vendredi 24 janvier 2020

La traque

Mon fils aîné est passionné de musique.

Comme j’ai pu le faire à son âge, il écoute tout ce qu’il trouve, aime, n’aime pas, teste, cherche, est curieux ce qui sort comme de ce que j’écoutais, de l’histoire des mouvements musicaux, etc.

Mais contrairement à son père trente ans plus tôt, lui a la chance d'avoir un accès illimité aux œuvres musicales: entre YouTube, Deezer, Spotify et autres portails, les possibilités sont infinies, démesurées, et tout ou presque est accessible tout le temps.

Ce constat m’a donné envie de reparler de ce qu’était la quête de musique lorsque j'avais son âge, dans un contexte bien plus contraint, que ce soit par les possibilités d’accès ou par les maigres finances qui étaient les miennes.

Tout d’abord il fallait être informé de ce qui sortait ou existait.

Pour cela il y avait surtout la radio, que j’écoutais de longues heures.

Malheureusement, dans mon coin de campagne, je n’arrivais jamais à attraper les radios "in" du moment: exit NRJ, Skyrock et autre Fun radio, je devais me contenter des radios locales, souvent moins pointues et plus orientées vieux (yéyés et accordéon y avaient une part importante).

Il y avait aussi la télé, avec ses émissions de variétés du soir, comme Sacrée soirée, Lahaye d'honneur ou le célèbre Champs Elysées, et les hits parades comme le légendaire Top 50, qui classait les 45 tours en fonction de leurs ventes de la semaine, son pendant le Top 30 faisant la même chose avec les 33 tours.

Plus tard j'ai également regardé des émissions plus spécialisées telles que l’excellente Culture Rock, qui m’a énormément appris, la plus pointue Mégamix (je me souviens d’y avoir découvert les étonnants Laibach et le chant diaphonique mongol), ou encore Metal Express, qui faisait le point sur l’actu du monde du hard rock.

Tous ces medias me permettaient de me faire une liste, qui bougeait sans cesse, de choses à écouter et éventuellement enregistrer sur des cassettes audio (les avantages de ce support largement répandu à l'époque n’étaient plus à prouver: bon marché, robuste, réenregistrable à loisir...).

On en arrive au deuxième point: le matériel, indispensable pour l'écoute et l'enregistrement.

Le premier que j'ai eu était un simple magnétophone, une platine cassette dont je ne me souviens plus de la provenance.

Sur elle je ne pouvais que lire des cassettes, et pour en enregistrer je devais utiliser soit un micro, soit un câble DIN relié à un autre lecteur.

Mes premières cassettes recopiées l’ont été par ce système, en me branchant sur le radio cassette de mon grand frère, radio cassette qui devint mon deuxième appareil lorsqu'il me le vendit.

C'était le classique combiné entre une radio et une platine cassette, sur laquelle on pouvait enregistrer les chansons radiodiffusées.

Pour cela, il fallait attendre patiemment que le titre de son choix passe à la radio, enclencher l’enregistrement dès que la diffusion commençait et l'interrompre à la fin, en priant pour que le titre passe en entier et sans un de ces haïssables commentaires d’animateur qui gâchaient tout.

Par cette méthode je me suis constitué des compilations de hits que je réécoutais à volonté, mais lorsque je voulais recopier une cassette, je devais aller voir mon frère (encore lui) qui avait remplacé le radio cassette que j'avais racheté par un autre.

Le nouveau était en effet pourvu d’une double platine qui permettait de faire de la copie (avec la fameuse option copie rapide qui passait les chansons en accéléré).

Pour me rendre autonome, j’en achetai un à mon tour. C'était un Samsung qui faisait également réveil et que je finançai en vendant à mon tour le radio cassette de mon aîné à mon petit frère (vive la famille).

Je l’ai gardé très longtemps, jusqu’à ce que mes économies me permettent d’investir dans une mini-chaîne AKAI, pourvue de deux platine cassettes, d'une platine CD (enfin !), d'une platine vinyle amovible et d'une entrée supplémentaire sur laquelle il m’arriva plus tard de brancher un PC.

Ces équipements avaient essentiellement pour but de pouvoir dupliquer les albums qui me plaisaient, leur achat étant généralement au-dessus de mes moyens.

Intervenaient alors les copains, ou les copains de copains.

Il fallait en effet trouver quelqu'un qui avait l'album convoité et le convaincre de le prêter si c'était une cassette, voire de faire lui-même la copie si c'était un vinyle ou un CD avant que je sois équipé.

