samedi 31 octobre 2020

Terrorisme: pourquoi la France?

Suite à l'attentat de Nice du 14 juillet 2016, un ami canadien horrifié m'a demandé pourquoi c'était encore une fois la France qui était touchée. Ce post reprend grosso modo les pistes que j'ai pu évoquer à l’époque avec lui, complétées par mes lectures et par la longue litanie des attentats qui ont suivi celui-là.

Pour moi la toute première raison est le nombre de musulmans en France.

On interdit toujours soigneusement toute statistique ethnique dans notre pays, on critique Robert Ménard quand il déclare faire une estimation du nombre d'enfants musulmans de sa ville, mais on nous dit ostentatoirement qu'un tiers des victimes du cinglé niçois au camion était composé de musulmans (symboliquement, la première personne qu'il a tuée était d'ailleurs une femme voilée).

Dans cette histoire, on a baissé la garde, dans le but -louable comme pour le malheureux Ahmed Merabet ou pour les victimes de Merah, notamment le fils de l'emblématique Latifa Ibn Zaiten- de montrer que cette histoire est beaucoup moins simple que le massacre d'une population majoritaire par une minorité musulmane haineuse, et du coup on a un chiffre.

Qui fait réfléchir.

A ceux qui pourraient encore en douter, il souligne que dans chaque coin de France il y a des musulmans, maghrébins dans leur écrasante majorité, qu'ils sont là depuis longtemps, enracinés et dispatchés un peu partout.

Il n'y en a pas que dans le 9-3 ou à Marseille, mais à Nice, à Limoges, à Dijon, à Bourges, à Lons-le-Saunier, à Strasbourg.

Ils n'ont pas tous l'accent du bled, de la cité ou du sud du pays, mais certains ont le parler haché de la campagne alsacienne, celui traînant du Doubs, ou encore celui des chtis.

Il n'y en a pas qu'aux ASSEDIC, dans les prisons, dans le foot, dans le rap ou dans des kébabs, mais dans les hôpitaux, les facs, les forces de l'ordre, les SSII, les garages, et -depuis peu, certes- dans les ministères.

Le fait que depuis quarante ans ils trustent la place numéro un des nouveaux arrivants, qu'ils sont de moins en moins discrets et de plus en plus ostentatoires d'un point de vue religieux donne l'impression qu'ils sont perpétuellement en train de descendre du bateau, mais c'est une histoire beaucoup plus longue et ancienne.

On en est à la quatrième génération, sans compter les coloniales, et dans 10 ans ça fera deux siècles que les Français ont débarqué à Sidi Ferruch, initiant une longue histoire avec le Maghreb, principale source d'immigrés musulmans en France.

Du coup chaque personne qui réfléchit un peu a vaguement conscience que les éternels "entre 4 et 6.000.000 de musulmans français" qui nous sont inlassablement ressortis dans les (nombreux) articles sur le sujet doivent être dépassés depuis bien longtemps

Il est même possible que chez nous, où le musulman a un visage maghrébin, on ait dépassé le miroir de l'Algérie d'avant 1962 avec ses 10% de Pieds-Noirs, voire qu'on soit plus proches des USA et de leurs 20% de latinos, surtout quand on descend dans les classes d'âge.

Les générations du Baby Boom cachent encore un peu ça. La masse de cheveux gris européens donne l'illusion d'une majorité nette, surtout qu'elle détient la majorité écrasante dans toutes nos élites, mais les cours d'école nous prédisent un tout autre futur pour dans pas si longtemps.

Gilles Kepel nous dit qu'il y a déjà en France plus de personnes d'origine maghrébine qu'il n'y a d'Arabes au Bahreïn ou aux E.A.U..

On sait aussi que leurs plus grosses diasporas s'y trouvent (sauf peut-être pour le Maroc, aux destinations très diversifiées), qu'ils représentent la moitié de nos étudiants étrangers, et que tous les Tunisiens, les Marocains et les Algériens ont un lien avec l'Hexagone: un parent qui s'y trouve, des rudiments de langue...

Et des deux côtés de la Méditerranée, tous semblent éprouver des sentiments vis-à-vis de la France: colère, haine, amour, envie, mépris...en tout cas rarement l'indifférence ou le sentiment de ne pas être concerné (quelques exemples: ICI la fête des Algérois quand la France perdit la coupe du monde 2016, ICI un article sur le rôle du français...).

En somme, la France, qui croyait avoir tiré un trait sur le monde arabe en quittant l'Algérie, au prix du sacrifice du million et demi de rejetons qu'elle y avait, découvre qu'en fait ce monde arabe l'a suivie.

Ce petit état des lieux visait à montrer qu'on ne pouvait pas revenir en arrière, sauf si l'on part sur un génocide et une interminable guerre, avec des conséquences sur plusieurs générations et la difficulté à s'en remettre, comme l'Espagne sans ses Morisques ou l'Algérie sans ses Pieds-Noirs, et que cette histoire de Niçois tuant des musulmans l'illustre parfaitement.

Tout cela fait qu'à notre corps défendant, nous appartenons bel et bien au monde arabe.

Et à l'Oumma aussi.

Ce dernier point est d'autant plus vrai que les plus importantes cohortes de notre immigration hors Maghreb viennent aussi de pays majoritairement musulmans, notamment de Turquie et d'Afrique noire.

On trouve une illustration de ce poids dans le très remarqué L’archipel français, où l’auteur Jérôme Fourquet indique qu’en 2016, près de 20% des prénoms donnés en France étaient arabo-musulmans.

Dans son livre controversé mais très riche et très documenté Une révolution sous nos yeux, l'Américain Christopher Caldwell étudie également, à l'échelle européenne, l'impact de l'installation massive de populations musulmanes sur nos sociétés.

Il explique que l'identité "latino" est née aux USA, que c'est la situation d'exil qui a transformé des Paraguayens, des Honduriens, des Portoricains et des Mexicains qui ne se sentaient pas forcément d'affinités en une communauté, unie par la langue espagnole, la foi catholique et le regard des autres communautés.

Il fait le pari qu'il y aura la même dynamique avec l'islam européen, citant les écrits d'un britannique pakistanais racontant l'événement fondateur que fut pour lui la série de manifs contre Salman Rushdie: "Pour la première fois, nous n'étions plus gujarati, pachtoune, kashmiri, mais musulmans, unis et conscients" (je refais de tête).

Il ajoute que ces musulmans sont parfois instrumentalisées par les puissances islamiques, qui peuvent les utiliser comme naguère nous avons utilisé les minorités chrétiennes de l'empire ottoman pour notre politique.

