dimanche 14 août 2022

Cinéma (24): Un moment d'égarement

 Lorsque j'étais ado ou jeune adulte, je me souviens avoir vu Un moment d'égarement, un film de 1977 avec Jean-Pierre Marielle, Victor Lanoux et Agnès Soral, dont j'avais gardé un souvenir un peu trouble.

L'histoire est la suivante: deux hommes, un divorcé et l'autre en passe de l'être, partent en vacances dans le sud avec leurs filles respectives de 17 ans, qui sont amies.

Au cours d'une soirée, la fille de l'un, amoureuse du père de l'autre, va lui faire des avances et ils feront l'amour sur la plage. S'ensuivra une situation évidemment très pénible.

Lorsqu'en 2015 j'ai vu que sortait un remake de ce film avec le même titre, Vincent Cassel, François Cluzet et Lola Le Lann constituant le nouveau casting, le premier m'est immédiatement revenu en tête et je me suis fait les deux versions deux soirs d'affilée, en commençant par la plus récente (merci la VOD).

Si l'idée de base est la même, il y a beaucoup de différences et les presque 40 ans qui séparent ces deux films sont fascinants. Je ne parle pas des vêtements et ses voitures qui changent ou de l'apparition des réseaux sociaux, mais surtout des mentalités et de la vision du monde.

[SPOILER ALERT]

Dans les deux films, la fille qui craque pour le père de son amie, Agnès Soral en 77 et Lola Le Lann en 2015, est très amoureuse et croit à cet amour plus fort que tout (en 77 elle l'est même depuis longtemps).

A contrario le père qui succombe réagit différemment dans chaque version. En 77 Jean-Pierre Marielle est lui aussi amoureux et recouche plusieurs fois avec Agnès Soral, alors qu'en 2015, Vincent Cassel ne supporte pas l'idée d'avoir craqué et passe son temps à repousser les avances de sa conquête malgré lui.

Dans les deux films, la fille du père qui succombe à la tentation est rebelle, mais pas pour les mêmes causes, et leur analyse de la situation est très différente.

Celle de 77, Christine Dejoux, n'est pas dérangée par l'aventure de son père, mais l'affronte au sujet de son désir d'indépendance et sur sa vision des femmes et de leurs droits.

Marielle est en effet du modèle de l'homme "traditionnel", jaloux, parfois violent (il aurait tapé sa femme), hostile à l'indépendance et au travail des femmes qu'il verrait plutôt élevant les enfants et filant doux.

A contrario, celle de 2015, Alice Isaaz, a d'autres combats plus de son époque (elle est contre la chasse, considère comme raciste de dire d'une femme qu'elle est maghrébine, etc) et surtout, la relation entre son père et son amie la révulse: elle ne parle plus aux deux et traite son père de pervers.

Les fins diffèrent aussi.

En 2015, Cassel avoue son moment d'égarement avec culpabilité et dégoût de lui-même et se prend une monumentale raclée par son ami ulcéré avant que tout le monde ne passe à autre chose.

En 77, Marielle veut faire accepter à son ami la situation et vivre avec sa fille. La fin du film reste ouverte, il se termine sur un plan où les deux amoureux se regardent sans qu'on sache la suite.

[FIN SPOILER ALERT]

Les si particulières années 70 combattaient un patriarcat bien réel mais ses combattants et combattantes avaient un niveau de tolérance particulièrement élevé en ce qui concernait la sexualité.

Ainsi à l'époque, beaucoup de gens se scandalisaient que l'on puisse être scandalisé par l'amour entre une fille de 17 ans et un homme de 44.

Certes biologiquement il n'y a rien à dire, mais à 17 ans on sort à peine de l'enfance, et il y a quelque chose d'un peu malhonnête ou au moins de déséquilibré là-dedans. 

Comme le dit la fille de Cassel à son amie qui affirme être la seule responsable: "C'est lui l'adulte".

Pour moi c'est tout à fait ça, la maturité c'est en effet aussi savoir protéger les autres contre eux-mêmes et se discipliner, parce qu'on sait.

