mercredi 23 octobre 2019

Livres (30) / Cinéma (21): Des mecs bien...ou presque / Le Caire confidentiel, les sociétés corrompues

Cette semaine, j'ai lu et vu deux polars marquants, qui parlaient de deux pays à des époques et lieux différents, mais pour lesquels les maux et situation décrits se ressemblaient étrangement, et convergeaient vers un seul: la corruption.

Le premier était l'excellent livre Des mecs bien ou presque du Roumain Bogdan Teodorescu.

Ce roman explore la période que ses compatriotes appelaient "la transition", c'est-à-dire le moment où l'ancien régime effondré n'avait pas encore laissé place à quelque chose de clair.

Il commence par l'assassinat accidentel d'une journaliste d'investigation, très populaire, dans le cadre d'une enquête qu'elle faisait sur la façon peu orthodoxe dont un proche du président roumain s'était enrichi dans les années 90.

Deux policiers, doués mais un peu ripoux sur les bords, sont alors chargés de l'enquête.

Bien vite ils s'aperçoivent qu'ils dérangent et que les pistes tapent très haut. On va leur intimer de regarder dans une direction autre que celle où les emmènent leurs recherches, gentiment puis moins gentiment, avec menaces à la clé.

Je n'irai pas plus loin dans la description de l'histoire, riche en rebondissements et qu'il serait dommage de spoiler.

Mais elle est le prétexte à montrer le fonctionnement du pays à l'époque, les itinéraires de ses habitants, les séquelles du communisme, l'importance cruciale des relations qui priment sur tout, les jeux de pouvoir et la façon absolument ignoble dont les cartes ont été rebattues à la chute de Ceausescu. Ou plutôt dont elles n'ont pas été rebattues.

En effet, comme le démontre peu à peu Teodorescu ce sont en fait les mêmes personnes qui dirigent la Roumanie avant et après la chute du communisme.

Les responsables politiques de 89 ayant eux seuls accès aux fonds et des connexions internationales, ils ont en effet pu mettre la main sur tout ce qui appartenait à l’État et s'enrichir de manière aussi rapide qu'injuste et indécente.

Ils ont également pu orienter le régime qui leur succédait, notamment avec les célèbres minériades, quand les successeurs de Ceausescu ont envoyé des mineurs acquis à leur cause détruire journaux et nouveaux partis et tabasser étudiants et opposants, de façon à stopper le mouvement de démocratisation au stade qu'ils souhaitaient.

Derrière eux, on retrouve les gens issus de la toute-puissante Securitate, la police politique d'un régime communiste qui fut l'un des plus surveillés et paranoïaques que le bloc rouge ait connus.

Dans ce livre, Teodorescu leur donne une voix, celle d'un de ses ex-officiers.

Ce narrateur, intelligent et cynique fait alterner souvenirs et pensées, illustrant de façon particulièrement marquante l'histoire récente du pays, et frappe par son absence totale de regrets.

On note aussi sa soif de vengeance, apprenant qu'il fit partie des quelques sacrifiés à la vindicte populaire pour laisser croire à un changement de façon à que les autres puissent continuer à gouverner.

Et dans cette Roumanie fraîchement convertie au capitalisme le plus hard, tout s'achète, les relations font tout, et la corruption est essentielle, centrale, structurante et présente à tous les niveaux, au moins autant qu'à l'époque précédente.

Je suis sorti de ce livre d'autant plus groggy que ce qui est décrit là correspond à ce que me disent les Roumains que je connais, notamment ceux qui ont vécu les deux périodes.

Et ce même si l'entrée dans l'UE et l'arrivée de générations plus internationales et n'ayant pas connu le communisme laissent espérer des changements.

La deuxième oeuvre, le film Le Caire confidentiel se passe dans l'Egypte de 2011, juste avant le renversement inattendu de l'apparemment indéboulonnable Hosni Moubarak (des allusions au Printemps arabe jalonnent l'intrigue).

Là aussi, cela commence par un meurtre, celui d'une belle chanteuse retrouvée égorgée dans la chambre d'un hôtel luxueux. Une femme de chambre soudanaise au statut précaire (migrante payée à la journée sans contrat) assiste au meurtre et disparaît.

