ou moins autoritaire, qu’il s’agisse de déplacements forcés ou de politiques d’acculturation linguistiques, culturelles ou religieuses. 

C'est même une constante sur à peu près tous les continents et ça n'est pas terminé de nos jours.

A l'échelle européenne, on peut dire que c’est la moitié Est qui est la plus enchevêtrée en termes de peuplements et de frontières.

Quand j’ai commencé à étudier cette partie de notre continent, j’ai découvert que certaines régions y avaient été découpées en plein milieu, que des peuples s’étendaient souvent à l’extérieur du pays parent, et aussi qu'il pouvait difficilement en être autrement du fait de peuplements particulièrement imbriqués.

Ces lieux sont souvent en lien avec les empires russe/soviétique, ottoman, allemand et surtout avec l'Autriche-Hongrie.

Beaucoup de peuples qui cohabitaient dans ces régions en marge des grands empires connurent des systèmes plus longtemps féodaux qu'en Europe occidentale, et la délimitation des territoires et de la loi y furent aussi beaucoup plus flous et tardifs.

En ce sens la fameuse création française de l’État-nation y est beaucoup moins adaptée et plus délicate qu'ailleurs. 

C'est d'autant plus vrai que le peuplement s'y est souvent fait en pointillés: sur un même territoire on passe d'un village d'une ethnie à un village d'une autre, puis un village d'une troisième, puis de nouveau un village de la première, etc.

J'insiste sur l'Autriche-Hongrie parce que contrairement à ses voisins russes et prussiens et aux pays modernes qui sont issus de leurs démembrements, il semble que les Habsbourg n'aient pas voulu assimiler les gens, ou du moins pas de manière autoritaire.

Préfigurant en quelque sorte les politiques de l'UE, ils ont préféré chercher un équilibre entre les groupes, au risque d'une implosion du système (qui finit par arriver).

Dans ce post je vais parler de quelques-unes de ces zones de cohabitation, disparues ou non.

Les régions d'ex-Yougoslavie sont une première illustration de ce patchwork. La Slovénie est le plus homogène des rejetons de ce pays, mais une minorité relativement importante de ce peuple se trouve de l'autre côté de la frontière, en Autriche.

Le long de la côte nord de l'Adriatique on trouvait des populations italophones, suffisamment nombreuses pour susciter l'irrédentisme italien (avec notamment l'épisode rocambolesque de l'occupation de Fiume par Gabriele d'Annunzio), et, parallèlement, beaucoup de germanophones peuplaient l'Italie du nord.

Les communautés italo-germaniques existent encore (la légende de l’alpinisme Reinhold Messner en est issu), mais ce n'est plus le cas des italophones, brutalement expulsés par Tito à l'issue de la Seconde guerre mondiale.

Plus à l'ouest, en Croatie, la région de la Krajina fut peuplée de Serbes fuyant les Ottomans. Ils obtinrent le droit de s'y installer contre l'obligation de s'armer pour combattre les Turcs. Lors de l'éclatement de la Yougoslavie, l'expulsion de leurs descendants devint l'un des objectifs de la Croatie.

La Bosnie Herzégovine est un autre sac de noeuds, puisque si l'on y distingue une majorité relative de ce que Tito avait baptisé les Musulmans (avec une majuscule), terme qui désigne les slaves islamisés à l'époque ottomane, le reste se divise entre des Croates catholiques et des Serbes orthodoxes, tous deux enjeux de l'irrédentisme de leurs voisins.

Ensuite, dans ce qui devint la Serbie, la région de la Voïvodine était à moitié peuplée de Hongrois, et le Kosovo, qui depuis a acquis une indépendance controversée, est majoritairement albanophone. 

Ce nouveau pays constitue l’une des extensions de ce peuple en dehors des frontières de l'Albanie, la seconde se trouvant en Macédoine du nord, autre pays sorti de la Yougoslavie et revendiquée par beaucoup de voisins, comme la Bulgarie.

En Tchéquie, qui fut le fleuron industriel de la double monarchie, la minorité germanophone qui vivait surtout à Prague et dans les Sudètes, a disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale, payant de manière indifférenciée les délires nazis auxquels une partie avait adhéré.

Toujours plus à l'ouest il y a le Banat, une province où s'entremêlent jusqu'à aujourd'hui des villages roumains et serbes (il y eut aussi des Allemands mais la majorité a émigré).

Après la première guerre mondiale, cette région austro-hongroise a fini découpée entre la Roumanie et la Serbie, chacun conservant jusqu’à ce jour une minorité conséquente chez le voisin.

Semblable était le cas de la Bucovine, située plus au nord. A la chute de l'Autriche-Hongrie, celle-ci était peuplée d'Allemands, de Roumains, d'Ukrainiens/de Ruthènes, et d'une minorité juive suffisamment conséquente pour constituer la majorité de la capitale Czernowitz.