Dans Le premier homme, de Camus, j'ai retenu une phrase qu'il fait dire à son père révolté devant des cadavres mutilés pendant une guerre: "Un homme, ça s'empêche".

J'aime assez cette phrase qui dit l'obligation de responsabilité inhérente à l'âge adulte.

Elle est essentielle pour contrer tous ceux qui abusent de leur position de force, et notamment pour contrer les militants pédophiles comme Gabriel Matzneff, Tony Duvert ou tant d'autres qui sévissaient impunément à l'époque de la première version (impossible de ne pas y penser en voyant ce film).

Ceci dit, le moment d'égarement est toujours possible.

Je ne le pensais pas quand j'étais jeune, mais approcher de la cinquantaine ne guérit pas du désir que provoque les jeunes filles, du trouble qu'elles suscitent lorsqu'elles sortent de l'enfance (dont j'ai déjà parlé dans ce post) et que je peux ressentir parfois devant les amies de mon fils de seize ans.

De plus, lorsqu'on sait qu'on a déjà fait la moitié de son existence, on est parfois pris du désir fou de recommencer, de connaitre de nouveau (ou de connaitre une fois si l'on ne l'a pas vécu) la folie de l'amour jeune, justement avec une jeune qui vous ferait oublier votre âge.

Le tristement célèbre démon de midi c'est aussi ça.

Et puis comme dans ces films, l'alcool et la drogue sont mauvaises conseillères.

Bref, la chair est faible, c'est une réalité dont il faut aussi rester conscient.

Pour finir, je dirais que ces deux films se laissent regarder, que leurs acteurs sont excellents, et que ce sujet un peu casse-gueule y est bien traité, chaque époque avec son regard.

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samedi 23 avril 2022

FN/RN

Pour la troisième fois, nous voici dans une élection présidentielle avec un Le Pen au second tour.

La première fois, en 2002, s'opposaient Jean-Marie, le fondateur du Front National, et Jacques Chirac.

Cette arrivée au second tour avait constitué un séisme sans précédent, avec une mobilisation jamais vue pour une élection et un score soviétique pour le président sortant.

La deuxième fois eut lieu 15 ans après et cette fois c'est Marine qui réédita l'exploit de son père en amenant son parti au second tour.

Elle s'opposait à un outsider, Emmanuel Macron, et si la mobilisation avait repris, le vrai séisme de ce second tour était l'absence des deux partis traditionnels de droite et de gauche qui se partageaient le pouvoir depuis la fondation de la cinquième république en 1958.

Nous vivons actuellement la troisième édition.

C'est toujours Marine Le Pen, qui a rebaptisé le parti familial en Rassemblement National, et en face d'elle c'est toujours Emmanuel Macron.

Ce "match retour", devant lequel la mobilisation est relativement faible, confirme la fin des deux grands partis de gouvernement, puisqu'ils se sont fait également doubler pour la troisième et la quatrième place et semblent désormais devoir jouer les figurants.

Dans un précédent post, je m'étais intéressé à l'omniprésence de la référence au fascisme dans notre société comme repoussoir absolu.

Aujourd'hui je vais m'attaquer au FN devenu RN, qui personnalisa longtemps ce fascisme tout en devenant un mouvement incontournable en France.

Depuis que je suis en âge de comprendre, j'entends parler de ce parti pas comme les autres, de ce rejeton des "heures les plus sombres de notre histoire", contre lequel on doit faire front (républicain), qui est un danger -LE danger- pour la démocratie, dont les idées sont intolérables, etc. etc.

A chacune des élections présidentielles auxquelles je me souviens avoir assisté, 1988, 1995, 2002, 2007, 2012, 2017 (je suis trop jeune pour me rappeler de 1981) on ressort ces mêmes discours le concernant.

Et à chacune d'elles ce parti est toujours présent, plus enraciné et plus central à chaque fois. On dirait même qu'au fur et à mesure du temps, il devient même indispensable à des partis en mal d'idées, lui faire barrage finissant par constituer leur seul programme.