L'enquête est attribuée à un capitaine de police cynique et revenu de beaucoup de choses (il s'abrutit de cachets et on apprendra qu'il a perdu sa femme), qui doit son poste à son oncle, lequel est aussi son supérieur.

On le voit au début participer sans états d'âme au racket des populations de son quartier, racket suffisamment organisé pour faire l'objet de réunions et d'arbitrages au sein du commissariat.

En enquêtant, comme ses homologues roumains, il va lui aussi tomber sur un os: le principal suspect est un richissime homme d'affaires proche du Raïs, donc intouchable.

D'ailleurs l'affaire est miraculeusement classée comme suicide (par égorgement !) et le capitaine est lui-même copieusement "arrosé" pour se taire et oublier ce qu'il a vu/entendu.

Mais pour diverses raisons il va s'obstiner, refuser la décision et se révolter contre ce système, décidé à inculper le meurtrier quel qu'en soit le coût, un coût dont il prend l'ampleur en voyant tous les protagonistes de l'affaire se faire tuer, y compris au sein même des locaux de la police.

Là non plus je ne veux pas spoiler (juste dire que la fin est inattendue et ouverte) mais l'intérêt du film n'est pas là.

Il réside plutôt dans le portrait de cette Egypte pré-révolution, injuste et corrompue à tous les niveaux, où la volonté du dictateur et de ses intouchables proches a force de loi: d'ailleurs à un moment donné le suspect ironise et demande au flic s'il se croit en Suisse.

Dans cette Egypte, tout le monde se bat pour son petit privilège, son passe-droit, son bakchich. La scène où le héros doit arroser les flics du commissariat d'un autre quartier pour récupérer son suspect est dans ce sens édifiante.

De plus, comme dans la Roumanie de Teodorescu, chacun est un petit dictateur à son niveau, prenant bien soin d'écraser celui qui est en dessous, tout en s'aplatissant devant celui qui est au-dessus. Les échanges obséquieux des flics avec la sûreté nationale et méprisants et arbitraires avec les migrants l'illustrent parfaitement.

Ces deux histoires m'ont laissé le même sale goût dans la bouche, me rappelant aussi les univers du fabuleux auteur algérien Yasmina Khadra (dont je parlerai un jour) ou les bouts d'Italie décrits dans Gomorra par Roberto Saviano, avec ces sociétés gangrenées par la corruption.

L'impact de la corruption est énorme, sur tous les plans.

L'argent détourné de son but invalide toute vraie politique, freine les projets, empêche le progrès.

L'entretien des biens publics ne se fait pas, l'éducation et les soins médicaux ne peuvent pas être financés.

Les constructions qui se font avec des faux permis détruisent l'environnement, la Police corrompue laisse agir le crime, les rentes de situation absurdes sont perpétuées (ainsi la Mafia empêchant l'irrigation de la Sicile pour garder le monopole de l'eau), le travail ne peut être protégé.

Les gouvernants ne sont pas crus car pas crédibles, les gens sont inégaux et en ont conscience, l'initiative et la justice sont anesthésiées quand tout le monde s'achète.

C'est une spirale sans fin, d'autant plus difficile à extirper que tout le monde y trouve ou croit y trouver son compte.

Le livre choc Gomorra montre à quel point elle est au centre du système mafieux italien.

Je terminerai par cette blague cynique qui illustre mieux que tout mon propos:

