lundi 6 avril 2020

Musique (16): Jean-Jacques Goldman

Quand j’ai commencé à écouter de la musique un peu sérieusement, à partir des années collège, Jean-Jacques Goldman régnait sans partage sur la chanson française.

Que ce soit par les hits qu’il sortait l’un après l’autre avec une régularité de métronome ou via les tubes écrits pour le compte d’autres artistes comme Johnny Hallyday ou Céline Dion, il était impossible d’y échapper quand on allumait la radio ou la télé.

Sans compter son omniprésence et son implication dans les œuvres de charité publique si 80es (chanteurs pour l’Éthiopie, Restos du cœur, etc.),

A l’époque je n’aimais pas.

Sa voix quelconque voire agaçante, le culte autour de lui, l’espèce de mièvrerie qui émanait de ses titres et son côté commercial -le pire pour moi qui rêvais (sagement) de rébellion- tout cela me le rendait plutôt antipathique.

Sans compter que lorsque je guettais à la radio les titres que je voulais enregistrer sur cassette, je devais me taper les siens toutes les deux minutes.

Bref, ce n’était pas mon chanteur.

Et puis un jour feu mon grand frère, qui lui en était plutôt fan et se retrouvait alité pour je ne sais plus quelle maladie, m’a fait écouter Comme toi en m’en faisant l’explication. Pour moi qui n'étais pas encore très paroles, ce fut un choc.

Comme toute ma génération, j’ai bouffé de la Shoah au kilomètre.

Entre les cours insistants à l’école, les films et documentaires, le point Godwin, le plus-jamais-ça, les-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire et le-ventre-de-la-bête-toujours-fécond sortis à tout propos et en toute occasion, on peut dire que nous avons été informés sur le sujet (parfois même jusqu’à la nausée et au détriment d’autres "bêtes" d’hier ou d’aujourd’hui, mais là n’est pas le sujet).

Et bien de tout ce que j’ai vu ou lu, rien ne m’a autant marqué que ce morceau.

En évoquant par petites touches l’enfance ordinaire d’une Juive polonaise, avec ses petites joies banales, ses amours d’enfant et ses espoirs et en terminant par cette phrase lapidaire "mais d’autres gens en avaient décidé autrement", Goldman a écrit un réquisitoire mille fois plus efficace et touchant que toutes les dénonciations de tribun et autres expositions.

Je me souviens encore aujourd’hui de mon bouleversement, et trente ans après, le passage de violon klezmer continue à m’émouvoir à chaque fois.

A partir de là j’ai commencé à faire plus attention à lui. Je n’aime toujours ni la voix ni une grande partie des arrangements, qui ont le plus souvent horriblement vieilli, mais ma vision du personnage a changé.

Goldman est engagé à sa manière, qu'on peut résumer en disant qu’il entend tracer son chemin vers le bien de manière humble et nuancée, mais tenace et pragmatique.

Et pour ça il se veut aux antipodes des dénonciateurs professionnels et des rois de la pose, ce qu’il explique d’ailleurs dans son titre Compte pas sur moi.

Loin de ces donneurs de leçon, il entend rester à hauteur d'homme, et souligne ce qu’il y a de bon dans "l’armée de simples gens" qui font la société, insistant sur l'importance de chacun.

Dans Il changeait la vie, il montre comment un artisan appliqué, qu’il soit saxophoniste, boulanger ou cordonnier, sème le bien autour de lui et en cela influence à son échelle la vie des autres.

Dans Juste après, il parle d'une infirmière vue dans un reportage télé et qui réussit à ramener à la vie un bébé qui semblait mort-né. On ne peut qu'être émerveillé par le résultat miraculeux obtenu par les gestes précis de cette dame, qu’on devine avoir fait ça des dizaines de fois.

Dans Envole-moi et Sans un mot, il met en scène des gens qui veulent à toute force sortir des rails qui leur ont été tracés. Le premier veut quitter sa banlieue déshéritée, le second fuir la vie bourgeoise balisée à l'extrême que lui ont préparée ses parents.

Dans ses chansons, tout ce qui est "autre" est vu avec respect, tentative de le comprendre, de se mettre à sa place.

Par exemple, dans Né en 17 à Leidenstadt il s’interroge sur l’importance du contexte dans la construction de chacun. Il se demande notamment ce que lui-même, fils de réfugiés juifs, aurait fait s’il avait été un Allemand grandissant dans l’entre-deux-guerres: "Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été allemand ?".

Dans Ton autre chemin, autre titre qui m’a beaucoup touché, il raconte (si j’ai bien compris car c’est un peu énigmatique) comment un ami d’enfance jadis très proche a sombré dans la folie, rendant toute communication impossible.

