L'Europe, et surtout la France, n'a jamais vraiment arrêté de faire la guerre, même si c'est depuis des décennies à la remorque de l'Oncle Sam.
Mais toutes nos guerres sont lointaines, abstraites, et on les qualifie depuis longtemps de "propres".
Une guerre propre c'est quoi? C'est une guerre où les conventions de Genève sont respectées, notamment pour les prisonniers et les civils, une guerre où l'on tue peu et en quelque sorte quand on n'a pas le choix.
En ce qui me concerne, je pense que les termes "guerre" et "propre" sont incompatibles.
Une guerre ne peut être propre, comme un match ou un sport, ou alors il ne s'agit que d'une petite démonstration de force, d'une sorte d'avertissement.
Pour gagner une guerre, il faut en effet que le vaincu le soit vraiment, qu'il sente qu'il n'y a aucune autre issue. Et pour ça il faut que le vainqueur soit implacable, prêt à mettre les moyens, et cela pendant le temps qu'il faut.
La qualité et l'organisation de l'armée sont des données essentielles, mais l'histoire nous a prouvé et nous prouve toujours que cela ne suffit pas.
Que l'on regarde le Vietnam, dont les troupes ont réussi à battre les armées de la France, puis celle des US.
Que l'on pense aussi à l'Afghanistan, dont les moudjahidines ont eu raison des Britanniques, des Soviétiques puis des Américains.
Dans ces deux cas la supériorité matérielle de l'Occident était écrasante, mais du point de vue du moral et de la motivation, leurs armées n'étaient pas à la hauteur de l'adversaire.
Comparons ces guerres avec celle menée par les conquérant français de l'Algérie. La politique de ces derniers, Bugeaud en tête, était de briser à n'importe quel prix la résistance des soldats algériens.
Les enfumades, les oliviers rasés, les villages brûlés, tout était systématiquement mis en oeuvre pour détruire la moindre once de résistance.
Cette guerre était donc sale, et c'est ce qui a permis à la France de se maintenir dans ce pays pendant plus d'un siècle, les mêmes réflexes meurtriers étant retrouvés à chacune des nombreuses révoltes indigènes.
Dans ce sens, la guerre d'indépendance n'était que le dernier épisode de ce que l'armée française avait toujours fait sur place, ces horreurs n'auraient finalement du surprendre personne: elles étaient dans la continuité.
Et les méthodes du FLN, qui ont à juste titre tellement horrifié, étaient aussi le parfait reflet de la violence de l'armée coloniale.
Les massacres des concurrents du MNA, les meurtres de tous ceux qu'on estimait compromis, les mutilations de ceux qui buvaient ou fumaient, tout cela participait de cette guerre sale et totale qui garantit la victoire.
Et cette fois-ci la France a perdu non pas militairement mais parce qu'elle ne voulait plus assumer une telle guerre.
Pour en revenir au Vietnam, il y a dans le film Apocalypse now une scène qui illustre parfaitement mon propos.
On y voit l'officier fou interprété par Marlon Brando en train de raconter être passé dans un village dont les enfants avaient été vaccinés par le gouvernement sud vietnamien ou ses alliés yankees.
Il y avait découvert les bras de tous les petits vaccinés coupés et disposés en tas par le Vietminh, cet horrible châtiment ayant pour but de terroriser toute personne prête à traiter avec l'ennemi.
Le colonel avait alors compris que "The horror", pour le citer, était la clé de la victoire, et il avait décidé de l'appliquer dans son camp pour battre les révolutionnaires avec leurs propres méthodes, admirant la détermination d'hommes capables de commettre de tels forfaits pour leur cause.
On sait que le général Salan, chef de l'OAS, et toute une génération d'officiers français ont eux aussi éprouvé une véritable fascination pour le Vietminh et qu'ils s'étaient inspirés de leurs méthodes pour la répression en Algérie.
On dit aussi que leurs réflexions ont ensuite été exportées à l'étranger, notamment dans les dictatures latino américaines pendant l'opération Condor, afin de détruire les mouvements subversifs.
Ces guerres sales ont cependant fini par être perdues, parce que les sociétés civiles n'en voulaient pas, et que trop de citoyens ne voyaient pas l'intérêt d'aller jusqu'au bout.
On peut penser que cet aspect-là n'a pas été oublié par Poutine, qui a passé de longues années à reformater et discipliner son pays avant de le lancer à la conquête de l'Ukraine, dans une offensive où tous les coups sont permis.
Le cas d'Israël est également édifiant.
Les fondateurs de l'état hébreu ont volontairement laissé planer l'ambiguïté sur un certain nombre de sujets, comme les frontières finales, l'existence d'une Palestine ou la place de la religion, garantissant par là une tension et une mobilisation permanentes de leur population.
L'ONU, la Torah, la mémoire juive hantée par les persécutions dont la plus horrible, la Shoah, sont mobilisés pour mener à bien ce projet, et chaque Israélien est éduqué dans l'idée de la nécessité d'être toujours prêt au combat, de l'importance d'être dur et fort.
C'est ainsi qu'à chaque soubresaut arabe la société juive serre les coudes et frappe durement et sans pitié.
Plusieurs observateurs disent que les massacres du Hamas de la fin 2023 n'ont pu avoir lieu que parce qu'Israël avait justement un peu baissé la garde et un peu oublié la situation, ce que leurs adversaires ne pouvaient évidemment pas se permettre vues les conditions de vie où ils sont maintenus (Yahya Sinwar, l'initiateur de ce gigantesque massacre, disait que pendant ses années dans les prisons israéliennes il vivait mieux qu'en liberté à Gaza, ayant un accès permanent à l'eau courante, à la nourriture, aux bibliothèques...).
La réponse de Tsahal, de plus en plus critiquée et controversée, est une guerre sale, où l'on détruit et tue sans tenir compte des dommages collatéraux, à l'image des méthodes du Hamas et de ses boucliers humains.
Pour en revenir à mon point de départ, s'il est louable d'avoir créé des règles et des lois pour encadrer les conflits armés, imaginer une guerre propre est à mon avis une illusion, quelque chose d'impossible.
La guerre est sale par essence puisqu'elle suspend l'ordre normal des relations entre les gens pour la remplacer par la loi du plus fort.
Ne gagnera que le plus impitoyable et le plus constant, et ceux qui guerroient ou subissent la guerre en seront fatalement transformés, puisqu'ils auront goûté à cet état primitif de violence que toutes les civilisations tentent de policer et contrer.
C'est pour cela que la guerre doit bien être un dernier recours, car ses conséquences sont toujours incalculables et souvent imprévisibles.
Et c'est aussi pour ça que tout pays doit être prêt à se défendre et à riposter, en ayant bien en tête que la guerre c'est la fin des règles, que tous les coups y sont permis, et qu'il n'y a pas de guerre propre.
Et si les images de Gaza et d'Ukraine nous font si mal, c'est parce qu'en Occident nous avons plus ou moins cru à cette histoire de guerre propre, et que ce retour à la réalité est douloureux.