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dimanche 27 avril 2025

Le mythe de la guerre propre

L'Europe, et surtout la France, n'a jamais vraiment arrêté de faire la guerre, même si c'est depuis des décennies à la remorque de l'Oncle Sam.
 
Mais toutes nos guerres sont lointaines, abstraites, et on les qualifie depuis longtemps de "propres".

Une guerre propre c'est quoi? C'est une guerre où les conventions de Genève sont respectées, notamment pour les prisonniers et les civils, une guerre où l'on tue peu et en quelque sorte quand on n'a pas le choix.

En ce qui me concerne, je pense que les termes "guerre" et "propre" sont incompatibles.

Une guerre ne peut être propre, comme un match ou un sport, ou alors il ne s'agit que d'une petite démonstration de force, d'une sorte d'avertissement.

Pour gagner une guerre, il faut en effet que le vaincu le soit vraiment, qu'il sente qu'il n'y a aucune autre issue. Et pour ça il faut que le vainqueur soit implacable, prêt à mettre les moyens, et cela pendant le temps qu'il faut.

La qualité et l'organisation de l'armée sont des données essentielles, mais l'histoire nous a prouvé et nous prouve toujours que cela ne suffit pas.

Que l'on regarde le Vietnam, dont les troupes ont réussi à battre les armées de la France, puis celle des US.

Que l'on pense aussi à l'Afghanistan, dont les moudjahidines ont eu raison des Britanniques, des Soviétiques puis des Américains.

Dans ces deux cas la supériorité matérielle de l'Occident était écrasante, mais du point de vue du moral et de la motivation, leurs armées n'étaient pas à la hauteur de l'adversaire.

Comparons ces guerres avec celle menée par les conquérant français de l'Algérie. La politique de ces derniers, Bugeaud en tête, était de briser à n'importe quel prix la résistance des soldats algériens.

Les enfumades, les oliviers rasés, les villages brûlés, tout était systématiquement mis en oeuvre pour détruire la moindre once de résistance.

Cette guerre était donc sale, et c'est ce qui a permis à la France de se maintenir dans ce pays pendant plus d'un siècle, les mêmes réflexes meurtriers étant retrouvés à chacune des nombreuses révoltes indigènes.

Dans ce sens, la guerre d'indépendance n'était que le dernier épisode de ce que l'armée française avait toujours fait sur place, ces horreurs n'auraient finalement du surprendre personne: elles étaient dans la continuité. 

Et les méthodes du FLN, qui ont à juste titre tellement horrifié, étaient aussi le parfait reflet de la violence de l'armée coloniale.

Les massacres des concurrents du MNA, les meurtres de tous ceux qu'on estimait compromis, les mutilations de ceux qui buvaient ou fumaient, tout cela participait de cette guerre sale et totale qui garantit la victoire.

Et cette fois-ci la France a perdu non pas militairement mais parce qu'elle ne voulait plus assumer une telle guerre.

Pour en revenir au Vietnam, il y a dans le film Apocalypse now une scène qui illustre parfaitement mon propos.

On y voit l'officier fou interprété par Marlon Brando en train de raconter être passé dans un village dont les enfants avaient été vaccinés par le gouvernement sud vietnamien ou ses alliés yankees.

Il y avait découvert les bras de tous les petits vaccinés coupés et disposés en tas par le Vietminh, cet horrible châtiment ayant pour but de terroriser toute personne prête à traiter avec l'ennemi.

Le colonel avait alors compris que "The horror", pour le citer, était la clé de la victoire, et il avait décidé de l'appliquer dans son camp pour battre les révolutionnaires avec leurs propres méthodes, admirant la détermination d'hommes capables de commettre de tels forfaits pour leur cause.

On sait que le général Salan, chef de l'OAS, et toute une génération d'officiers français ont eux aussi éprouvé une véritable fascination pour le Vietminh et qu'ils s'étaient inspirés de leurs méthodes pour la répression en Algérie. 

On dit aussi que leurs réflexions ont ensuite été exportées à l'étranger, notamment dans les dictatures latino américaines pendant l'opération Condor, afin de détruire les mouvements subversifs.

Ces guerres sales ont cependant fini par être perdues, parce que les sociétés civiles n'en voulaient pas, et que trop de citoyens ne voyaient pas l'intérêt d'aller jusqu'au bout.

On peut penser que cet aspect-là n'a pas été oublié par Poutine, qui a passé de longues années à reformater et discipliner son pays avant de le lancer à la conquête de l'Ukraine, dans une offensive où tous les coups sont permis.