La fronde anti-Macron qui a lieu suite à l’égorgement de Samuel Paty en est un bel exemple, surtout si l’on compare avec le silence face à la politique chinoise vis-à-vis des musulmans du Xinjiang: la "spontanéité" de ces mouvements est douteuse.

Et il montre que ça marche dans les deux sens, les musulmans européens sachant également mobiliser l'extérieur en cas de besoin, comme ce musulman danois qui a emmené les fameuses caricatures du Jyllands-Posten en Égypte, en y ajoutant des dessins pornos histoire que la mayonnaise prenne vraiment et qui a déclenché une ire mondialisée.

La naissance de cette communauté enracinée, jusqu’à récemment peu de gens semblaient en avoir vraiment pris conscience.

Ceux qui en parlaient étaient trop souvent des caricatures idéologues, comme Renaud Camus ou Dominique Venner (qui s'est suicidé dans Notre Dame de Paris pour protester contre l'invasion afro-musulmane).

Les autres continuent à jouer en boucle Touche pas à mon pote, et les duels Mélenchon / Le Pen ou Meric / Murillo sont complètement obsolètes.

Parce qu'en effet aujourd'hui les musulmans sont là, la question du pour ou du contre ne se pose plus, ils sont devenus une composante du pays et n'entendent pas faire tapisserie.

Et s'ils décidaient massivement de choisir une voie qui leur soit propre, ça pourrait être vraiment significatif et nous obliger à composer, un peu comme le Canada qui a dû revoir sa politique québécoise dans les années 70 par exemple, ou comme la Roumanie et la Bulgarie qui intègrent les partis magyars et turcs dans leur politique gouvernementale.

L'extrême droite croit ça, certains maires de banlieue croient ça, Daesh croit ça, des partis ethno-religieux naissants (comme le PEJ ou l’UDMF
croient ça, Houellebecq croit ça, Caldwell croit ça, etc.

Ce n'est pas encore fait, peut-être que ça ne se fera pas, les musulmans sont trop divers et pluriels, mais l'idée qu'il faut désormais disputer chaque migrant musulman au contre-modèle islamiste m'a semblé le truc le plus juste dans la conclusion de "Une révolution sous nos yeux"

L'enjeu de l'Europe et surtout de la France, c'est donc l'adhésion à son projet national 
de ses musulmans, avec lesquels elle est condamnée à se réinventer.

Et donc, on ne peut pas revenir en arrière, mais aussi -et c'est là que je rejoins mon propos initial- on ne peut pas non plus être neutres, on ne peut plus.

Parc que désormais, tout ce qui se passe dans monde arabo-islamique a des conséquences directes chez nous: Nice et Charlie sont les manifestations locales des fractures de l'islam contemporain, en pleine mutation.

Le choix n'est donc pas d'aller chasser Assad et de pacifier le Sahel ou de rester en retrait: on est partie prenante de ces problèmes. Ne pas l'admettre c'est comme si la région Centre était en guerre et qu'on se disait que ça ne nous regardait pas.

Ces attentats réguliers sont une manifestation d’un contre-projet monstrueux mais qui séduit beaucoup de gens. Si ça arrive chez nous c'est parce que nous sommes aussi devenue une terre d'islam et si ça arrive plus souvent qu'ailleurs c'est tout simplement parce que nous avons la plus forte communauté musulmane d'Europe.

Certains disent que les terroristes islamistes n’ont rien à voir avec l’islam.

Ce n’est pas ce que disent les intéressés avant de tuer: ils se considèrent eux-mêmes comme musulmans, comme les vrais musulmans. Il serait donc plus juste de dire que ce sont deux visions de l'islam qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre.

Et si tous les musulmans ne sont Dieu merci (si j'ose dire) pas islamistes et si tous les islamistes ne sont pas terroristes, il y a évidemment un lien entre eux. Le nier c’est comme si on disait que le suprématisme blanc n’avait rien à voir avec les Blancs.

D'ailleurs, les pays où les musulmans sont dans un nombre insignifiant n’ont jamais connu de terrorisme islamique, quels que soient les problèmes qu’ils connaissent par ailleurs.

Tout ceci pour rappeler cette évidence : le fait que nous avons l’une des plus importantes communautés musulmanes d’Europe fait qu'on a potentiellement plus de "candidats".

On peut en valeur absolue, souligner que l'Allemagne a plus de musulmans, mais ils sont essentiellement Turcs, et le contrat passé entre l'Allemagne et la Turquie est (était plutôt, Erdogan a changé tout ça) plus sécularisé et plus stable, a préservé une certaine paix civile que nous n'avons pas connue. Et puis ce pays n’a pas été colonisé, ce qui génère sans doute moins de rancœur.

A contrario, l'Algérie, notre premier fournisseur donc, est un pays fermé dont le pouvoir est confisqué par une aristocratie issue de la guerre d'indépendance qui a besoin de l'épouvantail français pour asseoir sa légitimité.

Il a de plus connu une guerre civile abominable dont les protagonistes islamistes sont venus en France propager leurs idées, parfois avec le statut de réfugié (l’affaire Paty implique elle aussi un réfugié).

Une autre cause est l'origine socio-économique des musulmans, qui en France est plus basse que la moyenne nationale. Ce positionnement et la sous-qualification qui va avec ne facilitent pas l'intégration économique,  ni l'intégration tout court, et nombre d'immigrés sont touchés en premier lieu par le chômage, ce qui entraîne là encore rancœurs et crispations.

Comme autre source de conflit il y a aussi notre approche plus dure des rapports entre le religieux et l'espace public.

Notre laïcité est une espèce d'OVNI dans la liste des politiques religieuses, qui est souvent critiquée, notamment par l'Europe du nord et le monde anglo-saxon, et propice au conflit avec ceux qui se définissent par leur religion.

Toutefois, si l’on regarde les pays voisins, on constate que cette différence est à relativiser, les mêmes problèmes s’y rencontrant quelle que soit l’approche adoptée.

Autre raison potentielle, nous avons aussi une culture politique assez belliqueuse. Extrêmes gauche et droite ont été violentes en France, et dans notre tradition l’affrontement passe souvent avant la discussion.

Entre peut-être aussi en compte le fait que nous ayons la plus grosse communauté juive d'Europe, l’islam conservateur étant farouchement antisémite, comme le soulignent les actions de
Adel Amastaibou, Mohammed Merah, Youssouf Fofana, Ahmedy Coulibaly ou Kobili Traoré.