Roumaine dans l'entre deux-guerres, la Bucovine fut complètement bouleversée par la seconde guerre mondiale. Elle est aujourd'hui découpée entre l'Ukraine et la Roumanie, les juifs y ont été exterminés, la majorité des Allemands en est partie, et nombre de Roumains du côté ukrainien ont fini en déportation.

Czernowitz, Cernauti pour les Roumains, s'appelle désormais Tchernivtsi et son peuplement est presque intégralement ukrainien.

De cette région fantôme nous vinrent quelques célébrités, comme Tristan Tsara ou Paul Celan, ainsi que l'auteur germanophone Gregor Von Rezzori, dont le livre Les neiges d'antan fait un portrait magnifique de cette province.

La Moldavie ne fut pas austro-hongroise, mais connut un destin similaire.

La région historique était roumaine mais intéressa vite les Russes, et ceux-ci, après plusieurs guerres et échanges de souveraineté, en annexèrent la moitié qui est actuellement indépendante (l’autre partie restant roumaine).

J'ai donné quelques exemples rapides, en insistant sur l'Autriche-Hongrie, mais j'aurais pu également évoquer les minorités turques musulmanes de Bulgarie et du nord de la Grèce, les descendants de Russes vivant dans les pays baltes, les germanophones de Belgique, les suédophones de Finlande, ou cet autre peuple sans pays que constituent les Samis (lapons) répartis entre la Russie et dans les pays scandinaves. 

Tout ceci pour dire que si la conférence de Berlin fut bien un découpage arbitraire très largement décorrélé des réalités africaines, l’Histoire montre que partout dans le monde et depuis toujours la constitution des frontières n’est pas un exercice logique et que ces dernières ne sont presque jamais naturelles.

L’état nation est un concept inventé en Europe au 18ième siècle qui s'est généralisé pour le meilleur et pour le pire.

Il est utile parce qu’il donne le cadre indispensable à toute mise en place de lois, mais l’état et la nation ne coïncident presque jamais et si cela se produit, cela change avec le temps et les mouvements de population.

Et de ce fait un état qui fonctionne, en Afrique comme ailleurs, est un état qui parvient à faire vivre ensemble les nations/peuples/individus qui l’habitent, et à susciter parmi eux un sentiment d’appartenance commune et de destin partagé, sans lequel le civisme et la solidarité ne signifient rien.

C'est cela qui est essentiel pour qu'un pays fonctionne, et cela n'a rien à voir avec des frontières prétendument naturelles.


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lundi 11 novembre 2024

Chanson (16): La mamma

Charles Aznavour était un monument, connu jusqu'aux Etats-Unis. Son parcours force le respect, et comme pour tous les grands de la chanson française, j'ai voulu un jour m'y frotter.

Je ne peux pas dire que j'ai énormément apprécié la voix ou la musique, mais certains de ses textes font vraiment la différence. Il avait le don pour créer des petits univers ciselés qui vous restaient dans la tête.

Emmenez-moi parle à tous ceux qui ont rêvé d'une vie moins étriquée et fantasmé un ailleurs paradisiaque.

La bohême parle à tous ceux qui regrettent les illusions d'une jeunesse passée.

A ma fille évoque finement l'angoisse du départ inévitable des enfants de la maison familiale.

Comme ils disent montre la douleur de la différence, en l'occurrence de l'homosexualité à l'époque où c'était encore réprimé.

Je m'voyais déjà, son premier succès, dresse le portrait cruel d'un artiste raté.

Etc...

Et puis il y a La Mamma.

Je crois que la première fois que j'ai entendu ce dernier morceau, c'était dans la version interprétée par Dalida, mais j'ai préféré l'original.

Cette chanson aux sonorités un peu hispanisantes raconte l'histoire de la fin d'une matriarche italienne, La Mamma, qui est en train de mourir. On ne saura pas de quoi, mais cela n'est pas le sujet.

Pour ses derniers instants, toute sa famille s'est réunie autour d'elle. Enfants, y compris celui jadis rejeté, conjoints, petits-enfants, tout le monde est là et l'on comprend qu'il s'agit d'une véritable tribu, à la méditerranéenne.

Son agonie est décrite comme paisible, acceptée de tous.

Les hommes boivent du vin, les femmes chantent, notamment l'Ave Maria, un guitariste gratte doucement son instrument, les enfants jouent au pied du lit.

Tout le monde est attentionné et veille à ce que l'ancêtre parte en paix et entourée.

Par petites touches, Aznavour nous montre que La Mamma était le centre de cette famille.

On devine l'importance qu'elle avait pour chacun, la puissance des liens tissés par le temps et l'amour, qu'ils s'agissent de larmes, de sourires ou d'autres souvenirs.

La chanson s'achève par un cri d'amour: pour tout cela jamais elle ne quittera vraiment sa famille.