Dans Être le premier, il se met à la place de ces personnes pour qui atteindre le sommet et être le numéro 1 est vital, pour qui l’ambition est un moteur qui écrase tout le reste.

Là-bas et Long is the road parlent de cette impulsion qui pousse tant de gens à prendre la route de l’exil et à émigrer, quel qu’en soit le prix et malgré les froides statistiques ("Dix trains de losers pour un Rockfeller").

Pas de jugement non plus pour les Filles faciles, justement si facilement condamnées, mais au contraire un hommage à ces épicuriennes sans prétention.

Etc.

Si à l’époque ce côté positif et nuancé m’agaçait et se faisait railler, je suis aujourd’hui nostalgique de cette génération "gentille" et inclusive, de ces "tous ensemble on y arrivera" et autres "touche pas à mon pote".

Ce socialisme boy scout aux allures de fête patronale était certes naïf voire bisounours mais je le crois finalement meilleur que l’absence d’horizon commun d’aujourd’hui, où chacun joue sa pomme et/ou sa communauté, où le bien commun est réduit à peau de chagrin, vu comme un dû mais sans que quiconque ne veuille s’y impliquer.

L’apogée de ce moment collectif coïncide avec celui de Goldman, quand la gauche est arrivée au pouvoir, que l’élan qui l’avait portée n’était pas encore mort et que toute une partie de ses militants croyaient vraiment qu’ils allaient changer la vie sans forcément passer par la case Révolution.

Je ne tomberai pas dans la naïveté de croire que la génération 81 était une génération exempte de calculs, de violence ou de fanatisme, mais ce qui est frappant quand on parle avec ces militants c’est qu’ils y croyaient encore, et le fait qu’un type comme Goldman ait été l'une des voix les plus fortes de l’époque dit tout de même quelque chose sur elle.

(Évidemment il y a toujours des gens, artistes ou non, de bonne volonté aujourd'hui, mais plus de la même façon).

Concernant Goldman, un aspect qui frappe en plus de sa modération, c’est sa discrétion, l’impression qu’il donne de toujours peser ses mots, de ne pas en rajouter et ce malgré son succès phénoménal.

Cela s’explique peut-être par son parcours personnel. Il avait en effet un demi-frère très violent, engagé à l’extrême-gauche et mort par balles après avoir lui-même commis des crimes et être devenu un symbole pour l'un et l'autre camp.

On peut imaginer que cette triste expérience l’ait vacciné contre les grandes gueules et l’extrémisme et réorienté vers la gauche des petits pas, parlementaire, imparfaite et pragmatique. Qui est aussi la seule qui marche.

Je me souviens d’un débat très significatif de ça à l’époque du lancement des restos du cœur.

Romain Goupil, sinistre exemplaire de ce que 68 a produit de pire, s’opposait par principe au projet en indiquant que la solution ne pouvait être que politique.

Goldman lui répondait tranquillement mais fermement en lui demandant ce qu’on faisait en attendant le grand soir pour ceux qui ne s’en sortaient pas. Il soulignait que selon lui cette attitude entière et théoricienne était la vraie erreur de sa génération.

Toujours dans son côté humble et proche des modestes, il a fait une tournée dans des toutes petites salles où personne de son poids ne passait plus.

On peut aussi trouver un certain orgueil dans cette attitude.

Je me souviens d’un Best Of où la double page intérieure était une compilation des remarques acerbes et critiques des journaux lors de ses débuts, certaines vraiment méchantes.

Chaque journal et chaque date étaient rappelés (je ne me souviens pas s’il mettait l’auteur) et il concluait par un "Merci d’être venus quand même" qui sonnait comme la plus belle des revanches.

Bon, Goldman reste néanmoins un businessman avisé, qui a mené à bien des études de commerce et su gérer ses droits d’auteur pour devenir l’une des plus grosses fortunes du secteur. Il est également plutôt jaloux de sa vie privée.

En résumé, je ne suis pas fan de Goldman, dont je ne connais pas tout. De lui je ne possède qu’un double live (celui où mon frère m’avait fait écouté Envole-moi).

Il a écrit des centaines de chansons, pas toutes engagées, sur toutes sortes de sujets, et je n'en connais qu'une partie, essentiellement celles des années 80.

Mais j’apprécie beaucoup le personnage, son positionnement, ses textes, et à l'heure du communautarisme, de l'individualisme et du cynisme, je suis un peu nostalgique de cet engagement 80es.

Je terminerai par le geste très Goldmanien qu'il a fait pour soutenir les soignants dans cette période de confinement en revisitant son titre Il changeait la vie.

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