Le cas d'Israël est également édifiant.

Les fondateurs de l'état hébreu ont volontairement laissé planer l'ambiguïté sur un certain nombre de sujets, comme les frontières finales, l'existence d'une Palestine ou la place de la religion, garantissant par là une tension et une mobilisation permanentes de leur population.

L'ONU, la Torah, la mémoire juive hantée par les persécutions dont la plus horrible, la Shoah, sont mobilisés pour mener à bien ce projet, et chaque Israélien est éduqué dans l'idée de la nécessité d'être toujours prêt au combat, de l'importance d'être dur et fort.

C'est ainsi qu'à chaque soubresaut arabe la société juive serre les coudes et frappe durement et sans pitié.

Plusieurs observateurs disent que les massacres du Hamas de la fin 2023 n'ont pu avoir lieu que parce qu'Israël avait justement un peu baissé la garde et un peu oublié la situation, ce que leurs adversaires ne pouvaient évidemment pas se permettre vues les conditions de vie où ils sont maintenus (Yahya Sinwar, l'initiateur de ce gigantesque massacre, disait que pendant ses années dans les prisons israéliennes il vivait mieux qu'en liberté à Gaza, ayant un accès permanent à l'eau courante, à la nourriture, aux bibliothèques...).

La réponse de Tsahal, de plus en plus critiquée et controversée, est une guerre sale, où l'on détruit et tue sans tenir compte des dommages collatéraux, à l'image des méthodes du Hamas et de ses boucliers humains.

Pour en revenir à mon point de départ, s'il est louable d'avoir créé des règles et des lois pour encadrer les conflits armés, imaginer une guerre propre est à mon avis une illusion, quelque chose d'impossible.

La guerre est sale par essence puisqu'elle suspend l'ordre normal des relations entre les gens pour la remplacer par la loi du plus fort.

Ne gagnera que le plus impitoyable et le plus constant, et ceux qui guerroient ou subissent la guerre en seront fatalement transformés, puisqu'ils auront goûté à cet état primitif de violence que toutes les civilisations tentent de policer et contrer.

C'est pour cela que la guerre doit bien être un dernier recours, car ses conséquences sont toujours incalculables et souvent imprévisibles.

Et c'est aussi pour ça que tout pays doit être prêt à se défendre et à riposter, en ayant bien en tête que la guerre c'est la fin des règles, que tous les coups y sont permis, et qu'il n'y a pas de guerre propre.

Et si les images de Gaza et d'Ukraine nous font si mal, c'est parce qu'en Occident nous avons plus ou moins cru à cette histoire de guerre propre, et que ce retour à la réalité est douloureux.

vendredi 8 novembre 2024

La guerre en Ukraine, la Russie, l'Occident et les autres

En février 2022, la Russie lançait une invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Dire que c'était une surprise serait sans doute exagéré, Poutine ayant donné l'habitude de retremper son pouvoir dans les guerres.

En 1999 il y eut la sanglante mise au pas de la Tchétchénie, probablement lancée à partir d'une manipulation: le président de la Douma annonça en effet l'un des attentats justifiant l'intervention trois jours avant que celui-ci n'ait eu lieu.

En 2008 il y eut la Géorgie, dont il envahit sans coup férir 20% du territoire en y créant des républiques clientes, un peu sur le modèle de la Transnistrie moldave.

En 2014 enfin, il y eut la conquête éclair de la Crimée ukrainienne et les troubles fomentés dans le Dombass.

A chaque fois on grogna un peu pour la forme, mais on laissa faire (pour la Tchétchénie, région de la Fédération de Russie, on ne pouvait d'ailleurs pas faire légalement grand-chose), en espérant que ce serait la dernière fois.

Ce qui n’était jamais le cas puisque Poutine recommençait sans cesse, finissant par carrément lancer ses troupes à l’assaut de l’Ukraine toute entière.

L'Occident fut stupéfait de ce changement d'échelle: plus personne n’y est habitué à une telle audace.

Et puis la plupart des analystes étaient persuadés que le coût trop élevé d'une telle guerre empêcherait la Russie de se lancer dans une bataille de cette ampleur. A tort.

En 2010 j'expliquais dans un post la dynamique conquérante de ce pays, qui, contrairement aux autres puissances européennes, n'a jamais renoncé à être un empire, et qui d'autre part n’a jamais fait son mea culpa pour les monstruosités soviétiques (pas de Nuremberg du communisme) et se considère toujours comme doté d’un destin spécial.