Je me souviens avoir manœuvré pour me faire enregistrer le Led Zeppelin III qu'une vague connaissance possédait en 33 tours: j'avais dû m'en sortir en faisant faire la copie par une tierce personne également intéressée et possédant une platine.

Les amis devinrent vite essentiels pour prêter des albums mais aussi pour faire découvrir, discuter ou conseiller, surtout pendant mes années de lycée: la circulation de cassettes était vraiment centrale pour les mélomanes fauchés de ma génération.

Puis je devins étudiant et passai alors au niveau supérieur grâce à cette invention magique pour laquelle les dieux ne seront jamais assez remerciés: la médiathèque.

Celle de Limoges a élargi mes horizons sans commune mesure avec mes années lycée.

Outre les wagons de bédé que j'y ai dévorés, elle proposait quantité de livres sur tous les groupes et courants musicaux, dans lesquels je piochais des références que j'allais ensuite chercher dans le fond de vinyles et de CD du rayon musical.

Ma chaîne restant chez mes parents (pour la semaine j'avais récupéré le vieux radio cassette défoncé d'un copain de lycée), j'avais fait fabriquer par mon père une espèce de pochette rigide en bois qui protégeait les 33T pendant mes voyages en train et bus.

Et c'est ainsi que pendant mes quatre ans d'étude, j'ai emprunté 3 albums par semaine (tout simplement parce qu'on n'avait pas droit à plus). J'ai repris cette habitude avec la médiathèque d'Orléans lorsque je m'installai dans cette ville pour mon premier emploi.

Je recopiais ce que j'aimais sur cassette, soit l'album intégral, soit juste certains titres, me constituant dans ce dernier cas des compilations maison d'un genre ou d'un artiste.

Il m'est souvent arrivé d'écouter tout ou partie de l'intégrale d'un groupe ou chanteur (Violent femmes, Gérard Blanchard, Pearl Jam, Cabrel...) pour me constituer mon propre best of.

Pour optimiser l'utilisation de mes cassettes, je changeais parfois l'ordre des titres, faisant en sorte que leur durée cumulée approche au maximum des 30 ou 45 minutes d'une face.

Je recyclais aussi certaines cassettes, y compris des originales qui ne me plaisaient pas ou plus en en scotchant les coins.

Je faisais très attention à l'esthétique et à la présentation.

J'aimais recopier un maximum d'informations: auteur et compositeurs des morceaux, années de publication, durée du titre, musiciens, etc.

Je customisais aussi avec soin les pochettes, m'appliquant tout particulièrement sur la tranche, où je recopiais méthodiquement les logos du groupe s'il y en avait, coloriant au feutre après brouillon au crayon.

Si l'artiste ou l'album n'avait pas d'identité visuelle établie, je tentai de trouver un habillage maison.

Ce n'était pas toujours très réussi (j'ai une cassette de Balavoine qui évoque une pierre tombale et une autre de Jean-Michel Jarre qui ressemble à une pub pour du savon) mais quelques-unes me plaisent encore.

Je me souviens d'avoir collé un morceau fin d'une cigarette entamée sur la tranche d'une compilation maison de Gainsbourg pour un résultat très réussi.

A cette époque, il arrivait que j'attende des années avant de retrouver un groupe, un album ou un titre dont j'avais découvert l'existence dans un bouquin ou reportage, ou encore que j'avais entendu une fois et qui était resté dans un coin de ma tête.

J'ai par exemple mis plus de dix ans à retrouver le choeur saisissant qui commence le court-métrage La jetée de Chris Marker.

J'ai également attendu l'âge adulte pour écouter Super Damiano, titre retenu Dieu sait pourquoi à cause d'une interview de son interprète lue dans l'un des Pif que nous ramenait mon oncle et que je lisais jusqu'à plus soif.

Aujourd'hui avec le web on trouve quasiment tout tout de suite. Finis l'attente et les vieux souvenirs inaccessibles pendant des années. C'est fantastique et ça ouvre des horizons infinis.

Mais c'est presque trop facile.

Je ne vais pas dire que je regrette la difficulté d'accès de ma jeunesse, source de beaucoup de frustrations pour moi. Si j'avais eu internet à cette période, ça aurait changé ma vie.

Néanmoins, la longue traque qui menait à l'obtention d'une cassette laborieusement construite procurait une satisfaction particulière, et cet objet était le nôtre.