A mon échelle, je peux dire que les sympathisants FN/RN que je connais veulent:

- une police qui arrête et une justice qui condamne. Rien de plus désastreux que cette impression d'une racaille jamais punie.

- une aide sociale au mérite. Ils haïssent les RSAistes de profession, et les étrangers qui bénéficient sans jamais avoir cotisé ou exprimé le moindre souci apparent de s'intégrer. La mère à foulard de la CAF ou les villages d'insertion rom financés par l’impôt leur font voir rouge.

- la primauté affirmée des Français. Que ce soit la langue, la culture, les habitudes ou la religion, ils veulent que les "indigènes" soient prioritaires et qu'on exige des autres qu’ils s'assimilent, dans le sens jouent le jeu. Ou alors qu'on les vire et/ou qu'on n'en importe plus.

- la priorité au made in France et dans ce sens des emplois en France.

- un service public présent sur tout le territoire et des élites moins endogames.

Quoi que l'on pense de ces idées, on est finalement assez loin cette caricature du fasciste militant dont Mein Kampf serait le livre de chevet.

Ce décalage entre le sympathisant et l'image qu'on en trace est encore plus frappant si l'on regarde le parti lui-même, aux racines bien plus complexes et radicales que le portrait-robot que je viens de tracer grossièrement.

Au départ le FN est en effet un parti qui a réussi à fédérer autour de Jean-Marie Le Pen les différents courants de l'extrême-droite française.

Vieux maurrassiens, collabos, pro-Algérie françaises, cathos intégristes, philonazis, chouans, poujadistes...on retrouvait dans le FN un peu tout ce que la droite de la droite a pu créer en France depuis l’avènement de la république.

Ses fondateurs sentaient le souffre, que ce soit Le Pen lui-même, dont la vie aventureuse comporte des zones d'ombre (ainsi l'héritage qui l'a rendu riche ou cet oeil perdu dans une bagarre) ou encore François Duprat, brillant idéologue mort dans des conditions douteuses.

En tout état de cause, ce regroupement, improbable vu les divisions et oppositions de tous ces courants, réunit à peine quelques pourcents de la population. Comme l'extrême gauche, l’extrême droite est en effet un petit noyau très divisé, qui sera toujours là mais qui représente finalement peu de monde à l'échelle du pays.

Idéologiquement, je dirais que les seuls dénominateurs communs et constants dans ce parti sont le nationalisme et la haine de l’élite dirigeante.

En ce qui concerne l'économique et le social, ils ont à peu près tout dit, passant d'ultra libéraux dans les années 70 à ultra protectionnistes aujourd'hui, de pro-catholiques à leurs débuts (notamment la dérégulation totale de l'éducation) à défenseurs de la laïcité et des droits de la femme aujourd'hui, d'antisémites à pro-Israël, etc.

En fait pour eux l'essentiel n'est pas là. L'essentiel c'est le peuple français, dans le sens maurrassien justement, à l'ancienne, les valeurs, nos morts, etc.

Jusqu'à 1981, cela ne suffit pas pour se démarquer.

En effet la droite, héritière du général De Gaulle, brandit encore le drapeau, la geste de la France, etc. Même les communistes sont viscéralement patriotes voire chauvins (il n'y a qu'à voir ce que disait Marchais sur la concurrence des travailleurs immigrés), et la majorité morale veille.

Mais la victoire de la gauche change tout. Les soixante-huitards accèdent enfin au pouvoir après avoir attendu 15 ans, la France respire et les lois rattrapent les mœurs.

A ce moment-là "l'ancien régime" est ringardisé : l’heure n’est plus au chauvinisme et aux valeurs.

Surfant sur cette tendance, François Mitterrand et ses "sabras" ont l'idée de génie de jouer la carte Le Pen pour rendre suspect tout le corpus idéologique gaulliste, déjà bien abîmé par Giscard (je précise que c'est un constat et que je ne fais pas ici la promotion du gaullisme: De Gaulle est mort depuis 1969 et la France a évidemment changé).