Je n'imaginais toutefois pas qu'elle ressusciterait un genre de conflit qui avait disparu sous nos cieux depuis longtemps (j’exclus les guerres de Yougoslavie, qui tenaient plus de la guerre civile et interethnique que d'une véritable conquête coloniale).

Comme la plupart des gens, avant 2022 je ne connaissais que peu de choses de l'Ukraine.

Dans ma tête c'était une sorte de petite Russie, qui fut martyrisée durant l'Holodomor et donna des dirigeants à l'URSS (Krouchtchev puis Brejnev), et à Israël (comme Vladimir Jabotinsky ou Golda Meir), mais mes connaissances se limitaient à ça.

L'âpreté de leur résistance m'a fait un peu plus m'intéresser à leur histoire, conditionnée par le fait qu'il s'agit d'un de ces pays que la géographie semble avoir placé au mauvais endroit, le condamnant immanquablement aux invasions.

A l'instar de ses voisins polonais, baltes ou roumain, l'Ukraine est en effet coincé entre des puissances hostiles, et en plus c'est essentiellement une grande plaine, donc facile d’accès.

La population y est majoritairement slave, et ce pays a pour autre caractéristique d'avoir vu naitre dans ses frontières le premier royaume dont se réclame son puissant voisin, la Rus' de Kiev .

La Russie le considère donc comme partie intégrante de son territoire, et l’a fait plusieurs fois disparaitre de la carte, avec ou sans le concours des autres voisins.

De ce fait, l’Ukraine comporte une très importante minorité russophone, suffisamment vaste et intégrée pour que son président actuel en soit issu.

Volodymyr Zelensky n'est en effet pas seulement juif: sa langue maternelle est aussi le russe et non l'ukrainien, ce qui rajoute d’ailleurs une couche aux fables poutiniennes sur son prétendu régime fasciste et anti-russophones.

Au  final, quelles que soient la profondeur et l’ancienneté des liens ukraino-russes, et malgré cette histoire tourmentée que les pro-Poutine de droite comme de gauche ressortent et déforment à loisir, ma conviction reste claire.

Quoi que l'on pense des régimes et des mentalités des peuples, rien ne justifie une invasion. L'Ukraine ne veut manifestement pas redevenir russe, il faut soutenir l’Ukraine.

Cette conquête a par ailleurs une autre dimension.

Pour moi elle est plus qu'une guerre et je pense qu’elle constitue l’un de ces événements qui font changer d’époque, qu'elle est un test décisif pour ce qui reste de l’ordre mondial que nous connaissons.

Régulièrement sur la planète les cartes sont rebattues.

A l'échelle de l'Europe, depuis que nous sommes passés dans l'ordre dit de Westphalie, entériné par les traités du même nom qui posèrent les bases de la souveraineté étatique, nous avons connu différentes époques.

Chacune fut dominée par une puissance qui imposait un temps les règles du jeu, qu'il s'agisse des Habsbourg et de Charles Quint, de la France de Louis XIV ou de Napoléon, de l'Angleterre, du Reich allemand après Bismarck, voire, pour les partie sud et est, des voisins arabes puis ottomans qui s’y aventurèrent.

Ces dominations étaient toujours intraeuropéennes.

Notre continent eut ensuite la particularité exceptionnelle de se projeter sur l’ensemble du monde.

Ce furent d’abord les Amériques, dès le 16ième siècle, qui furent transformées en Europe bis, puis à partir du 19ième siècle, le reste du globe.

Toutes les puissances régionales, tous les empires, tous les royaumes et tous les ordres sociaux pré existants à cette expansion durent s’adapter à l’Europe, à ses langues, son écriture, son calendrier, sa vision du monde, sa façon de travailler, à son industrie, sa technique, ses normes, etc.

Le point final de ce processus fut atteint au début du vingtième siècle, quand la planète se trouvait divisée entre les mains de quelques puissances.

La plupart d’entre elles avait leur capitale en Europe, et leurs principaux challengers y étaient liés : l’ex-colonie britannique étasunienne d’une part, et l’empire euro-asiatique de Russie d’autre part, qui est une lui aussi une sorte d’extension de l’Europe, partageant un important héritage avec nous.

Les guerres mondiales firent bouger le centre de gravité du monde vers ces challengers.