C'est très touchant et très beau.

La famille est italienne mais le portrait est universel. 

Sur tous les continents et dans tous les pays, même dans nos sociétés occidentales aux familles réduites et atomisées on trouve de ces maitresses femmes, dévouées a leur parentèle et sur lesquelles tout le monde sait pouvoir compter.

En écoutant La Mamma j'ai toujours pensé à ma grand-mère, une femme de caractère à la vie extraordinaire, qui eut quatre enfants, treize petits-enfants et pas moins de vingt-huit arrière-petits-enfants dont elle connut une bonne partie, sans compter sa myriade de neveux, nièces et autres petits-cousins.

Très hospitalière, elle accueillait toute l'année cette innombrable parentèle dans sa grande maison, très proche de celle de mes parents, et ce défilé et ce mode de vie m'ont beaucoup marqué.

Plus près de moi, ma belle-mère est une version roumaine de la Mamma, son minuscule appartement étant depuis toujours le centre de gravité de sa famille et de leurs amis, pour lesquels elle cuisine non stop et pour qui son oreille bienveillante est toujours disponible. 

Et puis tout récemment je me suis mis à penser aussi à ma mère, sans doute à cause de ses problèmes de santé qui s'accumulent les derniers temps.

Ma mère n'est pas du tout du même modèle.

C'est une intellectuelle rêveuse et effacée que l'ombre de sa propre mère, la grand-mère dont je parle plus haut, puis celle d'une belle-famille plutôt dure, semble avoir toujours cachée. 

Nos relations furent et sont complexes et retenues, marquées par l'incompréhension et les non dits.

J'ai longtemps détesté ce que j'avais hérité d'elle, ce côté spontanément en retrait, une tendance à l'autodénigrement, et une forme de pessimisme angoissé et de résignation face au monde.

J'avais également le sentiment que mes parents vivaient dans une autre planète, tellement loin du vrai monde et qu'ils m'y enfermaient.

Cette impression est sans doute propre à tout adolescent, mais mes proches m'ont dit que dans mon cas c'était vrai, nous vivions un peu à l'écart du monde.

Avec l'âge, je n'en veux plus à mes parents, qui font partie des gens qui me sont le plus cher au monde, parce que je sais qu'ils ont fait de leur mieux et pour le mieux et que la famille parfaite n'existe pas, mais notre relation reste particulière.

Pour ma mère, le temps, la maladie et la mort de mon frère semblent avoir augmenté sa tendance à se retirer du monde, et il m'est peut-être encore plus difficile de communiquer avec elle. 

En fait, j'ai plus que jamais le sentiment d'être passé à côté de ma mère, et quand j'y pense ou quand je l'appelle, je ne peux m'ôter cette impression du coeur.

Pourtant, et même si je ne sais pas le lui dire, je sais que quand elle partira pour toujours, Maman jamais, jamais, jamais ne me quittera.


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Livre(38): Enquête sur un crucifié

J’ai déjà évoqué Jean Lartéguy dans un ancien post.

Cet écrivain journaliste au passé militaire était un représentant de l’aventurier à la française tel qu’on pouvait le rencontrer dans les trois premiers quarts du vingtième siècle, dans sa version de droite, par opposition aux communistes et gauchistes si présents dans cette période, et dont les avatars finirent par dominer le débat à partir des années 80.

Ses romans comme ses essais se basent sur ses propres expériences de globe-trotter, sur les gens qu'il a rencontrés et les situations qu'il a vécues de près, avec une prédilection pour les zones de guerre et les empires coloniaux européens finissants, pour lesquels on sent de la nostalgie et un certain attachement. 

Lartéguy n’était visiblement pas dupe des successeurs des puissances de tutelle, notamment des communistes, et s’inquiétait du sort des perdants, qu’il s’agisse des Européens nés sur place ou des indigènes ayant choisi la France (harkis d’Algérie, moïs du Vietnam, etc…).

J'ai découvert l’auteur avec le livre Les chimères noires, qui traitait de la sécession du Katanga de l'ex-Congo belge, épisode dont j'ignorais tout à l'époque.

Le contexte historique et sa description m'avaient emporté et amené à lire tout ce que je trouvais de lui, notamment son roman le plus connu, Les centurions.

Celui-ci parlait du rôle de l’armée pendant la guerre d’Algérie et un film éponyme en avait été inspiré (de très loin cependant), avec un casting prestigieux comprenant notamment Claudia Cardinale, Alain Delon et Antony Quinn.

Après avoir lu plusieurs Lartéguy j'ai toutefois identifié une sorte de pattern répétitif qui m'a lassé, un peu comme l'avaient fait les livres de Jules Verne quand j'étais plus jeune.