Enfin on peut penser que le choix fait par les gouvernements français depuis plus de trente ans de réduire les budgets de l'armée, de la police et de la gendarmerie, ainsi que leurs effectifs (le pire ayant sans doute été Sarko avec sa RGPP) a un impact sur son efficacité.

Mais au final, si l’on peut envisager différentes façons de lutter contre les effets de l’islam radical, la vraie solution, pérenne et durable, ne peut venir que de l’intérieur de l’islam.

Sans une réforme de la vision du monde de ses croyants qui les réconcilierait avec la modernité, la diversité et l’individu, rien ne changera.

Toutes les études montrent que les diasporas musulmanes vivent à l’heure de leurs pays d’origine plus qu’à celle de ceux où ils vivent, et que leurs opinions sont à rebours de celles de leurs concitoyens.

Sur la place de la femme, l’homosexualité, le blasphème et la tolérance, les musulmans de France constituent la communauté la plus conservatrice, près de la moitié de ses fidèles allant jusqu’à considérer que la loi religieuse passe avant celle de la République.

Dans l’Oumma, les mouvements islamistes se succèdent sans faiblir, chacun d’entre eux séduisant une frange des croyants et proposant un mode opératoire pour atteindre leur objectif final: l’affrontement avec le reste du monde pour mener à l’avènement d’une Terre 100% musulmane.

Tant que cette idéologie séduira, qu’elle représentera un idéal, une possibilité de se racheter, de se venger ou de s’accomplir, tant qu’il n’y aura pas en face d’alternative plus séduisante, nous ne sommes pas prêts de voir les attentats islamistes disparaitre.

En attendant, il nous faut, un peu comme au temps de la Guerre Froide, avec la différence que notre ennemi intérieur n’a pas vraiment de Moscou (encore que les gouvernements des pays du Golfe y ressemblent beaucoup), veiller, surveiller, punir, faire attention à être équitables, et aussi offrir des opportunités et un modèle suffisamment résilient.

Il y a urgence, le séparatisme dont parlait notre président n’est pas un fantasme, il est dopé par les déséquilibres démographiques et s'il aboutit, il promet à l'Europe un futur de type Israël ou Liban, voire pire.

mardi 27 octobre 2020

Livres (31): Une si jolie petite guerre, métissages interdits et erreurs de l'histoire

Je viens de lire la bédé autobiographique en deux tomes de Marcelino Truong Une si jolie petite guerre suivie de Give peace a chance.

Cet homme, fils d'un Vietnamien chrétien et d'une Française, a eu une vie particulière, notamment parce que son père a travaillé des années pour le gouvernement d'un pays qui n'existe plus, le Vietnam du sud.

Ce pays, issu du partage en deux du Vietnam à la fin de la guerre d'Indochine, fut bien réel pendant vingt ans, constituant une sorte de RDA dans l'autre sens.

Patronné par les Américains et dirigé par une succession de généraux dictateurs dont le plus célèbre, Diem, s'appuyait sur  la minorité catholique, il finit par être englouti par le nord communiste, qui sut gagner la bataille des médias et profiter de ses mentors soviétiques et chinois pour s'imposer.

Aujourd’hui tout le monde a oublié le Vietnam du Sud.

Le père de Truong travaillait donc pour son gouvernement, et l'enfant grandit dans le Saïgon de cette époque.

Une si jolie petite guerre commence par raconter son enfance
dans cette mégapole jeune et animée, entre les bombes, les GIs, la chaleur, et les mille et une petites histoires de ses habitants.

Il quitte ensuite le Vietnam et passe son adolescence d'abord en Angleterre, puis en Bretagne où il devient étudiant.

Dans ces livres il décrit le parcours de son père, un démocrate pieux, humble et gros bosseur, qu'on voit de plus en plus désespéré devant la tournure des événements dans son pays.

Il nous montre également celui de sa mère, Française au caractère fragile et dont le choix de vie est rien moins qu'évident à l’époque, celui, tragique, de son grand frère et enfin ceux de ses deux soeurs.

Il raconte son incrédulité et parfois sa colère devant les opinions sans nuance des Européens, généralement d'un parti pris débile en faveur du régime dictatorial d'Ho Chi Minh, qui ne valait pas mieux que les dictatures du sud.

On le voit enfin réagir aux différents chocs des cultures et à sa position parfois inconfortable de métis et d'immigrant partout.

Dans ce livre, où la petit histoire rencontre la grande, j'ai eu le sentiment que cet homme faisait partie de ces gens qui sont en quelques sortes des accidents de parcours de l'Histoire, dans le sens où ils témoignent d'épisodes niés ou condamnés ultérieurement par les opinions publiques.

Plus que les populations effacées ou expulsées (communautés blanches des empires européens, Allemands des pays de l'est après la seconde guerre mondiale, Grecs d'Anatolie...) qui furent légion au 20e siècle et dont j'ai parlé dans ce post, je pense à certains métis.

Un expulsé appartient à une communauté, même déplacée, un métis non. Qu'il arrive d'un côté ou de l'autre, il porte dans ses gènes le rappel de son ascendance, de ce qui est arrivé, surtout quand cela n’aurait pas dû arriver.

Les métis coloniaux et post-coloniaux, ainsi que ceux dont l’existence est le témoignage d'une occupation ou d'un conflit furent -et sont- très nombreux à vivre ça, certains plus difficilement que d'autres.

Dans le magnifique livre Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur de Harper Lee, un des petits héros explique à son ami ce que sont les métis, ajoutant qu'ils sont toujours tristes, car ni blancs ni noirs, ils sont rejetés par les deux communautés du sud ségrégationniste où se déroule l'action.

En étudiant l'Algérie coloniale, j'ai souvent été surpris par l'absence d'une classe métisse. Malgré l'importance du nombre d'Européens présents (10%), l'ancienneté de cette présence et le relatif mélange géographique des populations, pas de signares à la Sénégalaise ou d'Eurasiens à l'Indochinoise.

En fait il semble bien qu’il y en ait eu un certain nombre, mais du fait de la proximité physique des populations, ces métis étaient tenus de choisir un camp, dans lequel ils se hâtaient de disparaitre ou étaient sommés de le faire, comme l'explique ce texte

Le stigmate et le tabou des unions franco-maghrébines est d’ailleurs toujours d’actualité (les artistes Alain Bashung, Jacques Villeret et Daniel Prévost ont en commun d’avoir un père algérien méconnu), surtout de l’autre côté de la Méditerranée, notamment vis-à-vis de la loi.

Nous avons eu la même histoire cruelle avec ce qu'on a tristement appelé les enfants de boches, rejetons des histoires d'amour nées pendant l'Occupation nazie.