La première par son incroyable saignée, diminua durablement les forces du continent, ébranla l'ordre établi tout en donnant à réfléchir aux peuples colonisés.

La seconde entérina la mise sous tutelle des anciens maitres du monde, qui devinrent progressivement des seconds couteaux, tandis que se mettait en place ce qu’on allait appeler la guerre froide, période pendant laquelle je suis né et pendant laquelle l’Europe puis le monde se vit divisé en deux camps opposés.

Le premier camp était conduit par l’URSS, l’héritier de l’empire tsariste converti au communisme, système installé par la force dans tous les pays "libérés" par l’armée rouge en 1945 et dont l’attrait idéologique allait permettre à Moscou d'entretenir des chevaux de Troie chez ses ennemis.

Le second camp, le monde dit libre, était dirigé par les Américains, auxquels l’argent, la puissance militaire et la domination culturelle donnaient un leadership incontournable.

Sous l’égide de ces deux super puissances, comme on disait alors, les pays colonisés par l’Europe obtinrent l’un après l’autre leurs indépendances. Ce processus se fit facilement ou dans la douleur, mais en trente ans il fut terminé, à l’exception des colonies soviétiques maquillées en RSS.

Tous les nouveaux venus rejoignirent les instances internationales mises en place après la guerre, comme l’ONU, dans le but affiché de créer un ordre mondial plus juste, qui rejetterait les idées de conquête et d’agression et donnerait à chacun le droit à la parole.

Toutefois, malgré ces instances, malgré la décolonisation et le passage du leadership aux US et à l’URSS, les maitres du monde restaient globalement les mêmes.

Chaque nouveau pays, à quelques exceptions près, devait se ranger bon gré mal gré sous l'un ou l'autre des deux parapluies et participer à l'affrontement général.

Dès sa création l’ONU avait nommé cinq pays membres permanents dans son conseil de sécurité.

Ces membres possédaient et possèdent toujours des pouvoirs étendus, et notamment le droit de veto : il s’agit des USA et de ses clients français et britannique, et de l’URSS et son client chinois.
Cette particularité les favorise encore aujourd'hui, alors que leur importance dans le monde va décroissant.

La guerre froide s’acheva en 1989, lorsque le bloc communiste s’écroula.

En quelques années, l’URSS perdit ses vassaux et une partie de ses colonies, souvent reprises en main par le rival américain, et a contrario les USA connurent alors l'apogée de leur puissance, inégalée pendant au moins une décennie.

Malgré ce bouleversement géopolitique, le la planétaire restait encore donné par les mêmes acteurs : si l’Europe continentale était en perte de vitesse et en avait conscience (l’UE fut une tentative de réponse à cette dynamique) l’ordre mondial restait celui qu’elle avait inventé, qu’il s’agisse de puissance économique, politique, militaire ou normative.

Toutefois, rien n’est éternel, et les signes de la fin de cette hégémonie séculaire se firent et se font de plus en plus tangibles au fur et à mesure que les années passent.

Tout d’abord le poids démographique dans le monde du bloc Europe/Amériques/Monde russe baisse inexorablement.

Ces pays vieillissent et font moins d’enfants, tandis qu'a contrario la plupart des pays dits du tiers monde sont à leur tour entrés dans la transition démographique, cette phase d’accroissement rapide de la population qui assura pour partie l’expansion de l’Europe, lui fournissant en abondance les colons et les soldats dont ses puissances avaient besoin.

En parallèle de ce relatif effacement démographique, de sérieux challengers sont apparus sur le front économique.

Il serait d'ailleurs plus juste de dire réapparus, puisqu’avant l’ère coloniale ces pays étaient des poids lourds de l’économie mondiale, plus en rapport avec leurs tailles et populations.

Le premier à décoller fut le Japon, suivi par la Chine, et ils connurent des réussites exceptionnelles.
 
Le nouvel empire du milieu finit même par dépasser les US en termes de PIB, accompagnant cette réussite d’une remise en cause de l’ordre mondial de plus en plus ferme et belliqueuse.

Dans le sillon de ces deux précurseurs, une grande partie des économies asiatiques se développe fortement : Corée du sud, Singapour, Indonésie, sans oublier l'Inde qui reprend progressivement une place à la mesure de sa taille et de son histoire.

Sur un autre plan, un nouveau mode de contestation marque le monde depuis 1979 : il s'agit de l’islam politique, dont les mouvements bénéficient du soutien des riches pays producteurs de pétrole, et qui tentent d’imposer une autre façon d’organiser le monde.