On y croisait toujours des hommes virils, souvent issus de milieux campagnards ou provinciaux à la forte identité, de l'honneur, du panache, des idéologues, des gens brisés et des rédemptions, le tout saupoudré de voyages, d'alcool, de sexe, et de drogue.

Sans renier cet auteur, je suis donc passé à autre chose.

Je suis récemment retombé sur lui dans une boîte à livres. Il y avait là un ouvrage intitulé Enquête sur un crucifié, que son titre intriguant m'a incité à prendre. 

Bien m'en prit. Je reconnais avoir dévoré ces presque 500 pages quasiment d'une traite, et y avoir trouvé, outre les recettes habituelles, quelque chose de touchant et d'humain auquel je ne m'attendais guère.

L'histoire est racontée par un Suisse issu d'une riche famille protestante qui travaille dans une banque et qu'on charge d'une mission un peu particulière.

Son employeur a en charge les biens d'une richissime famille de marchands d'arme, dont l'unique héritier est le fils d'un acteur américain à la vie dissolue.

Celui-ci était en instance de divorce avec une Italienne fantasque aux dents longues quand il disparut au Vietnam, alors en pleine guerre.

Une preuve de la mort du disparu ferait de l'Italienne l'héritière légale, ce que ni la banque ni la famille ne souhaitent, tandis qu'une preuve contraire bloquerait le dossier suffisamment longtemps pour que l'héritage ne se fasse pas.

Notre héros va donc partir à la recherche de cet homme, dont un portrait se dessinera progressivement, et avec lequel il s'identifiera de plus en plus.

Les premiers éléments de l'enquête sont tout d'abord ses femmes, toutes de forts personnages.

La première est une prostituée américaine que son père lui avait offerte pour leurs retrouvailles (il avait été élevé en Suisse par ses grands-parents jusqu'à sa majorité).

Celles-ci se terminent horriblement mal et il fait ensuite un bout de chemin avec la fille, trainant avec elle dans New York avant de partir en Europe.

La fille le suit. Elle vit désormais en France et élève eu un enfant dont il est potentiellement le père (nous sommes avant les tests ADN).

La seconde femme est sa demi-sœur (fille d'une autre femme du père), gauchiste comme on l'était à l'époque.

Elle tient une boutique de fringues à Carnaby street, a vécu une relation bizarre et malsaine avec son demi-frère et tente elle aussi de récupérer l'argent.

La dernière femme est une prostituée vietnamienne occidentalisée, spécialisée dans le GI mais amoureuse de lui, comme elles l'étaient toutes d'ailleurs, et que paradoxalement lui rêvait de revietnamiser.

La dernière partie du livre, peut-être la plus importante, se passe au Vietnam et au Cambodge.

On y croise des troupes américaines, des restes de l'Empire français, qu'il s'agisse de métis, d'ecclésiastiques ou de l'équivalent local des pieds-noirs, des communistes, toute sorte de trafiquants.

Remontant la piste de l'héritier, le narrateur découvre que la dernière fois qu'il a été vu, ce dernier partait au Cambodge, accompagné d'un soldat perdu comme la France en produisait alors (ex-OAS, ex-révolutionnaire nihiliste en 68) et d'un GI si drogué qu'il s'en était détaché du monde et ne pouvait vivre que dans le chaos vietnamien d'alors.

L'enquête se termine de façon absolument atroce.

Après celle-ci, le banquier suisse ne sera plus jamais le même.

L'homme après lequel il courait, par ailleurs doté d'une force physique, d'une beauté et d'un courage peu ordinaires, s'avère avoir été torturé, dégoûté par sa naissance et sa richesse, et obsédé par l'idée de l'expier en donnant un sens à son existence.

Lartéguy fait un parallèle audacieux entre son parcours et celui du Christ, le twist final, inspiré par des faits réels, poussant ce parallèle jusqu'au bout.

Je ne sais si c'est le romantisme de droite, le protestantisme, le monde colonial ou ce désir de faire le bien, mais ce roman m'a touché au coeur.

Je l'ai refermé avec regret, comme cela m'arrive quand un livre m'a beaucoup plu, et cette histoire me tourne dans la tête depuis.


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vendredi 8 novembre 2024

Chanson (15) : Still loving you

Mon premier souvenir de la chanson Still Loving you, est celui d'une pub pour un jus de fruits.

On y voyait deux ados footballeurs se bousculer, se battre, être séparés par leurs équipiers, puis finalement se réconcilier autour d'une bouteille de Fruité (le jus en question).

Scénario banal, mais ce spot est curieusement resté dans ma tête, et la puissance du titre n'y est sans doute pas pour rien.

Sorti en 1984, il fut un immense succès, peut-être le plus grand même, du groupe allemand Scorpions. La légende attribue même à ce slow légendaire un mini baby-boom dans l’Hexagone, comme s’en amuse régulièrement le chanteur du groupe.

Scorpions, qui existe toujours, est un véritable dinosaure.