Cette tactique marche, et marche très bien même. Le FN s'incruste dans le paysage, le charismatique Le Pen fait un carton, il devient le Diable, celui auquel il ne faut surtout pas ressembler/ Et côté gouvernement, agiter ce croquemitaine permet de créer une nouvelle lutte pour contrebalancer la reddition du communisme.

Le souci en revanche, c'est que cette tactique finit par faire du FN le parti qui récupère le patriotisme, la Marseillaise, le drapeau, tous ces symboles nationaux forts et rassembleurs.

J'ai toujours été frappé à l'étranger (Suède, Angleterre, Italie) de voir comment les gens portent leur drapeau jusque dans les campings alors que chez nous faire cela est suspect, voire "nauséabond" pour reprendre le terme consacré.

De ce fait, le FN commence à agréger un certain nombre de gens qui ne sont pas forcément ceux du noyau facho d'origine, mais plutôt des patriotes un peu orphelins.

Parallèlement tous les politiques finissent par admettre que la crise économique initiée en 74 s'est installée pour durer et qu'ils sont impuissants face à elle: le fameux "On a tout essayé" de Mitterrand en est l'exemple le plus connu.

Le consensus se fait aussi chez eux sur la nécessité d'aller vers toujours plus d'Europe pour compenser.

En revanche, à la base, les gens les plus fragiles retiennent de l'ouverture européenne que le made in France est concurrencé par le made in Spain puis le made in Romania, en attendant le made in China.

Les jobs quittent le pays, les produits étrangers les remplacent.

Et en même temps que ces jobs s’en vont, l'immigration continue, une immigration de plus en plus familiale, de moins en moins prête à s'assimiler et de plus en plus musulmane.

En effet, sous l'impulsion d'un réveil religieux global de l’Oumma commencé en Iran en 1979, l'immigration déjà la plus détestée depuis longtemps se transforme d'arabe en musulmane.

Les rodéos des Minguettes sont désormais remplacés par les revendications autour du voile, qui commencent à Creil et déchirent la gauche.

Sans compter qu'avec la radicalisation des dernières années, beaucoup de gens ont aujourd’hui l'impression que les prophéties de Jean-Marie sont en train de se réaliser, entre les massacres de Charlie Hebdo et du Bataclan, les égorgements d'enseignants, de prêtres ou de policiers et les sanglantes épopées de Kelkal, Merah, Nemmouche, Kouachi, Coulibaly et autres Fofana.

Cette combinaison de phénomènes amène beaucoup de gens vers le RN, qui au final, dans sa version mariniste, est vraiment une réaction à la mondialisation et à cette ouverture à tout crin devenue la norme depuis les années 90.

Paradoxalement, c'est devenu le parti le plus pro-unité du pays, le plus assimilateur, le plus jacobin, protectionniste, pro-frontières, celui qui recycle tous les référents nationaux jetés à la poubelle par les partis traditionnels tous acquis à l'UE et au multiculturalisme, deux concepts sexy pour un urbain CSP++ diplômé et connecté, mais beaucoup moins pour l'ouvrier d'une petite ville dont la boite part en Roumanie et qui voit tous les services publics fermer en même temps que s'installent dans son quartier des Roms et des Africains aux mœurs différentes et encore plus fauchés que lui.

Certains s'étonnent que ledit ouvrier ait du mal à dire OK à ça, et qu'au contraire il devienne gilet jaune ou vote Le Pen, mais en fait c'est plutôt logique: il choisit le seul parti qui semble s'occuper de ses désirs et craintes. 

C'est d'autant plus logique que malgré des signaux forts, comme le référendum refusé par la France et les Pays-bas, le processus d'approfondissement/élargissement continue sans interruption, soutenu par une droite et une gauche qui ont marginalisé leurs souverainistes (Chevénement ou Séguin notamment).

Au final, le RN est devenu le parti des indigènes niqués ou qui s'estiment niqués par la version actuelle de la mondialisation, faute d'une autre alternative crédible à cette mondialisation.

Preuve de ce recentrage, sur sa droite sont apparus d'autres mouvements franchement extrémistes et tribaux, comme les identitaires. 