A la chute d'Hitler, tous les gouvernement d’Europe ont essayé de faire disparaitre ces malheureux enfants, qui furent l'objets de brimades constantes, de mises à l'écart voire de déportation, comme ces enfants que la Suède voulait envoyer en Australie.

En France, on essaya même d'empêcher les retrouvailles post 1945, la loi d'accouchement sous X initiée par Vichy, permettant un blackout complet.

Avec le temps quelques-uns de ces parias l'assumèrent au grand jour et luttèrent pour retrouver la part manquante de leur généalogie.

Certains d'entre eux étaient célèbres, comme le chanteur Gérard Lenorman, qui est un de ces enfants de boche ou Anni-Frid Lyngstad, chanteuse du groupe ABBA issue d'un lebensborn scandinave, ces espèces de haras humains où les nazis voulaient produire des petits Aryens en masse.

Il y eut également le cas inverse, de petits Allemands nés de parents alliés suite au découpage de l'Allemagne après-guerre, mais ils n'eurent guère plus de chance que les enfants de boches (ICI ou ICI).

En Occident aujourd'hui la mode est officiellement au métissage, qui nous sauvera tous. En réalité, il n'est pas toujours si facile d'en être un, notamment dans le cas où l'un des parents est musulman ou issu d'une culture qui se vit ou qu'on voit comme opposée à celle des dominants.

Loin de la célébration neuneu, des artistes en parlent avec intelligence, comme Disiz la peste quand il souligne à quel point le fait qu'on lui demande de choisir un camp le fatigue, comme Sonia Rolland quand elle parle du Rwanda de sa mère ou encore comme Sarah Bouyain qui dans son livre Métisse façon ausculte sans pitié le statut d'écartelé que peut vivre un métis franco-Africain sur les deux continents.

Tous ces gens sont les témoins que l’espèce humaine est Une, que partout et toujours des hommes et des femmes s’attirent et font des enfants, enfants qui sont d’autres humains tout aussi respectables et légitimes que leurs parents, même s'ils n'entrent pas dans les cases prédéfinies
de la Sainte Identité.

Que leur naissance soit le fruit d’un amour, d’un viol ou d’un accident, ils ne devraient jamais avoir à se justifier d’être ce qu’ils sont, et choisir eux-mêmes ce qu’ils font de leur héritage.


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dimanche 17 mai 2020

En attendant les lézards

J'ai découvert un peu tard la série de SF "V", les visiteurs, qui connut un véritable triomphe à sa sortie.

L'histoire est simple. Un jour, de gigantesques vaisseaux extraterrestres viennent simultanément stationner au-dessus de toutes les grandes villes de la planète.

En sortent des humanoïdes polyglottes (chacun parle au moins une langue du globe) qui affirment demander l'aide des Terriens pour gérer leur crise climatique, en leur offrant en échange leur technologie.

Mais peu à peu, une fois l'euphorie passée, la vraie nature de ces visiteurs, beaucoup moins glamour, va se révéler.

Ils vont en effet progressivement prendre le contrôle du monde, faire taire ceux qui s'opposent à eux, et leurs véritables et sinistres desseins apparaitront en même temps que leur nature réelle: ce sont des reptiles carnivores masqués en humains.

A ce moment-là va surgir un mouvement de résistance à l'occupant, tandis qu'en parallèle des Terriens vont collaborer avec les nouveaux maitres, un peu comme dans toutes les occupations du monde.

C'est l'un de ces derniers, Daniel Bernstein (interprété par David Packer) qui m'a inspiré le post d'aujourd'hui.

Daniel est le fils d'un couple de juifs ordinaires. Au moment de l'arrivée des extraterrestres, c'est un jeune tourmenté qui ne se tient à rien, se fait virer de tous ses boulots et se dispute avec des parents désorientés par son comportement.

Le débarquement des aliens le fascine dès le début.

Avec enthousiasme, il adhère à toutes les initiatives que les nouveaux arrivants lancent pour manipuler les humains dans leur sens: mouvements de jeunesse, collections de goodies, etc. et il finit carrément par entrer dans leur police auxiliaire.

Dès lors il ne vit qu'en uniforme, pistolet laser au côté, roule des mécaniques, rackette les commerçants et humilie avec délectation ceux qu'il tient enfin à sa merci (dans une scène répugnante il oblige un étudiant à lui lécher les bottes).

Les lézards lui ont donné l'occasion de s'épanouir, de laisser libre cours à sa soif de revanche sociale, même si c'est au détriment des siens, même s'il ne peut que perdre à ce jeu: enfin il existe, enfin il compte, ça se passe maintenant et cela lui suffit.

A tel point que lorsqu'il se fait confondre par la résistance, il joue les bravaches, continuant à assumer son détestable choix.

Toutes les occupations ont leurs Daniel Bernstein, plus ou moins doués, plus ou moins sincères, plus ou moins impliqués.

En France, pendant la Seconde Guerre Mondiale, nous avons eu Henri Lafont.
 
Ce chef de la Gestapo française, qui était aussi efficace qu'ignoble et redoutable, avait trouvé dans la Collaboration une revanche sur une vie de misère et de marginalité, même si ses maitres n'avaient guère que du mépris pour ce valet d'une autre race.

On dit qu'à son jugement il eut ses mots sans appel: "Je ne regrette rien, Madame, quatre années au milieu des orchidées, des dahlias et des Bentley, ça se paie ! J’ai vécu dix fois plus vite, voilà tout. Dites à mon fils qu’il ne faut jamais fréquenter les caves. Qu’il soit un homme comme son père !".

De même, les empires coloniaux n'auraient pas tenu sans l'aide efficace des petites mains des conquérants, de tous ces auxiliaires indigènes pour qui les envahisseurs représentaient une occasion de changer de place.
 
Ils pouvaient s'agir d'individus ou de communautés entières, comme les alaouites syro-libanais ou les juifs du Maghreb pendant la tutelle française (ce cas est toutefois un peu différent puisqu'il s'agit plutôt de communautés saisissant leur chance).

On rencontre d'autres personnages de ce modèle dans le cinéma, comme Stephen, le personnage campé par Samuel L. Jackson dans le Django Unchained de Tarantino.

Cet esclave est l'âme damnée de son maitre et se comporte encore plus cruellement que ce dernier avec le cheptel humain de la plantation.

Il y a également Lacombe Lucien, lui aussi auxiliaire de la police allemande sous l'Occupation et dont j'ai déjà parlé dans un ancien post.

