mardi 22 février 2022

Le goût des autres

Il y a quelques années, du temps où je lisais régulièrement le BondyBlog (j'ai arrêté depuis, lui trouvant une orientation que je n'aimais plus), j'avais été frappé par un article sur les Arabes qui écoutaient du rock.

L'auteure expliquait que ce choix était difficile à assumer car mal vu par la communauté, qui pouvait le considérer comme une sorte de trahison, et mal vu par les BBR, prompts à l'assignation systématique (Arabe = raï, couscous, etc.).

Ce genre de décalage entre les goûts effectifs d'une personne et ceux attendus par son milieu est décrit dans plusieurs films.

Dans Billy Elliot, le héros, un petit garçon issu des classes populaires britanniques, désespère son père par son attirance pour la danse classique plutôt que pour la boxe (cela fait penser au témoignage de Cartouche, humoriste banlieusard d’origine algérienne qui devait se cacher pour assumer sa passion pour la danse).

Dans Le goût des autres, Jean-Pierre Bacri incarne un chef d'entreprise que la découverte de l'opéra bouleverse et qui tente ensuite d'approcher le milieu artistique, où cet outsider mal dégrossi sera accueilli avec moquerie et condescendance.

Il y a même un des dessins animés de la franchise Madagascar où l'on voit un lion rejeté par son père, roi de la jungle surtesteroné, parce que lui ne vit que pour les spectacles.

Ces décalages me parlent beaucoup, car ils résonnent avec mon vécu.

J'ai grandi dans un milieu rural et populaire, dans lequel j'ai baigné dans des valeurs de rusticité, un idéal de virilité taiseuse, le mépris des chichis, de la sophistication et de la Haute Culture, ainsi qu'une haute estime du savoir-faire manuel.

Mais si je partageais globalement le niveau de vie de mes voisins, leur environnement et leurs conditions matérielles, je jurais parmi eux en étant ce qu'on appelle un "intello", peu sportif, pas bagarreur, pas chasseur et gros lecteur.

Ma famille était elle aussi différente des voisines, par sa religion et parce que la moitié venait d'une autre région et d'un milieu plus bourgeois.

De ce fait, j'étais bien souvent en décalage avec les autres, mais parce que j'avais grandi là j'étais quand même des leurs, une espèce de cousin un peu à part, qu'on tolérait parce qu'il était de la famille mais dont on ne cherchait pas forcément la compagnie.

Du moins je sentais les choses comme ça et j'ai très tôt souffert d'une sorte de syndrome de l'imposteur: j'avais l'impression de devoir constamment faire mes preuves pour ne pas être rejeté. J'ai ainsi très vite appris à dissimuler tout ce qui pourrait trahir ma différence en m'adaptant en quelque sorte à mes interlocuteurs.

Puis, avec le temps et les études, je me suis frotté à d'autres milieux, plus riches et cultivés, et à d'autres gens n'ayant pas le même vécu, pour finir dans le milieu urbain très bourgeois où je vis actuellement. 

Mais quelque part je n'assume pas vraiment cette "ascension sociale" (si l'on peut dire). Je me sens également un imposteur dans ce nouveau décor, et me fais souvent l'effet du petit bouseux qui ne peut s'empêcher de regarder par la fenêtre de la salle de bal tout en sachant qu'il ne pourra jamais y entrer, et qui a honte de cette attirance.

Et tout cela alors que chez les petits bouseux d'où je viens je me faisais l'effet du binoclard chétif regardant les vrais mecs agir sans en être.

Tout ça pour dire quoi? Et bien que le fait d'être "transclasse" comme on le dit parfois, a entraîné pour moi une forme d'insécurité permanente, y compris en ce qui concerne mes goûts.

Mon nouveau milieu m'a permis de découvrir d'autres mondes, d'autres formes d'art et de façons de vivre.

Certaines de ces découvertes furent des chocs artistiques: j'ai un souvenir très fort de ma première visite au Louvre et de la vision de la peinture "en vrai" (dans le sens hors des livres), une forme d'art qui ne m'attirait pas du tout jusque-là.

Mais comme les Arabes de l'article, je n'assume pas toujours ou mal certains de mes nouveaux centres d'intérêt.