Né dans les années 70, le groupe commença par un hard rock un peu psychédélique, leur guitariste initial lorgnant vers Jimi Hendrix, avant de partir vers un métal plus classique, et même vers ce que les puristes, dont mes amis de l’époque, appellent avec un peu de mépris du "hard FM".

Ce courant désigne les artistes ayant adopté les codes du métal (cuir, cheveux longs, guitares saturées) mais édulcoré la partie violente, déjantée et subversive qu'on attribue au mouvement, pour aller vers quelque chose de plus pop, de plus "commercial" en pondant notamment des balades plus ou moins sucrées, qui peuvent (et sont parfois spécifiquement faites pour) être appréciés au-delà des fans avertis.

Et les balades, çà a toujours été le point fort de Scorpions, Still Loving you en étant un archétype.

(NDLR : cette classification de l’authenticité, qui s’applique à tous les styles et tous les artistes de toutes les époques, d’Elvis à Snoop Dog, est évidemment une pure vue de l’esprit).

Plus jeune, j’ai beaucoup écouté Scorpions, collectionnant leurs pochettes salaces, souvent censurées partout sauf en France, et testant leurs différents styles et époques avant de me lasser, comme pour beaucoup d’autres artistes.

Certains titres continuent toutefois encore à me plaire, Still Loving You en tête.

Ce morceau est très long et, comme souvent dans les chansons que j'aime, il est construit sur une progression.

Il commence avec une guitare douce et mélancolique qui fait une petite intro préparant l'entrée en scène de la voix de Klaus Meine, reconnaissable à son petit côté nasillard et à ses puissantes envolées.

A l’époque je ne comprenais pas de quoi le titre parlait (en fait c’est une sorte de Ne me quitte pas, un homme amoureux qui supplie sa partenaire sur le départ de lui donner une autre chance), mais il était évident que Meine ne rigolait pas.

En effet une tension très forte émanait de ses mots, quelque chose entre le déchirant et l’insistant qui touchait au-delà du sens.

A partir du deuxième couplet, la partie rythmique rejoint la guitare et la voix, relançant la machine avec un peu plus de puissance.

Puis quand arrive le premier refrain, les guitares saturées font leur apparition, avant de s'éclipser pour le couplet suivant.

Ce cycle se répète jusqu'au dernier refrain, qui explose dans une apothéose qui emporte.
 
Et c’est sur un mur du son bien métal que le chanteur crie à son aimée et au monde son "Still loving you", lancé comme un cri de défi ou de désespoir.

Ce morceau est terriblement estampillé années 80, avec ce son typique et cette impression qu'il a été enregistré dans une cathédrale.

En ce sens il a vieilli, mais je trouve qu'il s'est bonifié, et l’émotion qui s’en dégage reste pour moi toujours efficace, au-delà de la petite bouffée de nostalgie qui en rajoute une couche.

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La guerre en Ukraine, la Russie, l'Occident et les autres

En février 2022, la Russie lançait une invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Dire que c'était une surprise serait sans doute exagéré, Poutine ayant donné l'habitude de retremper son pouvoir dans les guerres.

En 1999 il y eut la sanglante mise au pas de la Tchétchénie, probablement lancée à partir d'une manipulation: le président de la Douma annonça en effet l'un des attentats justifiant l'intervention trois jours avant que celui-ci n'ait eu lieu.

En 2008 il y eut la Géorgie, dont il envahit sans coup férir 20% du territoire en y créant des républiques clientes, un peu sur le modèle de la Transnistrie moldave.

En 2014 enfin, il y eut la conquête éclair de la Crimée ukrainienne et les troubles fomentés dans le Dombass.

A chaque fois on grogna un peu pour la forme, mais on laissa faire (pour la Tchétchénie, région de la Fédération de Russie, on ne pouvait d'ailleurs pas faire légalement grand-chose), en espérant que ce serait la dernière fois.

Ce qui n’était jamais le cas puisque Poutine recommençait sans cesse, finissant par carrément lancer ses troupes à l’assaut de l’Ukraine toute entière.

L'Occident fut stupéfait de ce changement d'échelle: plus personne n’y est habitué à une telle audace.

Et puis la plupart des analystes étaient persuadés que le coût trop élevé d'une telle guerre empêcherait la Russie de se lancer dans une bataille de cette ampleur. A tort.

En 2010 j'expliquais dans un post la dynamique conquérante de ce pays, qui, contrairement aux autres puissances européennes, n'a jamais renoncé à être un empire, et qui d'autre part n’a jamais fait son mea culpa pour les monstruosités soviétiques (pas de Nuremberg du communisme) et se considère toujours comme doté d’un destin spécial.

Je n'imaginais toutefois pas qu'elle ressusciterait un genre de conflit qui avait disparu sous nos cieux depuis longtemps (j’exclus les guerres de Yougoslavie, qui tenaient plus de la guerre civile et interethnique que d'une véritable conquête coloniale).