Du coup, même si ça peut faire rire ou sourire je garde précieusement toutes mes cassettes, chacune personnalisée et beaucoup d'entre elles rattachées pour moi à un moment, à la personne qui me l'avait recopiée, à de précieux souvenirs.

Ils me reviennent lorsque je les réécoute, en même temps que ces gestes désuets que j'ai tant faits pendant ma jeunesse.

Je terminerai avec une pensée pour Pet, l'ami qui m'a fait découvrir Aerosmith en me copiant ses vinyles et qui nous a quittés trop tôt.

jeudi 16 janvier 2020

Cinéma (22) : Ben-Hur

Ben-Hur.

Ce nom fait partie de ceux qui m'évoquent instantanément beaucoup de choses.

Un livre, un film, ma mère, dont c'était l'une des œuvres favorites, l'épopée, l'antiquité, le christianisme, les chars et les galères...

Je commence ce post alors que je viens juste de revoir l'immortel film de 1959, devant lequel j'ai retrouvé l'émotion intacte qui m'avait saisi la première fois, voici au moins 20 ans.

A l'origine il y a le livre Ben-Hur : A Tale of the Christ, écrit par l'Américain Lewis Wallace (dont la vie semble également avoir été un roman) et qui a été le roman le plus vendu aux États-Unis dans tout le 19e siècle.

Ce succès lui a valu de faire l'objet de plusieurs adaptations cinématographiques, la plus célèbre étant celle dont je vais parler aujourd'hui.

Le film Ben-Hur a été tourné par William Wyler, un Américain juif né dans l'Alsace allemande, et il a été le long métrage de tous les records: plus de 3h, 11 Oscars et des scènes entrées dans la légende, comme une course de char devenue un classique du cinéma.

Il raconte les tribulations d'un prince juif de Judée, Juda Ben-Hur, dont le chemin croise plusieurs fois celui de Jésus-Christ, ce qui l’amène à peu à peu se tourner vers la nouvelle religion inspirée par ce dernier.

L’histoire commence par les retrouvailles du prince et de son ami d’enfance Messala, un Romain devenu officier et revenu en Judée pour y prendre un haut poste militaire.

Bien vite, la relation entre les amis tourne à l’affrontement, leurs buts et idées s'avérant être devenues opposés, et sous un faux prétexte, Ben-Hur est envoyé aux galères par Messala, qui emprisonne aussi sa famille.

Doté d’une force de caractère peu commune, le jeune Juif parvient à survivre à plusieurs années d'enchaînement au banc de rame, où sa dignité préservée lui vaut d'impressionner l'officier romain qui commande sa galère.

Le bateau est coulé lors d'un affrontement avec des pirates, et Ben-Hur parvient à sauver cet officier du naufrage. Celui-ci le remercie en l'affranchissant, en l'adoptant puis en lui donnant la citoyenneté romaine.

Le héros passe alors quelques années à Rome aux côtés de son nouveau père, pendant lesquelles il rencontre des personnalités de l'empire et devient un champion de course de quadriges réputé.

Mais il garde toujours au cœur le désir de rentrer en Judée pour se venger et retrouver sa famille, et finit par retourner dans sa province natale, désormais administrée par Ponce Pilate.

Il va y affronter Messala dans l'arène, rêver de révolte juive, retrouver son amour de jeunesse et devenir finalement chrétien.

Ce film est marquant pour plusieurs aspects.

C'est tout d'abord un très grand spectacle: costumes somptueux, reconstitutions soignée, scénographie grandiose et performances techniques et visuelles impressionnantes.

Les décors en surimpression et les batailles de maquettes ont vieilli, mais ça ne choque pas, et soixante ans après, la légendaire course de chars qui oppose le héros à son ex-ami d'enfance reste haletante.

Le tournage de cette scène emblématique a d'ailleurs été une véritable prouesse, impliquant pas moins de 61 chevaux, 78 jours de tournage et cinq mois de préparation.

Je n'ai pas vu le film au cinéma, mais cela doit être fantastique. Il a d'ailleurs été tourné en utilisant des techniques particulières.

La distribution est également de très grande qualité, avec notamment Charlton Heston qui y gagna ses galons de superstar.

Ensuite il y a le monde antique, qui continue à fasciner 2.000 ans plus tard.

L'empire romain ne connut pas d'équivalent en Europe, tant en termes de durée que d'étendue. Le Saint Empire Romain Germanique, les Byzantins ou les Carolingiens, voire les Ottomans essayèrent en vain de recréer cet ensemble, dont l’influence et le rayonnement furent énormes et traversèrent les siècles.