Ces nouveaux courants reprennent le noyau dur des fondateurs et s'inspirent également de l'extrême droite issue de l'immigration, cet enfant dégénéré de l'idéologie multiculturaliste qui excuse tout et de sociétés traditionnelles plus ou moins fantasmées et reconstituées (PIR, Tribu Ka, UDMF, salafistes de tout poil, etc).

Pour le moment ces nouvelles tendances collent mal avec le modèle français assimilateur et basé sur le mérite, modèle que recherche toujours la majeure partie des sympathisants RN, mais peut-être qu'elles représentent l’étape d’après, celle qui pourrait prendre l'ascendant chez des jeunes qui grandissent dans un milieu tribalisé.

Donc si l'on se base sur le profil de ses sympathisants, le RN n'est plus vraiment un parti d'extrême droite, même si son héritage, son fonctionnement, la présence de vrais extrémistes dans ses dirigeants et l'absence d'aggiornamento vis-à-vis de son histoire lui gardent un côté ambigu. 

Personnellement, je crois que l'extrême droite répugne et répugnera toujours à la grande majorité des Français.

Ceux qui ont connu les nazis ou ceux dont la famille les a connus, ceux qui ont grandi avant la grande crise et avant le réveil religieux, ceux qui se souviennent des skins et des éructations antisémites de Le Pen père, ceux pour qui la République va de soi ont encore des réflexes moraux et psychologiques qui constituent une barrière infranchissable.

Le jour où ces générations auront passé la main, le jour où les jeunes seront massivement déconnectés de cette mémoire collective et/ou issus en nombre d'autres traditions opposées, ce sera peut-être différent, mais on n'y est pas encore.

En attendant, on en est réduits à espérer le retour d'un parti démocratique qui prenne en compte les préoccupations exprimées par la partie de la population qui vote RN, parce qu'elles sont légitimes et que la démocratie doit s'occuper de tous, à commencer par les plus faibles.

Je terminerai en disant que ce n'est pas une histoire française parce que le RN a des cousins dans tous les pays: Blocher en Suisse, le FPO en Autriche, le BNP au Royaume-Uni, l'AfD en Allemagne, Jobik en Hongrie, Aube dorée en Grèce et tant d'autres un peu partout, chacun avec leurs spécificités, leur degré de radicalisation et leur histoire, mais tous avec la même problématique.

mercredi 13 avril 2022

Talking about my generation

Longtemps je me suis vu comme solitaire et déconnecté des gens de mon âge.

Pour de nombreuses raisons, je me sentais à l'écart du lot, unique et différent de mes pairs, dont la vie ressemblait rarement à la mienne.

Et puis le temps est passé et je me suis finalement rendu compte que malgré tout j'appartenais bel et bien moi-même à une génération, à leur génération.

Il y eut plusieurs étapes dans ma prise de conscience.

Le plus lointain souvenir est ma perplexité en me rendant compte que Tino Rossi était un sex symbol pour ma grand-mère et que ma mère trouvait Johnny Hallyday très séduisant (les deux étaient pour moi le summum du ringard).

D'emblée, cela me situait par rapport à mes prédécesseurs, forcément démodés et dépassés par rapport à la nouveauté -meilleure par définition- à laquelle j'appartenais.

Puis insensiblement tout d’abord et très franchement ensuite il y a eu des gens après moi, de plus en plus de gens dont à mon tour j'étais le prédécesseur.

Au début il s'agissait d'enfants, puis d'adolescents, et enfin d'adultes, des adultes d'un autre modèle que moi, puis de plusieurs modèles autres que moi.

Au fur et à mesure du temps, en interagissant avec ces nouveaux arrivants, en découvrant leur mentalité, leurs expériences, leurs "valeurs" pour utiliser un mot tellement à la mode, leurs références, leurs modes de vie et façons d’envisager le monde, je me suis senti de plus en plus autre.

Leur société n’est pas la mienne, ses fractures et ses oppositions, ses idées sont différentes. Ou plutôt je n'y suis plus à la même place.

Et ma nouvelle place, de plus en plus éloignée des jeunes, m'a mécaniquement rapproché de ces gens que le hasard avait fait naître en même temps que moi.