Comme la plupart des gens, avant 2022 je ne connaissais que peu de choses de l'Ukraine.

Dans ma tête c'était une sorte de petite Russie, qui fut martyrisée durant l'Holodomor et donna des dirigeants à l'URSS (Krouchtchev puis Brejnev), et à Israël (comme Vladimir Jabotinsky ou Golda Meir), mais mes connaissances se limitaient à ça.

L'âpreté de leur résistance m'a fait un peu plus m'intéresser à leur histoire, conditionnée par le fait qu'il s'agit d'un de ces pays que la géographie semble avoir placé au mauvais endroit, le condamnant immanquablement aux invasions.

A l'instar de ses voisins polonais, baltes ou roumain, l'Ukraine est en effet coincé entre des puissances hostiles, et en plus c'est essentiellement une grande plaine, donc facile d’accès.

La population y est majoritairement slave, et ce pays a pour autre caractéristique d'avoir vu naitre dans ses frontières le premier royaume dont se réclame son puissant voisin, la Rus' de Kiev .

La Russie le considère donc comme partie intégrante de son territoire, et l’a fait plusieurs fois disparaitre de la carte, avec ou sans le concours des autres voisins.

De ce fait, l’Ukraine comporte une très importante minorité russophone, suffisamment vaste et intégrée pour que son président actuel en soit issu.

Volodymyr Zelensky n'est en effet pas seulement juif: sa langue maternelle est aussi le russe et non l'ukrainien, ce qui rajoute d’ailleurs une couche aux fables poutiniennes sur son prétendu régime fasciste et anti-russophones.

Au  final, quelles que soient la profondeur et l’ancienneté des liens ukraino-russes, et malgré cette histoire tourmentée que les pro-Poutine de droite comme de gauche ressortent et déforment à loisir, ma conviction reste claire.

Quoi que l'on pense des régimes et des mentalités des peuples, rien ne justifie une invasion. L'Ukraine ne veut manifestement pas redevenir russe, il faut soutenir l’Ukraine.

Cette conquête a par ailleurs une autre dimension.

Pour moi elle est plus qu'une guerre et je pense qu’elle constitue l’un de ces événements qui font changer d’époque, qu'elle est un test décisif pour ce qui reste de l’ordre mondial que nous connaissons.

Régulièrement sur la planète les cartes sont rebattues.

A l'échelle de l'Europe, depuis que nous sommes passés dans l'ordre dit de Westphalie, entériné par les traités du même nom qui posèrent les bases de la souveraineté étatique, nous avons connu différentes époques.

Chacune fut dominée par une puissance qui imposait un temps les règles du jeu, qu'il s'agisse des Habsbourg et de Charles Quint, de la France de Louis XIV ou de Napoléon, de l'Angleterre, du Reich allemand après Bismarck, voire, pour les partie sud et est, des voisins arabes puis ottomans qui s’y aventurèrent.

Ces dominations étaient toujours intraeuropéennes.

Notre continent eut ensuite la particularité exceptionnelle de se projeter sur l’ensemble du monde.

Ce furent d’abord les Amériques, dès le 16ième siècle, qui furent transformées en Europe bis, puis à partir du 19ième siècle, le reste du globe.

Toutes les puissances régionales, tous les empires, tous les royaumes et tous les ordres sociaux pré existants à cette expansion durent s’adapter à l’Europe, à ses langues, son écriture, son calendrier, sa vision du monde, sa façon de travailler, à son industrie, sa technique, ses normes, etc.

Le point final de ce processus fut atteint au début du vingtième siècle, quand la planète se trouvait divisée entre les mains de quelques puissances.

La plupart d’entre elles avait leur capitale en Europe, et leurs principaux challengers y étaient liés : l’ex-colonie britannique étasunienne d’une part, et l’empire euro-asiatique de Russie d’autre part, qui est une lui aussi une sorte d’extension de l’Europe, partageant un important héritage avec nous.

Les guerres mondiales firent bouger le centre de gravité du monde vers ces challengers.

La première par son incroyable saignée, diminua durablement les forces du continent, ébranla l'ordre établi tout en donnant à réfléchir aux peuples colonisés.

La seconde entérina la mise sous tutelle des anciens maitres du monde, qui devinrent progressivement des seconds couteaux, tandis que se mettait en place ce qu’on allait appeler la guerre froide, période pendant laquelle je suis né et pendant laquelle l’Europe puis le monde se vit divisé en deux camps opposés.

Le premier camp était conduit par l’URSS, l’héritier de l’empire tsariste converti au communisme, système installé par la force dans tous les pays "libérés" par l’armée rouge en 1945 et dont l’attrait idéologique allait permettre à Moscou d'entretenir des chevaux de Troie chez ses ennemis.