C'est un ministre africain qui est en visite chez un homologue français. Celui-ci l'emmène dans de très bons restaurants, lui fait visiter sa belle maison, sa cave de vins vieux, lui montre ses meubles d'architecte, son pied-à-terre en ville.
A la fin, l'Africain, qui connait le traitement du ministre, lui demande:
- Cher ami, nous sommes entre nous. Je sais compter, et je vois bien que votre traitement de ministre ne suffit pas à vous assurer ce train de vie. Comment faites-vous?
Avec un petit sourire, le Français lui répond:
- C'est très simple, vous savez. Regardez par la fenêtre: vous voyez l'autoroute?
- Oui.
- Elle a coûté 9.000.000 d'euros. Et bien je l'ai facturée 10, et le million qui reste...voilà!
L'Africain hoche la tête et prend congé.
Quelques temps après, c'est au tour du Français de visiter son homologue.
Celui-ci va le faire chercher dans une limousine démesurée, l'emmène dans un palais tout de marbre et or, avec 200 pièces et une nuée de domestiques, lui fait servir des repas dithyrambiques, le loge dans un luxe absolument démentiel.
Halluciné, le Français lui demande:
- Mais c'est incroyable, comment faites-vous pour avoir un tel niveau de vie?!!
L'Africain, souriant, lui répond:
- Cher ami, c'est très simple. Regardez par la fenêtre: vous voyez l'autoroute?
- Non
- Voilà...

Remarque sur Le Caire confidentiel: ce film a été tourné à Casablanca, faute d'autorisation de l'Egypte, et réalisateur et acteurs sont tous issus de diasporas arabes: Suédo-Egyptien, Franco-Algérien, Dano-Libanais, etc., ce qui en dit long sur la situation actuelle

A lire:
- Un lien sur la corruption et ses impacts

Précédents:

mercredi 4 septembre 2019

Pourquoi le blog?

J'ai commencé ce blog il y a presque une décennie (par un article sur le hip hop français).

Tant bien que mal je l'ai alimenté, en fonction du temps que me laissait mon actualité personnelle (enfants, boulot, découverte d’œuvres marquantes, deuils, etc) et aussi un peu en fonction de l'actualité tout court.

A l'heure où je commence ce post, j'ai publié 253 fois (ce post sera-t-il le 254ième?) et il me reste 197 brouillons dont sortiront ou non quelque chose un jour ou l'autre.

Comme beaucoup de blogueurs en herbe, j'ai pas mal freiné avec le temps. Ces deux dernières années j'ai accouché péniblement de 5 et 3 articles, contre 53 en 2016 par exemple.

Mon approche de cet espace aussi a changé avec le temps, oscillant entre le professoral factuel et les choses plus intimes, épousant aussi, me suis-je rendu compte en relisant, l'évolution de mes opinions et expériences.

Au bout de cette période symbolique des dix ans, je me suis demandé ce qui pouvait pousser quelqu'un à faire ça, à rejoindre les millions de Français qui publient sur internet, sur des sujets divers et variés, qu'il s'agisse de politique, de voyages, de journal intime ou de spécialités pointues.

Pourquoi blogue-t-on? Qu'est-ce qui pousse à écrire, à publier, à exposer sa prose à des milliards d'yeux potentiels?

Les motivations peuvent être diverses.

Premièrement, il y a ceux qui utilisent leur blog comme un espace promotionnel, pour se vendre. Artistes débutants, journalistes cherchant à percer, musiciens, programmeurs, etc.

L'approche est dans ce cas presque "professionnelle", le blog étant ou ayant été (puisque bien d'autres supports ont pris le relais depuis leur apparition) un outil marketing.

Pour certains d'entre eux, la recette a fonctionné, et du blog ils sont passés à l'écriture, à la bédé, au journalisme, etc.

Deuxièmement, on trouve ceux qui veulent faire partager une passion, rencontrer des gens autour d'un thème dont ils sont friands, que ce soit les années 80, le tuning automobile, la chasse, un chanteur ou les mobylettes.

Comme un réseau social amélioré, leurs blogs sont l'occasion pour eux de rencontrer d'autres passionnés et d'échanger avec eux sur le sujet.

Plus ou moins bien faits mais toujours avec enthousiasme et motivation, ces blogs peuvent offrir des pépites si l'on cherche quelque chose de bien particulier.

Personnellement, que le sujet me plaise ou pas, je trouve toujours motivant de tomber sur un blog de passionné (blog qui est parfois carrément un site), enviant et admirant leurs créateurs.

Troisièmement il y a les blogs engagés, politiques ou religieux, leurs auteurs utilisant ces plates-formes pour diffuser leurs idées, militer, gagner des gens à leur cause.