Quand j'étais moi-même jeune je m’opposais violemment à certains d'entre eux, sur leurs courants de pensée, nos différences de classe et d’origine sociale, j’identifiais certains quasiment comme des ennemis, des opposés irréductibles à ce que j'étais.

Aujourd’hui ces même ennemis me sont devenus familiers, presque précieux parce qu'eux aussi ils "y étaient".

De même, être rebelle ou à la mode ne signifie plus la même chose aujourd'hui, tout comme dans ma jeunesse c'était déjà autre chose que du temps des yéyés ou que dans les années 30.

Et c’est ainsi que petit à petit j’ai compris et ressenti que j’appartenais bel et bien à une génération.

Même marginal, même isolé, même avec un parcours hors normes pour mon époque, j’ai absorbé ladite époque et j’ai grandi et me suis construit avec.

Je suis imprégné d’une ambiance, d’une atmosphère, d’un ordre du monde qui ont aujourd’hui autant disparu que l’ancien régime ou la 4e république mais qui furent les miens, que je le veuille ou non.

Et bien sûr, comme tous ceux qui passèrent avant moi et tous ceux qui me succèderont, je n’en ai pris conscience que maintenant que cette époque est révolue, que ces pages de l’Histoire sont tournées et devenues du passé.

A mon corps défendant, tous ces bourgeois urbains qui m’ignoraient, tous ces immigrés que je ne croisais jamais, tous ces acolytes campagnards qui me bousculaient, tous ces autres minoritaires dont le monde était aux antipodes du mien, tous ces gens me sont finalement devenus proches dès lors qu’ils sont nés autour de 1975.

François Mitterrand et Touche pas à mon pote, Belmondo ou de Funès, l’URSS et la révolution roumaine, Stéphane Collaro et Coluche, les TUC et le bac G, le top 50 et Jean-Jacques Goldman, le SIDA et les filles nues plein les medias, Récré A2/Le club Dorothée, le Minitel et les VHS, le règne du son synthétique et des claviers, MTV et Fun radio, les guerres du Golfe et de Yougoslavie, Batskin et les antifas, j’en passe et des meilleures (ou pires)...


Tout cela et tant d’autres choses ont planté le décor dans lequel les gens de mon âge ont évolué, ont constitué notre premier référentiel, celui qui marque le plus, celui qui reste.

Mes parents et grands-parents ont bien sûr vécu ce moment, mais différemment, comme une nouvelle couche posée sur d’autres vécues avant, comme le sont les années 2000 et les suivantes pour moi.

Leurs générations
, celles de l'entre-deux-guerres et des trente glorieuses, avaient elle aussi leurs moments, leurs codes et leurs vécus dont ils parlaient parfois avec une nostalgie aussi faussée que logique.

Je me souviens d'avoir jadis lu une interview croisée de Daniel Cohn-Bendit et d'Alain Madelin, deux farouches opposants de mai 1968, interview faite lors d'une énième commémoration de cet événement.

A l'époque ça m'avait écoeuré, mais je crois que finalement je peux comprendre ces "vieux" qui rejouent un combat qui nous semble complètement dépassé, le danger à éviter étant de s'arrêter sur ces combats sans s'occuper des actuels.

Quoi qu'il en soit, le quinquagénaire en devenir que je suis appartient bien à une génération, surprise vaguement désagréable à laquelle je ne m'attendais pas mais qui est une réalité.

Compléments:
- The who: My generation
- Vincent Delerm: Les filles de 76
- Calogero: 1987
- Bref, j'ai eu trente ans

mardi 22 février 2022

Le goût des autres

Il y a quelques années, du temps où je lisais régulièrement le BondyBlog (j'ai arrêté depuis, lui trouvant une orientation que je n'aimais plus), j'avais été frappé par un article sur les Arabes qui écoutaient du rock.

L'auteure expliquait que ce choix était difficile à assumer car mal vu par la communauté, qui pouvait le considérer comme une sorte de trahison, et mal vu par les BBR, prompts à l'assignation systématique (Arabe = raï, couscous, etc.).