La frustration et l'ambition contrariée sont de puissants moteurs.
 
Qui peut affirmer qu'il n'a jamais rêvé d'un renversement de situation, d'un changement qui le mettrait dans une position de dominant ou simplement en mesure de profiter ou de se venger d'un dominant? 
 
Qui n'a jamais rêvé d'impunité légale, de vengeance mesquine?

Et au fond, n'y a-t-il pas en chacun de nous un petit Daniel Bernstein qui sommeille, qui se terre en attendant les lézards qui lui permettront de donner sa pleine mesure?

lundi 6 avril 2020

Musique (16): Jean-Jacques Goldman

Quand j’ai commencé à écouter de la musique un peu sérieusement, à partir des années collège, Jean-Jacques Goldman régnait sans partage sur la chanson française.

Que ce soit par les hits qu’il sortait l’un après l’autre avec une régularité de métronome ou via les tubes écrits pour le compte d’autres artistes comme Johnny Hallyday ou Céline Dion, il était impossible d’y échapper quand on allumait la radio ou la télé.

Sans compter son omniprésence et son implication dans les œuvres de charité publique si 80es (chanteurs pour l’Éthiopie, Restos du cœur, etc.),

A l’époque je n’aimais pas.

Sa voix quelconque voire agaçante, le culte autour de lui, l’espèce de mièvrerie qui émanait de ses titres et son côté commercial -le pire pour moi qui rêvais (sagement) de rébellion- tout cela me le rendait plutôt antipathique.

Sans compter que lorsque je guettais à la radio les titres que je voulais enregistrer sur cassette, je devais me taper les siens toutes les deux minutes.

Bref, ce n’était pas mon chanteur.

Et puis un jour feu mon grand frère, qui lui en était plutôt fan et se retrouvait alité pour je ne sais plus quelle maladie, m’a fait écouter Comme toi en m’en faisant l’explication. Pour moi qui n'étais pas encore très paroles, ce fut un choc.

Comme toute ma génération, j’ai bouffé de la Shoah au kilomètre.

Entre les cours insistants à l’école, les films et documentaires, le point Godwin, le plus-jamais-ça, les-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire et le-ventre-de-la-bête-toujours-fécond sortis à tout propos et en toute occasion, on peut dire que nous avons été informés sur le sujet (parfois même jusqu’à la nausée et au détriment d’autres "bêtes" d’hier ou d’aujourd’hui, mais là n’est pas le sujet).

Et bien de tout ce que j’ai vu ou lu, rien ne m’a autant marqué que ce morceau.

En évoquant par petites touches l’enfance ordinaire d’une Juive polonaise, avec ses petites joies banales, ses amours d’enfant et ses espoirs et en terminant par cette phrase lapidaire "mais d’autres gens en avaient décidé autrement", Goldman a écrit un réquisitoire mille fois plus efficace et touchant que toutes les dénonciations de tribun et autres expositions.

Je me souviens encore aujourd’hui de mon bouleversement, et trente ans après, le passage de violon klezmer continue à m’émouvoir à chaque fois.

A partir de là j’ai commencé à faire plus attention à lui. Je n’aime toujours ni la voix ni une grande partie des arrangements, qui ont le plus souvent horriblement vieilli, mais ma vision du personnage a changé.

Goldman est engagé à sa manière, qu'on peut résumer en disant qu’il entend tracer son chemin vers le bien de manière humble et nuancée, mais tenace et pragmatique.

Et pour ça il se veut aux antipodes des dénonciateurs professionnels et des rois de la pose, ce qu’il explique d’ailleurs dans son titre Compte pas sur moi.

Loin de ces donneurs de leçon, il entend rester à hauteur d'homme, et souligne ce qu’il y a de bon dans "l’armée de simples gens" qui font la société, insistant sur l'importance de chacun.

Dans Il changeait la vie, il montre comment un artisan appliqué, qu’il soit saxophoniste, boulanger ou cordonnier, sème le bien autour de lui et en cela influence à son échelle la vie des autres.

Dans Juste après, il parle d'une infirmière vue dans un reportage télé et qui réussit à ramener à la vie un bébé qui semblait mort-né. On ne peut qu'être émerveillé par le résultat miraculeux obtenu par les gestes précis de cette dame, qu’on devine avoir fait ça des dizaines de fois.

Dans Envole-moi et Sans un mot, il met en scène des gens qui veulent à toute force sortir des rails qui leur ont été tracés. Le premier veut quitter sa banlieue déshéritée, le second fuir la vie bourgeoise balisée à l'extrême que lui ont préparée ses parents.

Dans ses chansons, tout ce qui est "autre" est vu avec respect, tentative de le comprendre, de se mettre à sa place.

Par exemple, dans Né en 17 à Leidenstadt il s’interroge sur l’importance du contexte dans la construction de chacun. Il se demande notamment ce que lui-même, fils de réfugiés juifs, aurait fait s’il avait été un Allemand grandissant dans l’entre-deux-guerres: "Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été allemand ?".

Dans Ton autre chemin, autre titre qui m’a beaucoup touché, il raconte (si j’ai bien compris car c’est un peu énigmatique) comment un ami d’enfance jadis très proche a sombré dans la folie, rendant toute communication impossible.

Dans Être le premier, il se met à la place de ces personnes pour qui atteindre le sommet et être le numéro 1 est vital, pour qui l’ambition est un moteur qui écrase tout le reste.

Là-bas et Long is the road parlent de cette impulsion qui pousse tant de gens à prendre la route de l’exil et à émigrer, quel qu’en soit le prix et malgré les froides statistiques ("Dix trains de losers pour un Rockfeller").

Pas de jugement non plus pour les Filles faciles, justement si facilement condamnées, mais au contraire un hommage à ces épicuriennes sans prétention.

Etc.

Si à l’époque ce côté positif et nuancé m’agaçait et se faisait railler, je suis aujourd’hui nostalgique de cette génération "gentille" et inclusive, de ces "tous ensemble on y arrivera" et autres "touche pas à mon pote".

Ce socialisme boy scout aux allures de fête patronale était certes naïf voire bisounours mais je le crois finalement meilleur que l’absence d’horizon commun d’aujourd’hui, où chacun joue sa pomme et/ou sa communauté, où le bien commun est réduit à peau de chagrin, vu comme un dû mais sans que quiconque ne veuille s’y impliquer.

L’apogée de ce moment collectif coïncide avec celui de Goldman, quand la gauche est arrivée au pouvoir, que l’élan qui l’avait portée n’était pas encore mort et que toute une partie de ses militants croyaient vraiment qu’ils allaient changer la vie sans forcément passer par la case Révolution.

