mercredi 23 octobre 2019

Livres (30) / Cinéma (21): Des mecs bien...ou presque / Le Caire confidentiel, les sociétés corrompues

Cette semaine, j'ai lu et vu deux polars marquants, qui parlaient de deux pays à des époques et lieux différents, mais pour lesquels les maux et situation décrits se ressemblaient étrangement, et convergeaient vers un seul: la corruption.

Le premier était l'excellent livre Des mecs bien ou presque du Roumain Bogdan Teodorescu.

Ce roman explore la période que ses compatriotes appelaient "la transition", c'est-à-dire le moment où l'ancien régime effondré n'avait pas encore laissé place à quelque chose de clair.

Il commence par l'assassinat accidentel d'une journaliste d'investigation, très populaire, dans le cadre d'une enquête qu'elle faisait sur la façon peu orthodoxe dont un proche du président roumain s'était enrichi dans les années 90.

Deux policiers, doués mais un peu ripoux sur les bords, sont alors chargés de l'enquête.

Bien vite ils s'aperçoivent qu'ils dérangent et que les pistes tapent très haut. On va leur intimer de regarder dans une direction autre que celle où les emmènent leurs recherches, gentiment puis moins gentiment, avec menaces à la clé.

Je n'irai pas plus loin dans la description de l'histoire, riche en rebondissements et qu'il serait dommage de spoiler.

Mais elle est le prétexte à montrer le fonctionnement du pays à l'époque, les itinéraires de ses habitants, les séquelles du communisme, l'importance cruciale des relations qui priment sur tout, les jeux de pouvoir et la façon absolument ignoble dont les cartes ont été rebattues à la chute de Ceausescu. Ou plutôt dont elles n'ont pas été rebattues.

En effet, comme le démontre peu à peu Teodorescu ce sont en fait les mêmes personnes qui dirigent la Roumanie avant et après la chute du communisme.

Les responsables politiques de 89 ayant eux seuls accès aux fonds et des connexions internationales, ils ont en effet pu mettre la main sur tout ce qui appartenait à l’État et s'enrichir de manière aussi rapide qu'injuste et indécente.

Ils ont également pu orienter le régime qui leur succédait, notamment avec les célèbres minériades, quand les successeurs de Ceausescu ont envoyé des mineurs acquis à leur cause détruire journaux et nouveaux partis et tabasser étudiants et opposants, de façon à stopper le mouvement de démocratisation au stade qu'ils souhaitaient.

Derrière eux, on retrouve les gens issus de la toute-puissante Securitate, la police politique d'un régime communiste qui fut l'un des plus surveillés et paranoïaques que le bloc rouge ait connus.

Dans ce livre, Teodorescu leur donne une voix, celle d'un de ses ex-officiers.

Ce narrateur, intelligent et cynique fait alterner souvenirs et pensées, illustrant de façon particulièrement marquante l'histoire récente du pays, et frappe par son absence totale de regrets.

On note aussi sa soif de vengeance, apprenant qu'il fit partie des quelques sacrifiés à la vindicte populaire pour laisser croire à un changement de façon à que les autres puissent continuer à gouverner.

Et dans cette Roumanie fraîchement convertie au capitalisme le plus hard, tout s'achète, les relations font tout, et la corruption est essentielle, centrale, structurante et présente à tous les niveaux, au moins autant qu'à l'époque précédente.

Je suis sorti de ce livre d'autant plus groggy que ce qui est décrit là correspond à ce que me disent les Roumains que je connais, notamment ceux qui ont vécu les deux périodes.

Et ce même si l'entrée dans l'UE et l'arrivée de générations plus internationales et n'ayant pas connu le communisme laissent espérer des changements.

La deuxième oeuvre, le film Le Caire confidentiel se passe dans l'Egypte de 2011, juste avant le renversement inattendu de l'apparemment indéboulonnable Hosni Moubarak (des allusions au Printemps arabe jalonnent l'intrigue).

Là aussi, cela commence par un meurtre, celui d'une belle chanteuse retrouvée égorgée dans la chambre d'un hôtel luxueux. Une femme de chambre soudanaise au statut précaire (migrante payée à la journée sans contrat) assiste au meurtre et disparaît.

L'enquête est attribuée à un capitaine de police cynique et revenu de beaucoup de choses (il s'abrutit de cachets et on apprendra qu'il a perdu sa femme), qui doit son poste à son oncle, lequel est aussi son supérieur.

On le voit au début participer sans états d'âme au racket des populations de son quartier, racket suffisamment organisé pour faire l'objet de réunions et d'arbitrages au sein du commissariat.

En enquêtant, comme ses homologues roumains, il va lui aussi tomber sur un os: le principal suspect est un richissime homme d'affaires proche du Raïs, donc intouchable.

