mercredi 10 août 2011

Indigènes et droits collectifs

Lorsque plus jeune je découvris l’histoire du continent américain, je fus horrifié par l’ampleur du génocide amérindien, révolté par la volonté destructrice des conquistadores et des colons européens, choqué devant le prosélytisme agressif des églises chrétiennes, si loin du message dont elles se réclamaient.

Spontanément, ma sympathie allait vers tous les peuples décimés et empêchés de vivre selon leurs propres coutumes, et je les rangeais tous dans la catégorie des victimes, des martyres et du bon droit.

Plus tard, en avançant en âge et en études, je découvris certains « points gris » dans ce beau récit en noir et blanc.

Tout d’abord j'appris l’existence de guerres précolombiennes entre les peuples, guerres dont la cruauté et la violence parfois génocidaire n’avaient rien à envier à l’Occident.


Ensuite, certains aspects de leurs us et coutumes me parurent gênants, voire monstrueux.

Ainsi les sacrifices humains des peuples d’Amérique centrale, ainsi les razzias sanglantes perpétrées par les Caraïbes et les Comanches respectivement sur les pacifiques Taïnos et Pueblos, ainsi la rage avec laquelle les Hurons alliés des Français et les Iroquois alliés des Anglais s’acharnaient sur les vaincus…

Ainsi aussi le sort fait aux femmes, souvent vendues aux trappeurs ou bien réduites à l’état de bête de somme, les hommes se réservant pour guerre et chasse.


Je découvris également l’opportunisme de certains d’entre eux, la lutte pour le monopole des contacts fructueux avec les blancs, leurs armes, chevaux et techniques, ainsi que l’aide décisive que les Indiens apportèrent aux conquérants.

J'appris que la dernière guerre indienne des États-Unis, contre des Apaches, fut gagnée grâce au concours d’un régiment d’Apaches ralliés.

J'appris aussi qu'avant la traite africaine les Portugais se fournissaient en esclaves grâce aux bandes d’Indiens ralliés qui allaient chasser en forêt des Indiens « sauvages » alors promis à un sort funeste.


M’intéressant à toutes les entreprises coloniales européennes, surtout celles qui donnèrent lieu à un peuplement de colons majoritaires (Australie, Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie…) je fis partout le même constat.

Au final, il devint clair pour moi que l’indigène était un homme, c'est-à-dire ni un sauvage proche de l’animal nuisible à exterminer, ni un être pur sauveur de l’humanité corrompue par la méchante civilisation occidentale, mais une créature complexe, souvent égoïste et contradictoire, capable des mêmes sentiments que les colons et souvent guidée par les mêmes mobiles.

Ce qui n’enlève bien sur rien au fait que cet indigène était indéniablement le perdant d’une conquête injuste et traumatisante.


Ce préambule me permet d’en venir au sujet principal de ce post, qui va parler des « réparations » ou des droits spécifiques donnés ou réclamés par les communautés indigènes des pays issus de cette colonisation.

Cette problématique peut d’ailleurs être élargie aux demandes concernant des communautés historiques ou issues d’une immigration particulière, je pense par exemple aux régions telles que la Corse ou les Antilles, aux Berbères du Maghreb ou bien encore aux Tziganes d'Europe.


Trois questions se posent dès que l'on commence à parler de ces droits collectifs.

Première question: Comment être équitable ? Comment, en voulant réparer un passé qui de toute façon est irréparable et non modifiable, ne pas léser une autre partie de la population ? Comment lutter contre le ressentiment d'une population opprimée des siècles sans transférer son ressentiment sur l'autre partie de la population ?

Les quelques exemples suivants illustreront mon propos.

En France, la Corse bénéficie de lois particulières concernant les droits de succession. Sachant que les Corses vivant en métropole ont strictement les mêmes droits que le reste de la population, n’est-ce pas une forme de privilège ? Est-il juste de préserver ce droit spécifique, quels qu'aient été les torts de la France vis-à-vis de la Corse ?


Plus significatif encore est le cas de la Malaisie. Lorsque le pays devint indépendant, l’importante communauté chinoise jouissait d’une prépondérance économique énorme.

Afin de corriger un déséquilibre dangereux pour le pays, il fut alors décidé que des emplois seraient temporairement réservés aux Malais « de souche ».


Cette configuration existe encore aujourd’hui, suscitant des critiques de la part des Malaisiens d’origine chinoise ou indienne. En effet, alors que le pays a désormais un bon niveau de vie et que les inégalités se sont réduites, est-il juste d'encore garder cette loi ?

Deuxième question: Doit-on accepter le retour de coutumes en conflit avec les valeurs affichées de la société simplement parce qu’elles sont traditionnelles ?

Là encore, voici quelques exemples que je trouve parlants.

La Bolivie, dont le président est issu de la communauté amérindienne, veut mettre en avant coutumes et traditions pré-hispaniques, toutes violemment réprimées depuis la conquête espagnole, tant par l’église que par le pouvoir civil.