Je ne tomberai pas dans la naïveté de croire que la génération 81 était une génération exempte de calculs, de violence ou de fanatisme, mais ce qui est frappant quand on parle avec ces militants c’est qu’ils y croyaient encore, et le fait qu’un type comme Goldman ait été l'une des voix les plus fortes de l’époque dit tout de même quelque chose sur elle.

(Évidemment il y a toujours des gens, artistes ou non, de bonne volonté aujourd'hui, mais plus de la même façon).

Concernant Goldman, un aspect qui frappe en plus de sa modération, c’est sa discrétion, l’impression qu’il donne de toujours peser ses mots, de ne pas en rajouter et ce malgré son succès phénoménal.

Cela s’explique peut-être par son parcours personnel. Il avait en effet un demi-frère très violent, engagé à l’extrême-gauche et mort par balles après avoir lui-même commis des crimes et être devenu un symbole pour l'un et l'autre camp.

On peut imaginer que cette triste expérience l’ait vacciné contre les grandes gueules et l’extrémisme et réorienté vers la gauche des petits pas, parlementaire, imparfaite et pragmatique. Qui est aussi la seule qui marche.

Je me souviens d’un débat très significatif de ça à l’époque du lancement des restos du cœur.

Romain Goupil, sinistre exemplaire de ce que 68 a produit de pire, s’opposait par principe au projet en indiquant que la solution ne pouvait être que politique.

Goldman lui répondait tranquillement mais fermement en lui demandant ce qu’on faisait en attendant le grand soir pour ceux qui ne s’en sortaient pas. Il soulignait que selon lui cette attitude entière et théoricienne était la vraie erreur de sa génération.

Toujours dans son côté humble et proche des modestes, il a fait une tournée dans des toutes petites salles où personne de son poids ne passait plus.

On peut aussi trouver un certain orgueil dans cette attitude.

Je me souviens d’un Best Of où la double page intérieure était une compilation des remarques acerbes et critiques des journaux lors de ses débuts, certaines vraiment méchantes.

Chaque journal et chaque date étaient rappelés (je ne me souviens pas s’il mettait l’auteur) et il concluait par un "Merci d’être venus quand même" qui sonnait comme la plus belle des revanches.

Bon, Goldman reste néanmoins un businessman avisé, qui a mené à bien des études de commerce et su gérer ses droits d’auteur pour devenir l’une des plus grosses fortunes du secteur. Il est également plutôt jaloux de sa vie privée.

En résumé, je ne suis pas fan de Goldman, dont je ne connais pas tout. De lui je ne possède qu’un double live (celui où mon frère m’avait fait écouté Envole-moi).

Il a écrit des centaines de chansons, pas toutes engagées, sur toutes sortes de sujets, et je n'en connais qu'une partie, essentiellement celles des années 80.

Mais j’apprécie beaucoup le personnage, son positionnement, ses textes, et à l'heure du communautarisme, de l'individualisme et du cynisme, je suis un peu nostalgique de cet engagement 80es.

Je terminerai par le geste très Goldmanien qu'il a fait pour soutenir les soignants dans cette période de confinement en revisitant son titre Il changeait la vie.

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vendredi 24 janvier 2020

La traque

Mon fils aîné est passionné de musique.

Comme j’ai pu le faire à son âge, il écoute tout ce qu’il trouve, aime, n’aime pas, teste, cherche, est curieux ce qui sort comme de ce que j’écoutais, de l’histoire des mouvements musicaux, etc.

Mais contrairement à son père trente ans plus tôt, lui a la chance d'avoir un accès illimité aux œuvres musicales: entre YouTube, Deezer, Spotify et autres portails, les possibilités sont infinies, démesurées, et tout ou presque est accessible tout le temps.

Ce constat m’a donné envie de reparler de ce qu’était la quête de musique lorsque j'avais son âge, dans un contexte bien plus contraint, que ce soit par les possibilités d’accès ou par les maigres finances qui étaient les miennes.

Tout d’abord il fallait être informé de ce qui sortait ou existait.

Pour cela il y avait surtout la radio, que j’écoutais de longues heures.

Malheureusement, dans mon coin de campagne, je n’arrivais jamais à attraper les radios "in" du moment: exit NRJ, Skyrock et autre Fun radio, je devais me contenter des radios locales, souvent moins pointues et plus orientées vieux (yéyés et accordéon y avaient une part importante).

Il y avait aussi la télé, avec ses émissions de variétés du soir, comme Sacrée soirée, Lahaye d'honneur ou le célèbre Champs Elysées, et les hits parades comme le légendaire Top 50, qui classait les 45 tours en fonction de leurs ventes de la semaine, son pendant le Top 30 faisant la même chose avec les 33 tours.

Plus tard j'ai également regardé des émissions plus spécialisées telles que l’excellente Culture Rock, qui m’a énormément appris, la plus pointue Mégamix (je me souviens d’y avoir découvert les étonnants Laibach et le chant diaphonique mongol), ou encore Metal Express, qui faisait le point sur l’actu du monde du hard rock.

Tous ces medias me permettaient de me faire une liste, qui bougeait sans cesse, de choses à écouter et éventuellement enregistrer sur des cassettes audio (les avantages de ce support largement répandu à l'époque n’étaient plus à prouver: bon marché, robuste, réenregistrable à loisir...).

On en arrive au deuxième point: le matériel, indispensable pour l'écoute et l'enregistrement.

Le premier que j'ai eu était un simple magnétophone, une platine cassette dont je ne me souviens plus de la provenance.

Sur elle je ne pouvais que lire des cassettes, et pour en enregistrer je devais utiliser soit un micro, soit un câble DIN relié à un autre lecteur.

Mes premières cassettes recopiées l’ont été par ce système, en me branchant sur le radio cassette de mon grand frère, radio cassette qui devint mon deuxième appareil lorsqu'il me le vendit.

C'était le classique combiné entre une radio et une platine cassette, sur laquelle on pouvait enregistrer les chansons radiodiffusées.

Pour cela, il fallait attendre patiemment que le titre de son choix passe à la radio, enclencher l’enregistrement dès que la diffusion commençait et l'interrompre à la fin, en priant pour que le titre passe en entier et sans un de ces haïssables commentaires d’animateur qui gâchaient tout.

Par cette méthode je me suis constitué des compilations de hits que je réécoutais à volonté, mais lorsque je voulais recopier une cassette, je devais aller voir mon frère (encore lui) qui avait remplacé le radio cassette que j'avais racheté par un autre.

