jeudi 17 octobre 2013

Auteurs(3): Jeffrey Lent

Jeffrey Lent est américain. Originaire du Vermont, il a écrit de nombreux romans dont quelques-uns (trop peu!) ont été traduits en français. Il est salué par ses pairs, notamment Jim Harrison, comme étant un écrivain de la trempe d'un Faulkner.

J'ai eu l'occasion de lire deux de ses œuvres, qui m'ont profondément marqué.

Le premier livre s'intitule La rivière des Indiens. Ce titre vient de l'éphémère République d'Indian Stream, territoire auto administré situé sur la frontière américano-canadienne avant que celle-ci ne soit définitivement fixée.

Le récit commence par le voyage vers cet improbable endroit, sauvage et difficilement accessible, d'un homme d'allure farouche et déterminée, qui est accompagné d'un énorme chien et traine une jeune femme les pieds nus et les mains attachées à une corde.

Cette image forte et marquante met immédiatement dans l'ambiance. L'histoire sera âpre et dure.

Une fois qu'il a rejoint sa destination, l'homme y ouvre une auberge, dans l'arrière-salle de laquelle il prostitue la fille.

Dur, constamment sur ses gardes, ne laissant rien au hasard (son installation est minutieuse et parfaitement planifiée) il est haï de ses concitoyens, auxquels il devient néanmoins indispensable (son établissement devenant le point de ralliement des colons du coin).

A son contact, la fille, dont on apprend qu'il l'a achetée à une prostituée urbaine, découvre la nature, le foyer, elle est dégrossie et entre eux finit par s'établir une relation plus équilibrée, avec une certaine confiance, voire une forme d'affection.

Au fur et à mesure de l'avancement du roman, on devine que l'homme a un passé compliqué et qu'il n'est pas le rustre qu'il a l'air. Ce passé finit par lui revenir en plein visage et le livre s'achève tragiquement.

J'ai lu Retour à Sweetboro plus récemment, bien qu'il soit plus ancien que La rivière des Indiens.

Cette saga familiale commence par le retour de la guerre de Sécession d'un paysan du Vermont qui a combattu pour le compte de l'Union.

Toute la guerre il n'a tenu que grâce à l'idée du retour sur sa terre, où il a laissé père, mort pendant son absence, mère et sœur. Ceux-ci ont passé également leur temps à l'attendre, mais ils ont la surprise de le voir arriver avec une femme. Noire.

Le couple s'installe, difficilement accepté dans cette région uniformément blanche. Ils ont trois enfants, deux filles et un garçon, et leur ferme prospère, même si cette famille atypique reste à l'écart de la communauté.

Un jour, à la suite du passage d'un forain noir à la ville, la mère sent l'appel de ses racines et décide de retourner à Sweetboro, l'endroit de Caroline d'où elle est originaire, pour y rechercher des traces des siens.

Elle en revient rapidement, mais complètement transformée, brisée. Elle ne s'en remet jamais et ne donne aucune explication à personne.

L'histoire se poursuit par la vie de leur fils, qui fuit la ferme pour tenter sa chance loin de cet univers étouffant où ses origines lui ont valu une enfance faite de violence et de révolte.

Après quelques mésaventures, parfois dangereuses, il rencontre une chanteuse canadienne française avec qui il vit une passion violente, et il fait son trou comme responsable d'hôtel, s'enrichissant en parallèle avec une affaire de bootlegger.

Il a deux enfants, un garçon et une fille, perdant cette dernière en même temps que sa femme pendant l'épidémie de grippe espagnole de 1918. Rattrapé par une erreur de jeunesse, il connait une fin violente.

La dernière partie de l'histoire raconte la vie du fils survivant, qui redécouvre ses racines en débarquant à la ferme d'origine dont son père ne lui avait jamais parlé.

Il boucle la boucle en allant à Sweetboro chercher une explication au drame vécu par cette grand-mère noire qu'il n'a jamais connue, y découvrant bien plus que ce qu'il attendait.

Ces deux livres m'ont captivé.

Tous les deux ont trait à l'histoire, plus ou moins récente, des États-Unis. On y croise la conquête des territoires indiens, la société esclavagiste, la guerre civile, la prohibition, l'immigration et les rapports avec le Canada tout proche.

Les références historiques sont fouillées, mais jamais scolaires ou pesantes. Lent construit son décor avec une foule de détails dont elles font partie.

La lenteur est d'ailleurs une des caractéristiques majeures de son écriture. Il prend le temps de bien nous camper les lieux, les saisons, les sensations.

Par exemple, il n'hésite pas à décrire le processus de récupération du sirop d'érable, la façon de cuisiner, la construction d'un bâtiment, la gestion d'un poulailler. Il nous explique aussi le rythme des saisons, les effets du temps, les paysages.

Pour autant, ça ne rend pas ses livres pesants, mais plus denses, plus forts, on est enveloppés dans un univers qui a de la chair, de la consistance.

Pour les personnages, c'est la même chose. Lent les construit patiemment, longuement, nous en montre le cheminement, les failles, les obsessions et les faiblesses.