Cette remise en cause va jusqu’à la justice traditionnelle, et c’est là que l’ambiguïté commence. Une des décisions possibles pour cette justice était le lynchage du condamné. Doit-on réhabiliter cette coutume ?


Autre exemple: le peyotl est une plante sacrée pour nombre d’Indiens, alors qu’elle est une drogue pour la société américaine. Quel doit être le statut de cette plante ? Doit-on l’autoriser aux uns et non aux autres ?

Toujours chez les Indiens des USA, certaines cérémonies religieuses, telles que la danse du soleil, impliquent des mutilations des participants, et peuvent être dangereuses. Doit-on l’autoriser ou non ? Si oui, le doit-on pour les seuls Indiens ?

Le débat est le même concernant la polygamie et l’excision, coutumes un temps autorisées en Europe pour les ressortissants des pays les pratiquant.

Troisième question: comment définit-on qui a droit aux éventuels droits spécifiques, sachant que le métissage et l’atomisation des territoires ont été très importants ? Si les indigènes ont des droits et devoirs spécifiques, il faut en effet savoir qui est indigène et qui ne l’est pas. Donc, qu’est-ce qui définit l’indigène ?

De même, est-ce que la catégorisation des gens n’est pas conflictuelle avec le libre arbitre et la considération individuelle des gens par l'état ?

Corollaire: comment doit-on traiter un indigène qui ne veut plus vivre selon sa communauté ? Quels droits et devoirs seront les siens ?

Et pour aller jusqu’au bout du raisonnement, un non indigène peut-il, s’il en a l’envie et la connaissance, entrer dans la communauté, être en quelque sorte « naturalisé » ?


Un premier exemple de ces difficultés eut lieu au Mexique. Une femme y vivant dans une communauté indienne souhaitait pouvoir se présenter à une élection locale et être élue.

Si cela est parfaitement possible selon le droit mexicain, c’était strictement interdit dans sa communauté, où le pouvoir revenait exclusivement aux hommes.

Quelle loi doit primer dans ce cas ? L’identité « génétique » ou
le libre choix, la communauté ou la nationalité ?


Autres exemples concernant les Indiens.

Aux États-Unis, certaines réserves indiennes ont profité des lois en vigueur sur leur territoire pour ouvrir des casinos qui les ont rendues très riches.

De même, certaines réserves enclavées dans des régions de l’est du pays où les prix de l’immobilier sont devenus prohibitifs jouissent d’un emplacement très convoité.

Enfin, les peuples indigènes jouissent de droits de pêche et de chasse élargis par rapport au reste de la population canadienne ou américaine.

Dans tous ces cas, on peut considérer que sur ces plans-là le statut d’Indien est passé de paria à avantageux.

Du coup l'on assisté à une déferlante de gens tentant de prouver une ascendance indienne, de façon à pouvoir jouir de ces avantages spécifiques.


Cette anecdote m'amène à la question de la transmission de ces droits, basés sur une origine ethnique et/ou matrimoniale.

Prenons le cas d'un Indien parti vivre à l’extérieur de la réserve. Il conservera ses droits, mais quid de ses enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants ? En hériteront-ils ? Si oui, au bout de combien de générations considèrera-t-on ces droits comme caducs ?

La question est d’autant plus importante s’ils sont issus de mariages mixtes, diluant leur origine indienne et leur connaissance de la culture concernée.


Dernier exemple avant de conclure : les Métis canadien.

Ce mot, lorsqu’il prend une majuscule, désigne un peuple original issu du métissage entre des colons, essentiellement français mais également anglais, et des Indiens.

Ces Métis avaient développé une culture, une langue et un mode vie suffisamment originaux pour n’être vus ni comme Indiens ni comme Européens, mais comme un peuple à part entière.


Aujourd'hui, les représentants de leurs descendants demandent au gouvernement canadien d’être reconnus comme « première nation », de façon à obtenir les droits et garanties spécifiques dont bénéficient les Indiens dans ce pays. Est-ce légitime ?

Au fond, mon article ne fait que poser des questions. Mais c'est parce que j’ai voulu mettre en évidence la complexité qu’il y a pour un état à reconnaître et à gérer des identités collectives, surtout dans nos sociétés modernes dont l'élément de base est l'individu, censé être l'égal de ses pairs.

Les identités existent, les nier est un mensonge et peut être dangereux, l'Histoire est pleine d'explosions et de révoltes qui nous le rappellent.

Mais leur donner une reconnaissance officielle et des droits spécifiques est également un exercice délicat, surtout à l'heure où l'on n'a jamais été aussi mobiles et mélangés et où les cartes sont de ce fait sans cesse rebattues.

Bien positionner le curseur entre un nationalisme exclusif et oppresseur et un pays atomisé entre communautés rivales est un défi permanent pour lequel la solution est toujours à réinventer. Mais gouverner, c'est aussi ça.