Le nouveau était en effet pourvu d’une double platine qui permettait de faire de la copie (avec la fameuse option copie rapide qui passait les chansons en accéléré).

Pour me rendre autonome, j’en achetai un à mon tour. C'était un Samsung qui faisait également réveil et que je finançai en vendant à mon tour le radio cassette de mon aîné à mon petit frère (vive la famille).

Je l’ai gardé très longtemps, jusqu’à ce que mes économies me permettent d’investir dans une mini-chaîne AKAI, pourvue de deux platine cassettes, d'une platine CD (enfin !), d'une platine vinyle amovible et d'une entrée supplémentaire sur laquelle il m’arriva plus tard de brancher un PC.

Ces équipements avaient essentiellement pour but de pouvoir dupliquer les albums qui me plaisaient, leur achat étant généralement au-dessus de mes moyens.

Intervenaient alors les copains, ou les copains de copains.

Il fallait en effet trouver quelqu'un qui avait l'album convoité et le convaincre de le prêter si c'était une cassette, voire de faire lui-même la copie si c'était un vinyle ou un CD avant que je sois équipé.

Je me souviens avoir manœuvré pour me faire enregistrer le Led Zeppelin III qu'une vague connaissance possédait en 33 tours: j'avais dû m'en sortir en faisant faire la copie par une tierce personne également intéressée et possédant une platine.

Les amis devinrent vite essentiels pour prêter des albums mais aussi pour faire découvrir, discuter ou conseiller, surtout pendant mes années de lycée: la circulation de cassettes était vraiment centrale pour les mélomanes fauchés de ma génération.

Puis je devins étudiant et passai alors au niveau supérieur grâce à cette invention magique pour laquelle les dieux ne seront jamais assez remerciés: la médiathèque.

Celle de Limoges a élargi mes horizons sans commune mesure avec mes années lycée.

Outre les wagons de bédé que j'y ai dévorés, elle proposait quantité de livres sur tous les groupes et courants musicaux, dans lesquels je piochais des références que j'allais ensuite chercher dans le fond de vinyles et de CD du rayon musical.

Ma chaîne restant chez mes parents (pour la semaine j'avais récupéré le vieux radio cassette défoncé d'un copain de lycée), j'avais fait fabriquer par mon père une espèce de pochette rigide en bois qui protégeait les 33T pendant mes voyages en train et bus.

Et c'est ainsi que pendant mes quatre ans d'étude, j'ai emprunté 3 albums par semaine (tout simplement parce qu'on n'avait pas droit à plus). J'ai repris cette habitude avec la médiathèque d'Orléans lorsque je m'installai dans cette ville pour mon premier emploi.

Je recopiais ce que j'aimais sur cassette, soit l'album intégral, soit juste certains titres, me constituant dans ce dernier cas des compilations maison d'un genre ou d'un artiste.

Il m'est souvent arrivé d'écouter tout ou partie de l'intégrale d'un groupe ou chanteur (Violent femmes, Gérard Blanchard, Pearl Jam, Cabrel...) pour me constituer mon propre best of.

Pour optimiser l'utilisation de mes cassettes, je changeais parfois l'ordre des titres, faisant en sorte que leur durée cumulée approche au maximum des 30 ou 45 minutes d'une face.

Je recyclais aussi certaines cassettes, y compris des originales qui ne me plaisaient pas ou plus en en scotchant les coins.

Je faisais très attention à l'esthétique et à la présentation.

J'aimais recopier un maximum d'informations: auteur et compositeurs des morceaux, années de publication, durée du titre, musiciens, etc.

Je customisais aussi avec soin les pochettes, m'appliquant tout particulièrement sur la tranche, où je recopiais méthodiquement les logos du groupe s'il y en avait, coloriant au feutre après brouillon au crayon.

Si l'artiste ou l'album n'avait pas d'identité visuelle établie, je tentai de trouver un habillage maison.

Ce n'était pas toujours très réussi (j'ai une cassette de Balavoine qui évoque une pierre tombale et une autre de Jean-Michel Jarre qui ressemble à une pub pour du savon) mais quelques-unes me plaisent encore.

Je me souviens d'avoir collé un morceau fin d'une cigarette entamée sur la tranche d'une compilation maison de Gainsbourg pour un résultat très réussi.

A cette époque, il arrivait que j'attende des années avant de retrouver un groupe, un album ou un titre dont j'avais découvert l'existence dans un bouquin ou reportage, ou encore que j'avais entendu une fois et qui était resté dans un coin de ma tête.

J'ai par exemple mis plus de dix ans à retrouver le choeur saisissant qui commence le court-métrage La jetée de Chris Marker.

J'ai également attendu l'âge adulte pour écouter Super Damiano, titre retenu Dieu sait pourquoi à cause d'une interview de son interprète lue dans l'un des Pif que nous ramenait mon oncle et que je lisais jusqu'à plus soif.

Aujourd'hui avec le web on trouve quasiment tout tout de suite. Finis l'attente et les vieux souvenirs inaccessibles pendant des années. C'est fantastique et ça ouvre des horizons infinis.

Mais c'est presque trop facile.

Je ne vais pas dire que je regrette la difficulté d'accès de ma jeunesse, source de beaucoup de frustrations pour moi. Si j'avais eu internet à cette période, ça aurait changé ma vie.

Néanmoins, la longue traque qui menait à l'obtention d'une cassette laborieusement construite procurait une satisfaction particulière, et cet objet était le nôtre.

Du coup, même si ça peut faire rire ou sourire je garde précieusement toutes mes cassettes, chacune personnalisée et beaucoup d'entre elles rattachées pour moi à un moment, à la personne qui me l'avait recopiée, à de précieux souvenirs.

Ils me reviennent lorsque je les réécoute, en même temps que ces gestes désuets que j'ai tant faits pendant ma jeunesse.

Je terminerai avec une pensée pour Pet, l'ami qui m'a fait découvrir Aerosmith en me copiant ses vinyles et qui nous a quittés trop tôt.

jeudi 16 janvier 2020

Cinéma (22) : Ben-Hur

Ben-Hur.

Ce nom fait partie de ceux qui m'évoquent instantanément beaucoup de choses.

Un livre, un film, ma mère, dont c'était l'une des œuvres favorites, l'épopée, l'antiquité, le christianisme, les chars et les galères...

Je commence ce post alors que je viens juste de revoir l'immortel film de 1959, devant lequel j'ai retrouvé l'émotion intacte qui m'avait saisi la première fois, voici au moins 20 ans.