Très nombreux, parfois adossés à des partis ou a des sites établis (mediapart, causeur...), il arrive qu'ils connaissent un gros succès, bousculant parfois les acteurs historiques de leur domaine.

Quatrièmement il y a ce que j'appellerai les journaux intimes en ligne, dont les auteurs expriment leurs idées, leurs pensées, leurs angoisses, soit qu'ils s'y défoulent comme on le faisait jadis sur du papier, soit qu'ils lancent un appel au secours.

En tout cas, je pense que les blogueurs ont au moins en commun le goût d'écrire et de montrer, voire cette forme de voyeurisme tellement de notre époque de réseaux sociaux.

Il y a bien souvent un ego qui s'exprime, l'idée que sa voix compte, qu'elle est digne d'intérêt, qu'elle n'est pas écoutée à sa juste valeur.

Maintenant où est-ce que je situe le blog de Popop dans cette catégorisation sommaire?

J'aime écrire depuis toujours.

Au collège mes rédactions ont souvent plu (à mon grand dam) à mes enseignants et j'ai été longtemps un producteur de très longues lettres puis de très longs mails.

C'est d'ailleurs à la suite à quelques-uns de ces mails que plusieurs amis m'ont suggéré de bloguer, alors que je n'y pensais pas encore.

Je suis de plus d'un naturel curieux, notamment sur certains sujets qui soûlent ou ont soûlé mes proches.

Ce caractère m'emmènerait du côté de la catégorie des passionnés, à la différence près que je suis un passionné "généraliste", et donc que ce blog n'a pas vraiment de sujet dédié.

Un autre point est lié à ma personnalité.

Je suis une personne plutôt timide et réservée, pas très à l'aise dans mes rapports avec les autres et peu sociable.

Ce blog est une autre manière de m'exprimer, de "faire sortir" ce qui ne le fait pas naturellement et qui en aurait pourtant besoin.

Il peut donc être une forme d'exutoire, même si j'ai toujours mis des limites et ne m'y suis jamais vraiment lâché, par méfiance, conscience que comme tout le monde je change avec le temps et lucidité sur l'accès à mes pages.

Çà n'a donc pas remplacé un éventuel journal intime, même si tout de même je m'y suis parfois beaucoup exposé.

Enfin je dois également reconnaître que la question de l'ego me parle.

Sans attendre de ces publications finalement futiles et banales la gloire et la reconnaissance, les poster me fait du bien à l'amour propre.

J'aborde avec ironie la question "et si un jour on me remarquait?" mais quand mon moral vacillant me dit une fois de plus que ma vie n'est pas satisfaisante (voire que j'ai tout raté), une part enfouie de mon moi doit sans doute y croire quand même un petit peu...

Bref, je blogue depuis dix ans. Jusqu'à quand?

vendredi 19 avril 2019

Cinéma(20): White material ou l'impossible Euro Africain

Ce soir (enfin, le soir où j’ai commencé ce post…) j'ai vu White Material, de Claire Denis.

Ce film raconte l’histoire d’une famille d’origine européenne installée depuis longtemps dans un pays africain non déterminé, où elle cultive du café sur une grande plantation.

L’action se déroule au moment où le pays sombre dans la guerre civile, remettant tout en question et faisant prendre conscience à ces propriétaires que leur présence était finalement juste tolérée, même si deux générations sont nées là.

Comme lorsqu'il y a longtemps j'ai vu son autre œuvre Chocolat, j'ai été fasciné par ces portraits de blancs d'Afrique, ces blancs qui se vivent comme appartenant à cet endroit où ils ont grandi et/ou construit quelque chose, leur sentiment d'appartenance étant indépendant du fait que cette construction ait eu lieu dans le cadre de l'injustice statutaire de la colonisation ou dans les rapports biaisés et inégaux entre pays qui l'ont suivie.

Il est également indépendant du fait que ces blancs se sent(ai)ent profondément autres par rapport aux indigènes.