C'est même peut-être encore plus compliqué puisque j'éprouve un sentiment d'imposture, comme si ces goûts "aristocratiques" ne m'étaient toujours pas autorisés ou que leur acquisition en autodidacte les rendaient illégitimes.

J'aime beaucoup Éric Rohmer, mais j'ai tendance à garder ça pour moi. J'aime aussi certains titres de Vincent Delerm ou de Clio, mais j'éprouve un sentiment de gêne, voire de honte à les écouter.

Etc.

La vie est courte et le monde d'aujourd'hui offre plus d'opportunités que jamais. Via le web, la télé, les médiathèques et l'école, chacun peut accéder à des millions d'écrits, de produits artistiques ou musicaux,

Et pourtant on reste quelque part prisonnier de ses origines et on se limite trop souvent à son milieu et aux postures qui lui sont associées. Cette limitation peut même être un objet de fierté (bien mal placée). 

Les goûts des autres devraient être une curiosité, un nouveau champ de découverte et d'enrichissement à partager sans limite ni complexe, et jamais un marqueur identitaire stupide ou un domaine réservé.

mercredi 16 février 2022

Long is the road

Que ce soit pour moi ou pour mes enfants j'ai rencontré plusieurs professeurs de musique.

Tous avaient ou avaient eu une grande passion pour ce qu'ils faisaient, et sans doute des rêves de reconnaissance et de gloire.

Mais quand on discutait avec eux, on pouvait sentir la peur ou la frustration, plus ou moins marquées selon l'âge et le profil de la personne.

Frustration de devoir apprendre année après année les premières mesures de Jeux interdits à des gamins qui ne viennent qu'à cause de leurs parents, frustration d'y gaspiller le temps qu'ils auraient souhaité consacrer à leur art, éloignement des ambitions artistiques au fur et à mesure que,
comme pour tout le monde, la routine s'installe.

Peur de ne jamais percer, d'être toujours ce type un peu juste financièrement qui cavale après les cachetons entre deux cours, qui cherche des financements pour des albums que personne n'achète ou n'écoute.

Frustration aussi pour ceux qui ont cru y être arrivés et puis non, fausse alerte, c'est l'autre qui a percé, celui croisé dans le festival, celui avec qui on a fait le boeuf et qui n'est pas forcément meilleur.

Je n'ai pas connu de personne dans les cas suivants, mais il y a aussi la frustration du One Hit Wonder qui a connu son quart d'heure de gloire mais n'a jamais pu le rééditer, s'exposant aux sarcasmes de l'entourage, s'obstinant à rêver d'un retour ou essayant de se remettre.

Ou alors celle, courante aujourd'hui, des éphémères stars des équivalents télévisuels des radio crochets que sont les innombrables Star Ac, The Voice et autres Nouvelle star.

Je me rappelle même d'une émission qui recyclait les perdants des précédentes en donnant une seconde chance (je crois que c'était le nom du programme d'ailleurs) à ceux d'entre eux qui ne voulaient pas renoncer. Un peu triste...

En fait la route est longue, très longue et tortueuse, avant d'atteindre le succès, qui le plus souvent n'arrive jamais.

Cela est vrai pour la musique, mais également pour n'importe quel art. Combien de peintres, de dessinateurs de bédé ou d'écrivains qui végètent?

Dans une certaine mesure, cela peut également être vrai pour les entrepreneurs. Je me souviens d'une des têtes de turc de l'ordure qui me servait de premier patron, un mec qui avait tenté en vain de commercialiser un CD de sons marins ou un truc du genre et dont mon boss se moquait avec délectation, exhibant le prototype du CD en question pendant ses soirées.

Le point commun de toutes ces histoires, de tous ces parcours c'est une personne qui a voulu se lancer, en rêvant d'aller vers un mieux, qui est arrivé ou pas. Elle a pris un risque, en connaissance de cause ou non, assumé une ambition ou une passion, joué sans être sûre de gagner.

Quel que soit le résultat, c'est évidemment respectable et moi qui suis généralement un frileux, j'admire le courage (ou l'inconscience) de tous ceux qui osent se lancer.

Jean-Jacques Goldman, dans sa chanson Long is the road, parlait du rêve américain. Une des phrases marquantes qu'il utilisait pour le qualifier était "10 trains de losers pour un Rockfeller".

Il parlait des migrants aux USA, mais cela colle parfaitement pour clore mon sujet: Ecouter.