A l'origine il y a le livre Ben-Hur : A Tale of the Christ, écrit par l'Américain Lewis Wallace (dont la vie semble également avoir été un roman) et qui a été le roman le plus vendu aux États-Unis dans tout le 19e siècle.

Ce succès lui a valu de faire l'objet de plusieurs adaptations cinématographiques, la plus célèbre étant celle dont je vais parler aujourd'hui.

Le film Ben-Hur a été tourné par William Wyler, un Américain juif né dans l'Alsace allemande, et il a été le long métrage de tous les records: plus de 3h, 11 Oscars et des scènes entrées dans la légende, comme une course de char devenue un classique du cinéma.

Il raconte les tribulations d'un prince juif de Judée, Juda Ben-Hur, dont le chemin croise plusieurs fois celui de Jésus-Christ, ce qui l’amène à peu à peu se tourner vers la nouvelle religion inspirée par ce dernier.

L’histoire commence par les retrouvailles du prince et de son ami d’enfance Messala, un Romain devenu officier et revenu en Judée pour y prendre un haut poste militaire.

Bien vite, la relation entre les amis tourne à l’affrontement, leurs buts et idées s'avérant être devenues opposés, et sous un faux prétexte, Ben-Hur est envoyé aux galères par Messala, qui emprisonne aussi sa famille.

Doté d’une force de caractère peu commune, le jeune Juif parvient à survivre à plusieurs années d'enchaînement au banc de rame, où sa dignité préservée lui vaut d'impressionner l'officier romain qui commande sa galère.

Le bateau est coulé lors d'un affrontement avec des pirates, et Ben-Hur parvient à sauver cet officier du naufrage. Celui-ci le remercie en l'affranchissant, en l'adoptant puis en lui donnant la citoyenneté romaine.

Le héros passe alors quelques années à Rome aux côtés de son nouveau père, pendant lesquelles il rencontre des personnalités de l'empire et devient un champion de course de quadriges réputé.

Mais il garde toujours au cœur le désir de rentrer en Judée pour se venger et retrouver sa famille, et finit par retourner dans sa province natale, désormais administrée par Ponce Pilate.

Il va y affronter Messala dans l'arène, rêver de révolte juive, retrouver son amour de jeunesse et devenir finalement chrétien.

Ce film est marquant pour plusieurs aspects.

C'est tout d'abord un très grand spectacle: costumes somptueux, reconstitutions soignée, scénographie grandiose et performances techniques et visuelles impressionnantes.

Les décors en surimpression et les batailles de maquettes ont vieilli, mais ça ne choque pas, et soixante ans après, la légendaire course de chars qui oppose le héros à son ex-ami d'enfance reste haletante.

Le tournage de cette scène emblématique a d'ailleurs été une véritable prouesse, impliquant pas moins de 61 chevaux, 78 jours de tournage et cinq mois de préparation.

Je n'ai pas vu le film au cinéma, mais cela doit être fantastique. Il a d'ailleurs été tourné en utilisant des techniques particulières.

La distribution est également de très grande qualité, avec notamment Charlton Heston qui y gagna ses galons de superstar.

Ensuite il y a le monde antique, qui continue à fasciner 2.000 ans plus tard.

L'empire romain ne connut pas d'équivalent en Europe, tant en termes de durée que d'étendue. Le Saint Empire Romain Germanique, les Byzantins ou les Carolingiens, voire les Ottomans essayèrent en vain de recréer cet ensemble, dont l’influence et le rayonnement furent énormes et traversèrent les siècles.

On sait ainsi que la monnaie "dinar" qui existe encore aujourd'hui dans plusieurs pays est la descendante du "denier" romain, que le mot tsar en usage dans les pays orthodoxes est une slavisation de César, le nom générique des empereurs, que le mot "roum" par lesquels les Maghrébins désignent les Européens vient du mot "romain", etc.

Malgré les millénaires, tous les pays d’Europe qui ont appartenu à cet empire en conservent des traces et des héritages, et la langue de l'empire, qui a longtemps été celle de la culture et de la connaissance, continue d’être enseignée aujourd'hui.

Enfin, il y a le christianisme.

Jésus, s'il apparait peu, est en effet au coeur de l'histoire. On le voit seulement dans quelques scènes, toujours de dos et ne parlant pas (ce qui a tout de même valu au film d'être interdit par les Saoudiens), mais ses deux rencontres avec Ben-Hur sont des moments charnière pour le héros.

La première a lieu pendant le transfert de ce dernier vers les galères. Enchainé et à bout de force, il est sauvé de la mort par le Christ, qui le fait boire contre l'avis du légionnaire qui l'accompagne.

Lorsque ce dernier fait mine de s'y opposer, il s'avère incapable de soutenir le regard du Messie et renonce.

La deuxième rencontre a lieu lors de la Passion du Christ. Ben-Hur reconnait l'homme qui l'a sauvé et tente, en vain, de l'aider à son tour lorsqu'il trébuche sous la croix. De nouveau les deux hommes s'échangent un long regard.

Par ailleurs, le film reprend plusieurs scènes des évangiles, telles que la Nativité, on voit également Joseph s'exprimer et plusieurs personnages chrétiens témoigner et relayer son enseignement .

Enfin il se termine sur un miracle qui guérit Ben-Hur de sa haine et de sa rancœur en même temps qu'il sauve sa famille.

A l'époque où j'ai vu ce film j'étais très croyant et cette apparition m'avait bouleversé.

Aujourd'hui on peut dire que j'ai perdu la foi mais j'ai tout de même été très touché en revoyant ces scènes, et pas seulement parce que cela remue des choses de ma jeunesse.

En fait, il me semble impossible de ne pas être ému par le calvaire de cet homme, qu'on croit ou non à sa nature divine, et aussi par son idéal, même si bien des aspects en sont irréalistes.

La parabole du bon Samaritain est un exemple de tolérance et d'humanisme, la compassion qu'il eut pour Zachée ou la femme adultère forcent le respect, et qui pourrait rejeter ce commandement qu'il a donné et qui efface tout le Lévitique et ses règles aussi alambiquées que parfois absurdes ou révoltantes: "Aimez-vous les uns les autres" ?

La Bible, que j'ai beaucoup lue, est un livre contradictoire, parfois obscur. Elle contient de véritables atrocités et la vision du monde et des lois qu’ont les Juifs de l’Ancien Testament fait penser à celle des Saoudiens d’aujourd’hui.

Mais a contrario, les évangiles font à mon avis partie des grandes œuvres de l'humanité et l'enseignement de Jésus-Christ a sûrement encore quelque chose à offrir au monde contemporain.