Au delà des individus, de véritables peuples sont nés de la transplantation d'Européens sur le continent. Certains ont tragiquement disparu, comme les Pieds-Noirs d'Algérie ou les Portugais du Mozambique et de l'Angola. D'autres (un autre?) sont encore présents, comme les Afrikaners.

A propos de ces derniers m’est revenue la réflexion d'un des leurs, le photographe sud-africain Pieter Hugo dont j’ai découvert l’œuvre magnifique dans une expo.

Il disait que pour la majorité des habitants de son continent de naissance, y compris pour ses compatriotes noirs, il n'était pas Africain et ne le serait jamais, et cela même si des siècles ont passé depuis que ses ancêtres ont quitté l'Europe et que sa langue maternelle, l'afrikaans, n'existe qu'en Afrique.

Tous ces blancs sont-ils/étaient-ils réellement illégitimes? Au bout de combien de temps peut-on considérer qu’ils ne le sont plus? Quel prix doivent-ils payer pour ça?

Léonora Miano, auteure camerounaise pourtant très lucide sur le poids de l’histoire et ses séquelles, met quelques fois en scène dans ses livres des blancs d'Afrique sympathiques, intégrés et qui ne se sentent pas chez eux en Europe, des Africains blancs en somme.

A contrario, les auteurs métis Sarah Bouyain dans Métisse façon ou Gael Faye dans Petit pays relaient une autre image, celle de peuples africains considérant globalement les blancs comme illégitimes et irréductiblement étrangers à leurs sociétés.

Bien évidemment le très lourd passé des relations entre Europe et Afrique (traite atlantique, colonisation, ingérence...) et peut-être encore plus le gigantesque delta économique actuel entre les deux continents fausse tout. Mais quand les Africains nous auront rejoints en terme de niveau de vie, qu'en sera-t-il ?

Ce film m’a aussi fait me poser une question troublante : les rapports entre culture d'origine et culture du territoire où l'on vit sont-ils si différents pour ces Européens d'Afrique et pour les Africains d'Europe?

Les rapports de domination sont évidemment structurants et constituent une grande différence, mais l’idée n’est peut-être pas si choquante.

Les Afro-Européens critiquent bien souvent leur pays d'accueil mais l'aiment sans doute aussi. Dans leurs yeux ce pays est en tout cas un autre que celui que voient mes yeux d'autochtone.

Leur ambivalence n'est finalement pas si différente de celle de ces blancs d’Afrique souvent prompts à critiquer leur pays d'accueil par rapport à l’Europe, pays dont ils ont une image forcément distincte de celle de leurs compatriotes noirs mais pays auquel ils sont attachés.

Au final, les communautés « importées » n'ont-elles pas elles aussi le droit d'inventer leur façon de vivre dans le pays où elles arrivent, même si ça transforme lesdits pays?

Les Français qui exigent des immigrés qu'ils ne soient qu'une version d'eux-mêmes un peu plus colorée (pour caricaturer, qu'ils mangent du porc et boivent du vin, frissonnent à la Marseillaise, s’habillent et vivent « comme nous ») trouveraient-ils légitimes que les Africains exigent que les blancs d’Afrique s'habillent en boubous, fréquentent les mosquées ou suivent scrupuleusement les rites animistes et tabous locaux ?

Faire un « reset » d'une personne est d'ailleurs impossible, les bribes d'Afrique que les Afro-Américains déportés ont conservé envers et contre tout en est une tragique illustration. Je crois qu'en plus ce n'est pas forcément souhaitable.

Loin des formatages, il faut trouver de nouveaux équilibres, difficiles à atteindre, surtout quand mœurs et valeurs sont opposées et que les flux sont importants et rapides, entraînant d'inévitables frictions, rejets et retours arrière.

Leonora Miano -toujours elle- dit que de toute façon la mutation a lieu, et que comme l'Afrique a survécu à la colonisation, l'Europe survivra à l'immigration (elle répondait ça durement et un peu ironiquement à Elisabeth Lévy lors d’un débat).

Elle ajoute que le métissage est à l’œuvre depuis plus longtemps qu’on ne l’imagine, en donnant l’exemple du petit déjeuner français, où l’on boit café, thé ou chocolat, trois denrées qui ne poussent pas sur le territoire métropolitain mais paraissent tout aussi naturelles à M. Dupont que la baguette ou les croissants.