Ce genre de décalage entre les goûts effectifs d'une personne et ceux attendus par son milieu est décrit dans plusieurs films.

Dans Billy Elliot, le héros, un petit garçon issu des classes populaires britanniques, désespère son père par son attirance pour la danse classique plutôt que pour la boxe (cela fait penser au témoignage de Cartouche, humoriste banlieusard d’origine algérienne qui devait se cacher pour assumer sa passion pour la danse).

Dans Le goût des autres, Jean-Pierre Bacri incarne un chef d'entreprise que la découverte de l'opéra bouleverse et qui tente ensuite d'approcher le milieu artistique, où cet outsider mal dégrossi sera accueilli avec moquerie et condescendance.

Il y a même un des dessins animés de la franchise Madagascar où l'on voit un lion rejeté par son père, roi de la jungle surtesteroné, parce que lui ne vit que pour les spectacles.

Ces décalages me parlent beaucoup, car ils résonnent avec mon vécu.

J'ai grandi dans un milieu rural et populaire, dans lequel j'ai baigné dans des valeurs de rusticité, un idéal de virilité taiseuse, le mépris des chichis, de la sophistication et de la Haute Culture, ainsi qu'une haute estime du savoir-faire manuel.

Mais si je partageais globalement le niveau de vie de mes voisins, leur environnement et leurs conditions matérielles, je jurais parmi eux en étant ce qu'on appelle un "intello", peu sportif, pas bagarreur, pas chasseur et gros lecteur.

Ma famille était elle aussi différente des voisines, par sa religion et parce que la moitié venait d'une autre région et d'un milieu plus bourgeois.

De ce fait, j'étais bien souvent en décalage avec les autres, mais parce que j'avais grandi là j'étais quand même des leurs, une espèce de cousin un peu à part, qu'on tolérait parce qu'il était de la famille mais dont on ne cherchait pas forcément la compagnie.

Du moins je sentais les choses comme ça et j'ai très tôt souffert d'une sorte de syndrome de l'imposteur: j'avais l'impression de devoir constamment faire mes preuves pour ne pas être rejeté. J'ai ainsi très vite appris à dissimuler tout ce qui pourrait trahir ma différence en m'adaptant en quelque sorte à mes interlocuteurs.

Puis, avec le temps et les études, je me suis frotté à d'autres milieux, plus riches et cultivés, et à d'autres gens n'ayant pas le même vécu, pour finir dans le milieu urbain très bourgeois où je vis actuellement. 

Mais quelque part je n'assume pas vraiment cette "ascension sociale" (si l'on peut dire). Je me sens également un imposteur dans ce nouveau décor, et me fais souvent l'effet du petit bouseux qui ne peut s'empêcher de regarder par la fenêtre de la salle de bal tout en sachant qu'il ne pourra jamais y entrer, et qui a honte de cette attirance.

Et tout cela alors que chez les petits bouseux d'où je viens je me faisais l'effet du binoclard chétif regardant les vrais mecs agir sans en être.

Tout ça pour dire quoi? Et bien que le fait d'être "transclasse" comme on le dit parfois, a entraîné pour moi une forme d'insécurité permanente, y compris en ce qui concerne mes goûts.

Mon nouveau milieu m'a permis de découvrir d'autres mondes, d'autres formes d'art et de façons de vivre.

Certaines de ces découvertes furent des chocs artistiques: j'ai un souvenir très fort de ma première visite au Louvre et de la vision de la peinture "en vrai" (dans le sens hors des livres), une forme d'art qui ne m'attirait pas du tout jusque-là.

Mais comme les Arabes de l'article, je n'assume pas toujours ou mal certains de mes nouveaux centres d'intérêt.

C'est même peut-être encore plus compliqué puisque j'éprouve un sentiment d'imposture, comme si ces goûts "aristocratiques" ne m'étaient toujours pas autorisés ou que leur acquisition en autodidacte les rendaient illégitimes.