Ils apparaissent tous dominés par des forces qui les dépassent, il y a un côté tragique, une espèce de fatalité qui est là, qui guette.

Ses personnages féminins sont peut-être les plus intéressants. Ils représentent la force de la vie malgré tout, une rage de dépasser leur dure condition de femme, de vivre coute que coute.

Les deux livres sont enracinés dans le Vermont, ses gens, son histoire, sa mentalité. Lent insiste sur les relations entre les communautés, construites ou en voie de construction.

Dans la rivière des indiens, sa description des trappeurs et surtout des indiens et de leurs relations avec les colons mal dégrossis est aussi loin des films de John Wayne que de la vision angélique qui l'a remplacée depuis.

Ses indiens sont autres, inquiétants, difficiles à comprendre. On sent qu'un rapport de force sous-tend toutes les interactions que les colons ont avec eux.

Une scène marquante voit le héros trouvant un indien en train de gober ses œufs et de manger les petits pois qu'il a eu tant de mal à faire pousser dans son jardin, de manière très ostensible, provocante.

Il répondra à sa provocation en faisant montre lui aussi de sa force, notamment par le biais de son chien et en parlant plusieurs langues. Cet affrontement tout en non dits fait passer une tension presque palpable.

Dans retour à Sweetboro, c'est le monde afro-américain, d'où est issue l'héroïne de la première partie, qui est convoqué.

Lent montre l'ignorance totale que son paysan du Vermont a de la vie des esclaves, leurs habitudes, leurs idées. Pour lui, sa femme est sa femme, et il se trouve qu'elle est noire, point.

Avec obstination et sans faiblir, il l'impose à tous comme une évidence, mais pour lui, cette singularité ne compte pas vraiment, et elle intègre la place qu'il attendait d'une épouse dans sa ferme, c'est tout.

De son côté, elle n'évoquera son passé qu'une fois, dévoilant les routes de la fuite vers le nord mises en place par les noirs du sud, l'apprentissage en cachette de l'écriture, les mille et une façons de tenter de rompre l'isolement de l'esclave, de vivre malgré tout dans les miettes de liberté laissées par les blancs.

Mais la description la plus magistrale de ce monde sudiste sera faite par son petit-fils, lorsqu'il ira à Sweetboro sur ses traces.

L'homme du Vermont est complètement perdu dans cet univers post-esclavage où anciens maitres et anciens esclaves cohabitent encore, la ligne raciale se perpétuant dans la tête.

Il sera initié par une très lointaine cousine et par un grand-oncle blancs à la face cachée de cette société.

Il découvrira alors qu'un lien génétique lie inextricablement noirs et blancs, que chaque famille blanche a une lignée métisse, cachée mais connue de tous et rarement assumée, et que les relations incestueuses entre blancs et noirs sont également une réalité, sordide mais ancrée dans la société.

La pesanteur de ces non dits, l'organisation spatiale des territoires, la complexité des liens qui existent entre dominants et dominés est très bien rendue.

Une autre communauté est très présente dans les livres de Lent, ce sont les Canadiens français. C'est évidemment du à l'omniprésence du Vermont, état frontière avec le Québec dont l'histoire est liée à l'épopée française en Amérique du nord.

Son nom, ainsi que celui de sa capitale, Montpelier, viennent en effet de notre langue, et un quart des habitants de l'état auraient des origines et noms français.

Cette population est issue pour la plupart de la méconnue mais importante immigration québécoise aux USA qui eut lieu pendant le XIXième siècle (l'écrivain Jack Kérouac en est sans doute l'exemple le plus connu).

L'image qu'ont les Américains de ces gens semble très négative.

Catholiques / païens, miséreux prolifiques, superstitieux voire sorciers, pensant plus à danser qu'à travailler, on retrouve dans leur regard un mélange des clichés qu'ont les Anglais sur les Français et de ceux qu'on peut avoir sur les indiens, dont la proximité culturelle avec les trappeurs francophones est soulignée.

Il est vrai que les coureurs des bois étaient très souvent d'ascendance française et que leur métissage, initialement du à l'absence de femmes dans les colonies françaises sous-peuplées, était suffisamment fréquent pour avoir donné le jour au peuple Métis.

Dans la rivière des indiens, les colons francophones de la petite république sont acceptés, mais avec méfiance, et quand la discorde s'empare de la communauté, l'ostracisme devient violence.

On voit également que c'est l'un d'entre eux qui ouvre le bal lorsqu'un violoniste ambulant passe dans le bar du héros.

Dans retour à Sweetboro, c'est une femme trappeur francophone, une espèce de sorcière qui vit avec son mari et quantité d'enfants dans une cabane à l'écart du village, qui va faire accoucher l'héroïne noire.

Celle-ci l'a choisie contre l'avis de son mari, l'accusant d'avoir les mêmes préjugés sur les Canadiens français que ses anciens maitres sur les noirs.

Et son fils épousera à son tour une fille Lebaron, dont la famille a émigré du Québec aux USA pour fuir la misère et qui cache ses origines en anglicisant son nom.

Dans ces deux livres, Jeffrey Lent construit des univers complets, dont il est difficile de ressortir une fois tournée la dernière page.

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