Au final, le désormais célèbre Grand Remplacement sera sans doute plutôt une grande fragmentation, avec tout ce que ça sous-entend, avec peut-être un grand métissage, mais à très long terme.

Mais ce ne sont pas seulement ces considérations qui me touchent dans les films de Claire Denis, cette blanche d'Afrique rejetée par les habitants de ce continent et mal à l'aise en Europe.

C'est en fait quelque chose de plus personnel: ma mère.

Celle-ci a passé toute son enfance au Bénin, entourée d'Africains et élevés par des boys auxquels la laissaient bien souvent des parents trop occupés à évangéliser, soigner et éduquer, ou à chercher des financements pour les dispensaires et autres écoles.

Claire Denis est née à peu près en même temps qu'elle, et elle a grandi dans plusieurs colonies françaises d'Afrique, suivant des parents fonctionnaires coloniaux éclairés (les indépendances leur semblaient normales et bien venues) qui la mettaient dans des écoles mixtes.

Il y a toutefois une différence majeure entre ces deux femmes: cette période obsède la réalisatrice, irrigue ses films et ses thématiques, alors que ma mère n'en parle jamais.

C'est comme si elle avait rejeté ça très loin, tourné la page, oublié, ou comme si elle n'en avait rien à faire, que ça ne comptait pas. Les rares fois où j'ai essayé d'en parler, il n'est à peu près rien sorti.

C'est tout le contraire de sa propre mère, qui est partie à 20 ans sur le continent africain et considère n'avoir jamais été aussi heureuse que pendant le temps qu'elle a passé là-bas.

Je retrouve donc l'ombre de cette expérience familiale dans les films de Claire Denis, qui me touchent d'autant plus.

Je conclurai en disant que tout le monde a des origines, un héritage et un passé. Personne ne devrait avoir le droit de vous en priver ou de les nier, qu'on soit blanc d'Afrique, noir d'Europe ou quelque autre profil que ce soit.

Mais a contrario, on doit pouvoir en faire ce qu'on veut, s'en réclamer, s'en libérer ou n'en choisir qu'une part sans contrainte ni pression extérieure. Ce choix est et doit rester personnel à chacun.

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mardi 9 avril 2019

La femme qui fut belle

Comme je l'exposais dans un précédent post, la beauté d'une personne, singulièrement d'une femme, est structurante pour sa vie, dans le sens où elle va grandement la conditionner.

Je vais aujourd'hui parler de l'étape qui suit la beauté rayonnante, quand celle-ci s'éclipse et se fane, que les gens beaux le deviennent moins, que leur aura pâlit et qu’ils sont détrônés. 

Ce « détrônement » s’applique à celles et ceux que leur beauté a mis au centre de tout. La beauté seule ne suffit pas, et cette mise au centre peut dépendre aussi d’autre chose (richesse, force physique…). C'est donc plus les impacts de cette beauté et ceux de sa fin qui m'intéressent ici.
 
La femme qui fut belle est généralement un enfant choyé et comblé, extraverti et sociable, admiré et envié par ses pairs.
 
Plus tard, au collège ou au lycée, elle est le genre qui prend la parole, qui a des opinions et n'hésite pas à les affirmer.

Souvent déléguée de classe, voire militante, elle s'est habituée à être au premier rang, à être celle qu'on regarde et qu'on écoute, celle au sourire de laquelle on ne résiste pas.

Consciemment ou non, elle trouve cette position naturelle, normale, puisque ça a toujours été comme ça.
 
Dans le monde professionnel, elle va aussi aller dans ce sens, sans forcément en jouer consciemment ou machiavéliquement.
 
Elle est belle, ne peut ni ne doit le cacher ou s'en excuser, et si cela lui ouvre des portes, tant mieux (je ne suis pas de ces aigris qui haïssent les gens plus beaux et plus riches parce qu'ils sont plus beaux et plus riches, même si bien sûr je les envie).
 