J'aime beaucoup Éric Rohmer, mais j'ai tendance à garder ça pour moi. J'aime aussi certains titres de Vincent Delerm ou de Clio, mais j'éprouve un sentiment de gêne, voire de honte à les écouter.

Etc.

La vie est courte et le monde d'aujourd'hui offre plus d'opportunités que jamais. Via le web, la télé, les médiathèques et l'école, chacun peut accéder à des millions d'écrits, de produits artistiques ou musicaux,

Et pourtant on reste quelque part prisonnier de ses origines et on se limite trop souvent à son milieu et aux postures qui lui sont associées. Cette limitation peut même être un objet de fierté (bien mal placée). 

Les goûts des autres devraient être une curiosité, un nouveau champ de découverte et d'enrichissement à partager sans limite ni complexe, et jamais un marqueur identitaire stupide ou un domaine réservé.

mercredi 16 février 2022

Long is the road

Que ce soit pour moi ou pour mes enfants j'ai rencontré plusieurs professeurs de musique.

Tous avaient ou avaient eu une grande passion pour ce qu'ils faisaient, et sans doute des rêves de reconnaissance et de gloire.

Mais quand on discutait avec eux, on pouvait sentir la peur ou la frustration, plus ou moins marquées selon l'âge et le profil de la personne.

Frustration de devoir apprendre année après année les premières mesures de Jeux interdits à des gamins qui ne viennent qu'à cause de leurs parents, frustration d'y gaspiller le temps qu'ils auraient souhaité consacrer à leur art, éloignement des ambitions artistiques au fur et à mesure que,
comme pour tout le monde, la routine s'installe.

Peur de ne jamais percer, d'être toujours ce type un peu juste financièrement qui cavale après les cachetons entre deux cours, qui cherche des financements pour des albums que personne n'achète ou n'écoute.

Frustration aussi pour ceux qui ont cru y être arrivés et puis non, fausse alerte, c'est l'autre qui a percé, celui croisé dans le festival, celui avec qui on a fait le boeuf et qui n'est pas forcément meilleur.

Je n'ai pas connu de personne dans les cas suivants, mais il y a aussi la frustration du One Hit Wonder qui a connu son quart d'heure de gloire mais n'a jamais pu le rééditer, s'exposant aux sarcasmes de l'entourage, s'obstinant à rêver d'un retour ou essayant de se remettre.

Ou alors celle, courante aujourd'hui, des éphémères stars des équivalents télévisuels des radio crochets que sont les innombrables Star Ac, The Voice et autres Nouvelle star.

Je me rappelle même d'une émission qui recyclait les perdants des précédentes en donnant une seconde chance (je crois que c'était le nom du programme d'ailleurs) à ceux d'entre eux qui ne voulaient pas renoncer. Un peu triste...

En fait la route est longue, très longue et tortueuse, avant d'atteindre le succès, qui le plus souvent n'arrive jamais.

Cela est vrai pour la musique, mais également pour n'importe quel art. Combien de peintres, de dessinateurs de bédé ou d'écrivains qui végètent?

Dans une certaine mesure, cela peut également être vrai pour les entrepreneurs. Je me souviens d'une des têtes de turc de l'ordure qui me servait de premier patron, un mec qui avait tenté en vain de commercialiser un CD de sons marins ou un truc du genre et dont mon boss se moquait avec délectation, exhibant le prototype du CD en question pendant ses soirées.

Le point commun de toutes ces histoires, de tous ces parcours c'est une personne qui a voulu se lancer, en rêvant d'aller vers un mieux, qui est arrivé ou pas. Elle a pris un risque, en connaissance de cause ou non, assumé une ambition ou une passion, joué sans être sûre de gagner.

Quel que soit le résultat, c'est évidemment respectable et moi qui suis généralement un frileux, j'admire le courage (ou l'inconscience) de tous ceux qui osent se lancer.

Jean-Jacques Goldman, dans sa chanson Long is the road, parlait du rêve américain. Une des phrases marquantes qu'il utilisait pour le qualifier était "10 trains de losers pour un Rockfeller".

Il parlait des migrants aux USA, mais cela colle parfaitement pour clore mon sujet: Ecouter.