Le second camp, le monde dit libre, était dirigé par les Américains, auxquels l’argent, la puissance militaire et la domination culturelle donnaient un leadership incontournable.

Sous l’égide de ces deux super puissances, comme on disait alors, les pays colonisés par l’Europe obtinrent l’un après l’autre leurs indépendances. Ce processus se fit facilement ou dans la douleur, mais en trente ans il fut terminé, à l’exception des colonies soviétiques maquillées en RSS.

Tous les nouveaux venus rejoignirent les instances internationales mises en place après la guerre, comme l’ONU, dans le but affiché de créer un ordre mondial plus juste, qui rejetterait les idées de conquête et d’agression et donnerait à chacun le droit à la parole.

Toutefois, malgré ces instances, malgré la décolonisation et le passage du leadership aux US et à l’URSS, les maitres du monde restaient globalement les mêmes.

Chaque nouveau pays, à quelques exceptions près, devait se ranger bon gré mal gré sous l'un ou l'autre des deux parapluies et participer à l'affrontement général.

Dès sa création l’ONU avait nommé cinq pays membres permanents dans son conseil de sécurité.

Ces membres possédaient et possèdent toujours des pouvoirs étendus, et notamment le droit de veto : il s’agit des USA et de ses clients français et britannique, et de l’URSS et son client chinois.
Cette particularité les favorise encore aujourd'hui, alors que leur importance dans le monde va décroissant.

La guerre froide s’acheva en 1989, lorsque le bloc communiste s’écroula.

En quelques années, l’URSS perdit ses vassaux et une partie de ses colonies, souvent reprises en main par le rival américain, et a contrario les USA connurent alors l'apogée de leur puissance, inégalée pendant au moins une décennie.

Malgré ce bouleversement géopolitique, le la planétaire restait encore donné par les mêmes acteurs : si l’Europe continentale était en perte de vitesse et en avait conscience (l’UE fut une tentative de réponse à cette dynamique) l’ordre mondial restait celui qu’elle avait inventé, qu’il s’agisse de puissance économique, politique, militaire ou normative.

Toutefois, rien n’est éternel, et les signes de la fin de cette hégémonie séculaire se firent et se font de plus en plus tangibles au fur et à mesure que les années passent.

Tout d’abord le poids démographique dans le monde du bloc Europe/Amériques/Monde russe baisse inexorablement.

Ces pays vieillissent et font moins d’enfants, tandis qu'a contrario la plupart des pays dits du tiers monde sont à leur tour entrés dans la transition démographique, cette phase d’accroissement rapide de la population qui assura pour partie l’expansion de l’Europe, lui fournissant en abondance les colons et les soldats dont ses puissances avaient besoin.

En parallèle de ce relatif effacement démographique, de sérieux challengers sont apparus sur le front économique.

Il serait d'ailleurs plus juste de dire réapparus, puisqu’avant l’ère coloniale ces pays étaient des poids lourds de l’économie mondiale, plus en rapport avec leurs tailles et populations.

Le premier à décoller fut le Japon, suivi par la Chine, et ils connurent des réussites exceptionnelles.
 
Le nouvel empire du milieu finit même par dépasser les US en termes de PIB, accompagnant cette réussite d’une remise en cause de l’ordre mondial de plus en plus ferme et belliqueuse.

Dans le sillon de ces deux précurseurs, une grande partie des économies asiatiques se développe fortement : Corée du sud, Singapour, Indonésie, sans oublier l'Inde qui reprend progressivement une place à la mesure de sa taille et de son histoire.

Sur un autre plan, un nouveau mode de contestation marque le monde depuis 1979 : il s'agit de l’islam politique, dont les mouvements bénéficient du soutien des riches pays producteurs de pétrole, et qui tentent d’imposer une autre façon d’organiser le monde.

Les puissances du Golfe, la Turquie et l’Iran veulent ainsi tracer un chemin qui soit le leur, tentant là aussi de retrouver la place qu’ils avaient avant l'ère coloniale.

Toutes ces remises en cause sont logiques et normales du point de vue de la morale et de l'équité.

Il n’y a absolument aucune raison à ce qu’une minorité de pays domine la majorité et lui impose ses vues et ses intérêts, et c’est indéniablement ce qui s'est passé avec l’Occident et le monde russe depuis plusieurs siècles.

Sous différents avatars et avec différents leaders nous avons en effet bel et bien organisé le monde selon notre volonté, sans guère se préoccuper d’obtenir ou non l’accord des autres. C’était injuste.

Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le travers de la flagellation et jeter le bébé avec l’eau du bain.

Parmi tout ce que nous avons imposé en termes d'idéaux, plus ou moins atteints, je reste convaincu que la démocratie, la liberté d’expression, la laïcité/la tolérance religieuse, l’égalité des individus ou l’état providence sont des inventions précieuses que nous devons préserver, a minima chez nous.