Au milieu de ses collègues, on la remarque, on la flatte, on est séduit sans forcément l'admettre et en mettant parfois un autre nom sur cette attirance.
 
Qu'elle s'en serve, le subisse ou ne s'en rende pas vraiment compte, elle est au centre.
 
Je reprends ici mon exemple de cette stagiaire irlandaise magnifique que tout le monde voulait absolument aider. Elle ne faisait rien, n'aguichait pas, ne provoquait pas, s’habillait de manière sobre, mais elle avait invariablement tout le monde autour d'elle.

Mais pour la femme qui fut belle comme pour les autres, les années passent.
 
Et comme les autres, elle ride, elle s’empâte, elle grisonne. Ses éventuelles grossesses et tracas la marquent, ses traits changent.
 
Et puis d'autres arrivent, jeunes, belles et triomphantes.
 
Du coup on écoute moins la femme qui fut belle, on est moins attentionné avec elle, on la renvoie au même rang que les autres.
 
Cette phase est parfois pour les moins belles l'heure de la revanche.
 
Elles qui sont habituées à l'ombre, à encaisser, à se battre pour compenser un physique banal ou ingrat sont plus solides, plus âpres à défendre leur pré carré, plus adaptées à ce moment délicat qui n’a rien de nouveau pour elles.
 
D’ailleurs une partie en profite pour se venger des heures douloureuses et des humiliations passées à l’ombre des femmes qui furent belles, que ces dernières aient été méprisantes, indifférentes ou qu’elles aient bénéficié de leur beauté tout en étant justes et bienveillantes.
 
En tout cas ce déclassement est un passage dur.
 
Quand on n’a connu que le premier rang, qu’on a été le centre de l’attention et des égards, qu’on a fini par se faire de soi-même une certaine opinion, on est d’autant plus blessé d’être renvoyé dans la masse.

Les réactions des femmes qui furent belles à cet événement sont variées.

Certaines s’aigrissent, deviennent les pires ennemies de celles auxquelles elles ressemblaient vingt ans plus tôt.

Celles-là sont d’autant plus cruelles avec tous les moches ou ex-moches auxquels elles sont scandalisées d’être assimilées. En en rajoutant vis-à-vis de ces derniers, elles se cherchent des miettes de ce pouvoir qu’elles ne supportent pas d’avoir perdu.
 
D’autres, j’en ai connues, ne comprennent pas que leur heure est passée, que c’est tôt ou tard le lot de chacun. Elles sombrent alors dans la dépression, suite à des vexations ordinaires pour d’autres mais qui pour elles sont insupportables car rien ne les y a préparées.
 
D’autres enfin, savent que la roue tourne et font avec, comme la majorité des gens, avec parfois un retour de coquetterie, un réflexe séducteur qui revient dans certaines circonstances.
 
Dans cet entre-deux, elles sont moins sûres d’elles, plus fragiles et interrogatrices.
 
Personnellement, cette fragilité me touche, comme me touchent toujours les remises en cause et l’éphémère de la vie.

En me relisant, je me dis que ce post peut sembler misogyne, surtout en ces heures de #metoo et de YannMoiseries.
 
Mais en fait les cas dont je me souviens sont féminins, sans doute parce que la pression sur le physique est beaucoup plus marquée pour elles, qu’on leur pardonne moins qu’aux hommes de vieillir et qu'à leur apogée l’attention est plus forte sur elles.
 
C’est sans doute aussi parce que je suis un homme hétérosexuel et en tant que tel plus sensible à la beauté féminine.
 
Mais j'aurais aussi bien pu parler de l'homme qui fut fort ou de l'homme qui fut leader, en quelque sorte l'équivalent pour ma génération et les précédentes, encore très genrées, de la femme qui fut belle.

mardi 2 avril 2019

Sénilité

La grand-mère qui me reste, et que j'ai très bien connue, approche de la centaine.

Femme active, au fort tempérament, elle a toujours mené sa vie selon ses convictions et ses choix, à une époque où c'était fort rare. Elle a parcouru le monde et vécu une existence à bien des égards digne d'un roman.