D'ailleurs l'affaire est miraculeusement classée comme suicide (par égorgement !) et le capitaine est lui-même copieusement "arrosé" pour se taire et oublier ce qu'il a vu/entendu.

Mais pour diverses raisons il va s'obstiner, refuser la décision et se révolter contre ce système, décidé à inculper le meurtrier quel qu'en soit le coût, un coût dont il prend l'ampleur en voyant tous les protagonistes de l'affaire se faire tuer, y compris au sein même des locaux de la police.

Là non plus je ne veux pas spoiler (juste dire que la fin est inattendue et ouverte) mais l'intérêt du film n'est pas là.

Il réside plutôt dans le portrait de cette Egypte pré-révolution, injuste et corrompue à tous les niveaux, où la volonté du dictateur et de ses intouchables proches a force de loi: d'ailleurs à un moment donné le suspect ironise et demande au flic s'il se croit en Suisse.

Dans cette Egypte, tout le monde se bat pour son petit privilège, son passe-droit, son bakchich. La scène où le héros doit arroser les flics du commissariat d'un autre quartier pour récupérer son suspect est dans ce sens édifiante.

De plus, comme dans la Roumanie de Teodorescu, chacun est un petit dictateur à son niveau, prenant bien soin d'écraser celui qui est en dessous, tout en s'aplatissant devant celui qui est au-dessus. Les échanges obséquieux des flics avec la sûreté nationale et méprisants et arbitraires avec les migrants l'illustrent parfaitement.

Ces deux histoires m'ont laissé le même sale goût dans la bouche, me rappelant aussi les univers du fabuleux auteur algérien Yasmina Khadra (dont je parlerai un jour) ou les bouts d'Italie décrits dans Gomorra par Roberto Saviano, avec ces sociétés gangrenées par la corruption.

L'impact de la corruption est énorme, sur tous les plans.

L'argent détourné de son but invalide toute vraie politique, freine les projets, empêche le progrès.

L'entretien des biens publics ne se fait pas, l'éducation et les soins médicaux ne peuvent pas être financés.

Les constructions qui se font avec des faux permis détruisent l'environnement, la Police corrompue laisse agir le crime, les rentes de situation absurdes sont perpétuées (ainsi la Mafia empêchant l'irrigation de la Sicile pour garder le monopole de l'eau), le travail ne peut être protégé.

Les gouvernants ne sont pas crus car pas crédibles, les gens sont inégaux et en ont conscience, l'initiative et la justice sont anesthésiées quand tout le monde s'achète.

C'est une spirale sans fin, d'autant plus difficile à extirper que tout le monde y trouve ou croit y trouver son compte.

Le livre choc Gomorra montre à quel point elle est au centre du système mafieux italien.

Je terminerai par cette blague cynique qui illustre mieux que tout mon propos:

C'est un ministre africain qui est en visite chez un homologue français. Celui-ci l'emmène dans de très bons restaurants, lui fait visiter sa belle maison, sa cave de vins vieux, lui montre ses meubles d'architecte, son pied-à-terre en ville.
A la fin, l'Africain, qui connait le traitement du ministre, lui demande:
- Cher ami, nous sommes entre nous. Je sais compter, et je vois bien que votre traitement de ministre ne suffit pas à vous assurer ce train de vie. Comment faites-vous?
Avec un petit sourire, le Français lui répond:
- C'est très simple, vous savez. Regardez par la fenêtre: vous voyez l'autoroute?
- Oui.
- Elle a coûté 9.000.000 d'euros. Et bien je l'ai facturée 10, et le million qui reste...voilà!
L'Africain hoche la tête et prend congé.
Quelques temps après, c'est au tour du Français de visiter son homologue.
Celui-ci va le faire chercher dans une limousine démesurée, l'emmène dans un palais tout de marbre et or, avec 200 pièces et une nuée de domestiques, lui fait servir des repas dithyrambiques, le loge dans un luxe absolument démentiel.
Halluciné, le Français lui demande:
- Mais c'est incroyable, comment faites-vous pour avoir un tel niveau de vie?!!
L'Africain, souriant, lui répond:
- Cher ami, c'est très simple. Regardez par la fenêtre: vous voyez l'autoroute?
- Non
- Voilà...

Remarque sur Le Caire confidentiel: ce film a été tourné à Casablanca, faute d'autorisation de l'Egypte, et réalisateur et acteurs sont tous issus de diasporas arabes: Suédo-Egyptien, Franco-Algérien, Dano-Libanais, etc., ce qui en dit long sur la situation actuelle

A lire:
- Un lien sur la corruption et ses impacts

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