Les alternatives, qu’il s’agisse de la charia ou du communisme capitaliste chinois ne font pas envie, et les nationalismes qui ont empoisonné l'Europe si longtemps ne sont pas moins toxiques chez les autres.

Nous devons prendre garde à ne pas être à notre tour balayés par ces alternatives dans la redistribution des cartes à laquelle nous assistons.

Il faut donc que notre aire culturelle garde un certain poids, tienne encore bon sur certains points, et se fasse respecter sinon craindre. Pour cela, il faut être en position de force et garder des arguments.

En clair, pour rester ce que nous sommes devenus et perpétuer ce que notre héritage a de bon, tout en laissant les autres reprendre leur juste part, il va falloir être lucides sur nos forces et nos faiblesses, prêts à se battre et être unis.

N’oublions pas que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu’elle nous montre que les minorités, privilégiées ou non, qui aident les majorités opprimées sont la plupart du temps décimées de manière indifférenciée lorsque ces dernières prennent le pouvoir.

Nombre de nobles révolutionnaires français ont goûté à la guillotine, les bourgeois internationalistes compagnons de la révolution d’octobre sont morts au goulag, les juifs pro indépendance des pays arabes ont dû fuir, etc.

Il est de plus évident qu'après les siècles de domination par ce que d'aucuns nomment "le monde blanc", le ressentiment et le désir de vengeance sont immenses chez ceux que nous avons dominés, et aussi parmi les diasporas qui en sont issues.

L’idée est qu’au final nous ne devrons compter que sur nous pour exister et que le remords pour le passé ne doit pas nous faire oublier ce point.

C’est ainsi que j’en reviens à la guerre en Ukraine.

Dans ce conflit, la Russie se raconte des histoires et se trompe de siècle. Même si elle se pose en contre modèle, elle partage beaucoup plus qu’elle ne l’admet avec l'Occident, dont elle fait à quelques nuances près, partie.

Les Russes sont un peuple "blanc", dont les racines plongent dans la chrétienté occidentale, l'histoire dans les empires d’Europe, ils ont les mains pleines du sang de peuples autochtones et d’autres continents, ils partagent nos mœurs, notre rationalité technologique, notre littérature.

Moscou connait par ailleurs les mêmes soucis que Paris, Londres ou Berlin : vieillissement et baisse de la population, immigration extra-européenne très forte et porteuse de changements sociaux majeurs, concurrence économique avec la Chine, doublée pour la Russie par les revendications de ces derniers sur les territoires qu’ils ont perdus au 19e siècle.

La Russie est partie prenante de l’ordre créé en 1945, elle bénéficie toujours d’un siège permanent à l’ONU alors que son poids relatif le justifie de moins en moins (comme ceux de la France et de l’Angleterre). Bref, son destin est clairement lié au nôtre.

Du coup la remise en cause de cet ordre que Poutine fait en lançant cette guerre territoriale d’un autre âge lui coûtera autant qu’à nous.

S’il arrive à ses fins, il enverra un signal fort, à savoir la fin du monde défini en 1945.

Par cette invasion il ressuscite l’irrédentisme qui a si longtemps ravagé notre continent, rouvrant une boîte de Pandore qu’on aura bien du mal à refermer.

La Chine sera encouragée dans son verrouillage progressif des mers et dans son projet de conquérir Taiwan.

La Turquie, qui dépèce déjà le nord de la Syrie en toute impunité, pourra dépasser le stade des provocations aériennes en mer Égée et reprendre pied dans les îles grecques, ou soutenir la conquête du territoire arménien convoitée par son allié azéri.

Maduro ne verra plus d'objections à lancer la guerre dont il menace le Guyana.

Etc.

Une victoire russe serait par ailleurs le dernier clou sur le cercueil de l’UE, déjà divisée, vassalisée, concentrée sur des conneries sociétales et idéologiques (comme le changement de nom des fêtes chrétiennes) et déconnectée à la fois de ses peuples et des vrais enjeux.

Et pour peu que les US ne trouvent plus d'intérêt à nous soutenir, nous finirons par nous réveiller dans des pays petits, marginalisés, sans protection ni marges de manœuvre face aux nouveaux mastodontes, lesquels ne seront pas plus bienveillants que nous ne l'étions à leur place.

En conclusion, en voulant récupérer un bout de territoire et détruire un ordre mondial qu'il dit injuste, Poutine se trompe d'époque et surtout il ne se rend pas compte que l'ordre qu'il combat est le sien, qu'il est celui que son pays a mis en place, et qu’en le détruisant il libèrera des forces qui marginaliseront et déclasseront la Russie bien plus surement que ses prétendus ennemis.

Voilà ce que je vois derrière cette guerre imbécile, et voilà pourquoi je pense que son enjeu dépasse la simple question territoriale.