On sait ainsi que la monnaie "dinar" qui existe encore aujourd'hui dans plusieurs pays est la descendante du "denier" romain, que le mot tsar en usage dans les pays orthodoxes est une slavisation de César, le nom générique des empereurs, que le mot "roum" par lesquels les Maghrébins désignent les Européens vient du mot "romain", etc.

Malgré les millénaires, tous les pays d’Europe qui ont appartenu à cet empire en conservent des traces et des héritages, et la langue de l'empire, qui a longtemps été celle de la culture et de la connaissance, continue d’être enseignée aujourd'hui.

Enfin, il y a le christianisme.

Jésus, s'il apparait peu, est en effet au coeur de l'histoire. On le voit seulement dans quelques scènes, toujours de dos et ne parlant pas (ce qui a tout de même valu au film d'être interdit par les Saoudiens), mais ses deux rencontres avec Ben-Hur sont des moments charnière pour le héros.

La première a lieu pendant le transfert de ce dernier vers les galères. Enchainé et à bout de force, il est sauvé de la mort par le Christ, qui le fait boire contre l'avis du légionnaire qui l'accompagne.

Lorsque ce dernier fait mine de s'y opposer, il s'avère incapable de soutenir le regard du Messie et renonce.

La deuxième rencontre a lieu lors de la Passion du Christ. Ben-Hur reconnait l'homme qui l'a sauvé et tente, en vain, de l'aider à son tour lorsqu'il trébuche sous la croix. De nouveau les deux hommes s'échangent un long regard.

Par ailleurs, le film reprend plusieurs scènes des évangiles, telles que la Nativité, on voit également Joseph s'exprimer et plusieurs personnages chrétiens témoigner et relayer son enseignement .

Enfin il se termine sur un miracle qui guérit Ben-Hur de sa haine et de sa rancœur en même temps qu'il sauve sa famille.

A l'époque où j'ai vu ce film j'étais très croyant et cette apparition m'avait bouleversé.

Aujourd'hui on peut dire que j'ai perdu la foi mais j'ai tout de même été très touché en revoyant ces scènes, et pas seulement parce que cela remue des choses de ma jeunesse.

En fait, il me semble impossible de ne pas être ému par le calvaire de cet homme, qu'on croit ou non à sa nature divine, et aussi par son idéal, même si bien des aspects en sont irréalistes.

La parabole du bon Samaritain est un exemple de tolérance et d'humanisme, la compassion qu'il eut pour Zachée ou la femme adultère forcent le respect, et qui pourrait rejeter ce commandement qu'il a donné et qui efface tout le Lévitique et ses règles aussi alambiquées que parfois absurdes ou révoltantes: "Aimez-vous les uns les autres" ?

La Bible, que j'ai beaucoup lue, est un livre contradictoire, parfois obscur. Elle contient de véritables atrocités et la vision du monde et des lois qu’ont les Juifs de l’Ancien Testament fait penser à celle des Saoudiens d’aujourd’hui.

Mais a contrario, les évangiles font à mon avis partie des grandes œuvres de l'humanité et l'enseignement de Jésus-Christ a sûrement encore quelque chose à offrir au monde contemporain.

mercredi 15 janvier 2020

Violence, culture et politique (1): Introduction

La série de post que je vais commencer ici m'est venue après avoir constaté à quel point une expérience de violence partagée pouvait créer une dynamique de groupe très forte.

Qu'elle soit subie comme les guerres, qu'elle soit ritualisée comme les bizutages ou les règles d'entrée dans des gangs, qu'elle corresponde à un engagement historique (résistance, OAS, mai 68...) ou même à un métier (le "baptême" du feu pour les soldats), l'impact de cette violence sur ses protagonistes est structurant.

Cela peut aller encore plus loin. Les membres du groupe peuvent en arriver à se définir par cette rencontre avec la violence à l'exclusivité de tout autre caractéristique ou expérience.

Parfois, ce sentiment de singularité, cette identification à une classe peut entrainer des désirs d'action et donner naissance à un acteur politique.

Qu'on considère le rôle des anciens combattants dans la montée des fascismes et celui de la Résistance dans le monde politique de l'après-guerre par exemple.