La dernière fois que je l'ai vue, elle m'a gratifié d'un "Bonjour Monsieur" égaré. Alors qu'elle me connait depuis ma naissance, elle ne savait plus qui j'étais.

La pauvre a en effet lentement perdu la tête, atteignant ce stade de la vie qu'on appelle la sénilité.

La vieillesse est un naufrage, aurait dit Chateaubriand. N'en déplaise aux gens qui affirment que la jeunesse est un état d’esprit, la vieillesse est une réalité bien physique et concrète.

Avec le temps, le corps vous lâche de plus en plus, selon des rythmes et des modalités différentes, mais il vous lâche.

Il le fait parfois de façon humiliante, comme lorsqu'on retrouve les couches abandonnées depuis l’enfance.

Il le fait plus souvent de façon insidieuse: des organes qui répondent moins bien, des yeux qui ne font plus rien sans lunettes, des séances aux toilettes qui s’allongent et se multiplient, des douleurs accompagnant les gestes auxquels on ne pensait même pas avant.

Tout le monde ne devient pas sénile.

Certains vivent bon pied bon œil jusqu'à la fin, d'autres voient leur corps se décrépir tout en gardant leur lucidité, mais tous sont marqués par l'âge.

Personnellement cette espèce de déchéance me fait beaucoup plus peur que la mort en elle-même.

Depuis quelques années, ma grand-mère vit la sienne dans une maison de retraite médicalisée.

Entrer dans ce lieu est une épreuve.

On y est accueillis par un groupe de vieilles personnes immobiles dans des fauteuils et vissées devant une télévision qui braille en permanence.

Leurs corps ont des poses qui expriment l’abandon, l’abrutissement (médicamenteux ou autre), leurs yeux sont vides.

La plupart donnent l'impression de pantins grotesques oubliés là un jour et jamais récupérés.

Quelques-uns radotent dans leur coin, d'autres encore se jettent avec agressivité sur le premier venu.

Cela m'est arrivé une fois où je m'étais arrêté à la table de ma grand-mère.

A peine assis, j’ai dû subir un concert de récriminations et de demandes de la part de vieilles, qui semblaient toutes m’en vouloir de je ne sais trop quoi, s'agitaient et/ou me demandaient quelque chose.

C’était très déstabilisant.

Beaucoup de gens critiquent les maisons de retraite, parfois à juste titre malheureusement (par exemple quand on voit la rapacité de certains établissements).

Certains refusent catégoriquement d'envisager d'y envoyer leurs proches et dénigrent même ceux qui le font.

Mais que faire? Le filet familial qui jadis accompagnait les vieux vers la fin est devenu impossible dans bien des cas.

Beaucoup de gens n'ont pas d'enfants.

S'ils en ont, ils en ont moins, donc la charge est plus lourde car moins partagée.

Les enfants d'aujourd'hui sont aussi souvent éparpillés sur le territoire, quand ce n'est pas dans le monde.

Avec l'espérance de vie qui augmente, ils sont eux-mêmes souvent vieux (l'aînée de ma grand-mère a déjà passé les 70 ans) et donc moins aptes à s'en occuper.

Beaucoup sont ainsi obligés de se résoudre à ce placement de leurs parents en maison de retraite, tout en ayant conscience que ce lieu est souvent l'antichambre du cimetière.

Car ça l'est toujours plus ou moins, et ce d'autant plus que la transplantation à cet âge est un traumatisme et que l'environnement y pue fatalement la mort.

On sait qu'un des moyens de maintenir les personnes âgées en vie et en forme est de se sentir utile et connecté au monde.

Garder les petits-enfants, faire à manger, recueillir les confidences, entendre les petits tracas, tout cela stimule et maintient.

Et en maison de retraite tout cela est globalement fini, puisqu'on est entouré de vieux qui regardent fatalement plus derrière que devant, que tout y rappelle la maladie et qu'on n'en sort que pour sa demeure éternelle.

Le Papy Boom, ce renversement de la pyramide des âges qui touche tous les pays développés, quand les cohortes les plus nombreuses sont les plus âgées, est bien l'un des défis de notre époque.