Il y aura bientôt trente ans que je travaille, assez pour avoir un peu de recul sur la façon dont fonctionne l'économie dans le modèle capitaliste financiarisé et américanisé qui est le nôtre.
Je voudrais parler aujourd'hui d'une contradiction qui m'a récemment frappé et que je trouve intéressante.
Je commencerai par un détour chez l'autre grand système moderne qui fut proposé au monde pendant le vingtième siècle, c’est-à-dire le communisme.
Comme chacun sait (ou ne sait pas) dans le communisme les concepts de propriété privée et d'entrepreneurs n'existent pas.
Tout passe par L’État, omniscient, infaillible, seul patron possible qui marche avec des armées de fonctionnaires et une police omniprésente pour faire taire toute contestation.
Cet état central dirige tout, donne à chacun les tâches qu'il a à faire, distribue bons et mauvais points, lance et applique les politiques, etc.
Théoriquement ce système est efficace, dépassionné, et plus égalitaire car il ne tient pas compte des anciennes structures injustes telles que l'allégeance religieuse, la noblesse, la richesse des ascendants, etc.
Bien sûr la réalité était toute autre.
Quel que soit le pays, les gens soumis à cet arbitraire finissaient toujours par se désengager, par faire le minimum et par ne pas se sentir concernés par le collectif.
Cet espèce de désinvestissement se voyait de façon spectaculaire dans l'agriculture.
Dans la plupart des pays communistes, un petit bout de terrain avait été laissé aux gens pour leur usage personnel, dans lequel ils pouvaient travailler pour eux, voir vendre leur production.
Partout où cela a été mis en place, on s'est aperçu que la production de ces lopins de terre individuels était invariablement beaucoup plus importante que celle des fermes collectivisées.
Pour l'industrie, malgré l'absence d'équivalent, c'était la même chose.
Je me souviens du témoignage d'ouvriers communistes français sélectionnés parmi les plus fidèles du parti et envoyés en échange dans des usines soviétiques.
La plupart était tombé de très haut, choqués par le je-m’en-foutisme de leurs homologues russes, par leur absence d'implication, leur négligence, etc.
C'était comme s'ils ne se sentaient pas vraiment concernés par leur employeur.
Les visiteurs avaient par ailleurs noté l'ampleur du vol de matériel et le désintérêt du collectif.
Mes connaissances roumaines m'ont confirmé ce tirage au flanc généralisé, ces détournements de fonctionnalités et l'importance centrale des circuits informels.
Et tout cela là-bas aussi malgré un flicage et une répression qui n'allèrent que croissant avec le temps.
Cet état d'esprit peut rejoindre ce qu'on sait des gens soumis au servage, à l'esclavage ou à l'exploitation coloniale.
Dans tous ces systèmes se mettait en place une sorte de jeu du chat et de la souris entre des maitres tout-puissants et des subordonnés soumis à leur arbitraire.
L'idée qui sort de tout cela semble être qu’un homme suit ses dirigeants et/ou ses supérieurs avec zèle et bonne volonté quand il y voit un intérêt personnel et/ou qu'il y trouve du sens.
Alors que si son seul intérêt est de ne pas être châtié ou de l’être moins, il le fera aussi, mais en s'économisant le plus possible, vérolant en quelque sorte le système de l'intérieur.
Aujourd'hui, du moins en Occident, l'esclavage et le servage sont abolis depuis longtemps, et le communisme comme alternative et force de pression a à peu près disparu.
Le système capitaliste a gagné, parce qu'il est le meilleur et que chacun y trouve son compte : en étudiant puis en travaillant, on va gagner de plus en plus, progresser et pouvoir bâtir son petit univers, avoir sa maison, sa voiture, participer à la société, l’enrichir en s’enrichissant, etc.
Sauf qu'en fait non.
Le capitalisme d'aujourd'hui a muté.
Tout d'abord le développement de la sous-traitance dont j'ai déjà parlé, a entrainé une spécialisation à outrance, une multiplication des niveaux et des intervenants et une difficulté plus grande à comprendre ce que l'on vit professionnellement et où l'on se situe dans la chaine.
Deuxièmement, la "diplomisation" de masse, cette propension à exiger un diplôme spécifique pour tout, dévalorise les plus simples d'entre eux et augmente la difficulté d'en obtenir un qui vaille quelque chose, et par là favorise l'entre soi de ceux qui en ont.
Troisièmement, l'encouragement à la mobilité extrême ne favorise pas non plus l’investissement dans un poste.
Enfin et surtout la financiarisation de l'économie fait que le capital est toujours prioritaire à tout.
Pour résumer ce fonctionnement en le caricaturant un peu, les gens qui possèdent de l'argent achètent des entreprises dont ils ne savent rien, décident arbitrairement ce qu'elles doivent rapporter et engagent des dirigeants interchangeables qui feront ce qu’il faut pour que ces objectifs soient atteints.
Pour cela ils reçoivent des payes extraordinairement élevées, vont descendre la pression sur des salariés dont l'ensemble réuni gagne parfois moins qu'eux, en appliquant des méthodes uniformes, généralistes et indépendantes du secteur où ils interviennent.
Ce modèle que tout le monde ou presque connait, fait qu'il y a une dé corrélation très forte entre le travail fourni et les décisions de l'entreprise, à commencer par les salaires.
L’investissement personnel, le temps et l’énergie consacrés à son employeur ne pèsent pas lourd face aux décisions des actionnaires, basées sur des paramètres très éloignés du terrain.
Toute personne qui prend conscience de ce déphasage ne peut qu’en tirer la même conclusion: si le résultat n’a pas de lien évident avec mon travail, et si je suis tout le temps à la merci d’une décision arbitraire, pourquoi me fatiguerais-je ?
Pourquoi donner le surinvestissement tellement recherché par les employeurs ?
Pourquoi ne pas considérer seulement ma carrière, traire les employeurs quand je suis en position de force, les larguer dès qu’ils ne vont pas bien, et me préserver de toute idée de culture d’entreprise ?
Ces dernières années j’ai été confronté à de fréquents ghostings, c’est-à-dire de gens qui ne se présentent tout simplement pas à leur travail et ne prennent même pas le temps de prévenir.
J'ai aussi connu plusieurs abandons de poste, avec disparition volontaire d’un employé, et constaté une certaine légèreté vis-à-vis des emplois, une fuite délibérée des responsabilités vues comme une source d’ennuis sans retour.
On parle aussi du big quit, où chacun décide de faire le minimum,
Tout ceci m’amène à mon idée de départ, à savoir que finalement, le capitalisme d’aujourd’hui, vainqueur par KO de son adversaire communiste, est en train d’engendrer par ses excès les mêmes comportements démissionnaires et irresponsables.
Bien sûr, cela touche les gens qui ont un parachute et plutôt les milieux privilégiés, mais ce constat est bien réel, et les mêmes causes entrainent les mêmes effets.
Il faut donc peut-être réfléchir à ce qui s'est délité dans ce modèle sous peine sinon de le voir s'écrouler, au moins de voir d'autres alternatives dangereuses relever la tête.
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