Je vais donc explorer plusieurs aspects de ce lien, en commençant par l'impact de la Première Guerre Mondiale et de ses acteurs, les anciens combattants, sur le 20e siècle.

samedi 11 janvier 2020

Balades urbaines nocturnes

Enfant de la campagne profonde, ses paysages, sa faible densité, ses sons, ses odeurs et son atmosphère me manquent de plus en plus avec l'âge, surtout dans cette vie parisienne qui est la mienne depuis plus de dix ans.

Même si j'aime l'architecture et les monuments, les images de champs, de forêts, de cours d'eau, de collines ou de villages surpassent généralement pour moi le plus beau paysage urbain.

A une exception: la nuit.

Dans les villes, surtout les mégapoles comme celle où je réside, la nuit n'a rien à voir avec celle de la campagne. Entièrement artificielle, elle constitue une revanche sur la nature et crée des paysages étranges et fantastiques.

En ce moment, il m'arrive de longer le périphérique à vélo lorsque je rentre tard (plus souvent qu'à mon goût d'ailleurs, merci à la RATP), ce qui offre à mon regard des portions de Paris et de sa banlieue que d'ordinaire je n'ai pas le temps de voir.

Depuis toujours j'ai été attiré par la vision des tours et des immeubles éclairés. Je goûte particulièrement les fenêtres allumées sur les façades, comme autant de spectacles et d'ouverture sur des mondes.

Il y a des bureaux où l'on voit des gens BCBG s'affairer, discuter ou pianoter sur leurs claviers. Les parois vitrées d'aujourd'hui permettent d'avoir une vision complète de tous ces petits univers.

Il y a les appartements, superposés, qui laissent deviner des vies, d'autant plus facilement que les gens semblent de plus en plus se passer de rideaux.

Du fond de la cour de mon immeuble, quand on se met sous les arbres de "l'espace vert" de la résidence on est en face d'un mur d'appartements qui font un L, et dans l'obscurité on peut deviner ce que font leurs habitants.

C'est comme un mur de télés simultanément allumées, une de ces régies ou un de ces centres de sécurité où l'on surveille plusieurs endroits à la fois.

Parmi les éléments qui attirent mon oeil, il y a aussi les gymnases, gros parallélépipèdes dont seules des fenêtres en hauteur laissent imaginer ce qui s'y passe, et par lesquelles s'échappent les cris, les bruits de balle ou de pas.

Autre lieu de sport, les salles de fitness. Plus généralement au rez-de-chaussée et presque toujours vitrées, elles montrent de manière assez impudique les gens en train de forcer et de transpirer.

Les trains ou métros que l'on croise, surtout lorsqu'on est en hauteur ou qu'ils sont bloqués en gare ou en pleine voie (trop banal ici), donnent également un aperçu furtif des multiples transhumances urbaines.

On y reconnait les gens qui rentrent chez eux après le boulot, ceux qui s'y rendent, les endimanchés qui vont à quelque fête, les bandes, ceux dont on devine qu'ils rejoignent un aéroport ou une gare, les paumés qui sont là sans but...

Lorsqu'on traverse les ponts qui surplombent les autoroutes urbaines, pour peu qu'on soit très en hauteur, les phares allumés qui se succèdent sur celles-ci donnent l'illusion d'un long serpent lumineux qui ondule sans fin et grogne sans s'arrêter.

Mais ce je préfère sans doute, ce sont les sites industriels: entrepôts éclairés où quelques fois des gens s'affairent très tard, fumées d'incinérateurs ou d'usines qui dessinent des arabesques fantastiques parmi les lumières de la ville, verrières d'anciennes usines reconverties ou non, machines et tuyauteries exposées derrière des vitres.

Je me souviens d'un étrange bâtiment à Limoges, devant lequel je passais lors de mes insomnies en jetant systématiquement un regard émerveillé sur ses tuyaux et câbles perpétuellement éclairés à travers ses parois de verre. Je crois n'avoir jamais su à quoi il servait.

Mêmes les "cités" des moches quartier dortoirs, sinistres en journée avec leur béton mal vieilli, prennent le soir un air poétique lorsque fenêtres et balcons se détachent de l'obscurité, chacun ayant son style et sa vie. A Noël il y a toujours un côté émouvant à y surprendre un balcon décoré clignotant de mille feux.

La nuit est un moment étrange pour la créature diurne que nous sommes. C'est l'instant où se réveillent des angoisses ancestrales, celui aussi où l'on laisse aller à tomber le masque.

La Fée Electricité nous a libéré de la grande terreur primitive, que l'on peut justement encore deviner dans les campagnes, et en ville elle nous offre un spectacle sans cesse renouvelé qui m'a toujours fasciné.