Les puissances du Golfe, la Turquie et l’Iran veulent ainsi tracer un chemin qui soit le leur, tentant là aussi de retrouver la place qu’ils avaient avant l'ère coloniale.

Toutes ces remises en cause sont logiques et normales du point de vue de la morale et de l'équité.

Il n’y a absolument aucune raison à ce qu’une minorité de pays domine la majorité et lui impose ses vues et ses intérêts, et c’est indéniablement ce qui s'est passé avec l’Occident et le monde russe depuis plusieurs siècles.

Sous différents avatars et avec différents leaders nous avons en effet bel et bien organisé le monde selon notre volonté, sans guère se préoccuper d’obtenir ou non l’accord des autres. C’était injuste.

Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le travers de la flagellation et jeter le bébé avec l’eau du bain.

Parmi tout ce que nous avons imposé en termes d'idéaux, plus ou moins atteints, je reste convaincu que la démocratie, la liberté d’expression, la laïcité/la tolérance religieuse, l’égalité des individus ou l’état providence sont des inventions précieuses que nous devons préserver, a minima chez nous.

Les alternatives, qu’il s’agisse de la charia ou du communisme capitaliste chinois ne font pas envie, et les nationalismes qui ont empoisonné l'Europe si longtemps ne sont pas moins toxiques chez les autres.

Nous devons prendre garde à ne pas être à notre tour balayés par ces alternatives dans la redistribution des cartes à laquelle nous assistons.

Il faut donc que notre aire culturelle garde un certain poids, tienne encore bon sur certains points, et se fasse respecter sinon craindre. Pour cela, il faut être en position de force et garder des arguments.

En clair, pour rester ce que nous sommes devenus et perpétuer ce que notre héritage a de bon, tout en laissant les autres reprendre leur juste part, il va falloir être lucides sur nos forces et nos faiblesses, prêts à se battre et être unis.

N’oublions pas que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu’elle nous montre que les minorités, privilégiées ou non, qui aident les majorités opprimées sont la plupart du temps décimées de manière indifférenciée lorsque ces dernières prennent le pouvoir.

Nombre de nobles révolutionnaires français ont goûté à la guillotine, les bourgeois internationalistes compagnons de la révolution d’octobre sont morts au goulag, les juifs pro indépendance des pays arabes ont dû fuir, etc.

Il est de plus évident qu'après les siècles de domination par ce que d'aucuns nomment "le monde blanc", le ressentiment et le désir de vengeance sont immenses chez ceux que nous avons dominés, et aussi parmi les diasporas qui en sont issues.

L’idée est qu’au final nous ne devrons compter que sur nous pour exister et que le remords pour le passé ne doit pas nous faire oublier ce point.

C’est ainsi que j’en reviens à la guerre en Ukraine.

Dans ce conflit, la Russie se raconte des histoires et se trompe de siècle. Même si elle se pose en contre modèle, elle partage beaucoup plus qu’elle ne l’admet avec l'Occident, dont elle fait à quelques nuances près, partie.

Les Russes sont un peuple "blanc", dont les racines plongent dans la chrétienté occidentale, l'histoire dans les empires d’Europe, ils ont les mains pleines du sang de peuples autochtones et d’autres continents, ils partagent nos mœurs, notre rationalité technologique, notre littérature.

Moscou connait par ailleurs les mêmes soucis que Paris, Londres ou Berlin : vieillissement et baisse de la population, immigration extra-européenne très forte et porteuse de changements sociaux majeurs, concurrence économique avec la Chine, doublée pour la Russie par les revendications de ces derniers sur les territoires qu’ils ont perdus au 19e siècle.

La Russie est partie prenante de l’ordre créé en 1945, elle bénéficie toujours d’un siège permanent à l’ONU alors que son poids relatif le justifie de moins en moins (comme ceux de la France et de l’Angleterre). Bref, son destin est clairement lié au nôtre.

Du coup la remise en cause de cet ordre que Poutine fait en lançant cette guerre territoriale d’un autre âge lui coûtera autant qu’à nous.

S’il arrive à ses fins, il enverra un signal fort, à savoir la fin du monde défini en 1945.

Par cette invasion il ressuscite l’irrédentisme qui a si longtemps ravagé notre continent, rouvrant une boîte de Pandore qu’on aura bien du mal à refermer.

La Chine sera encouragée dans son verrouillage progressif des mers et dans son projet de conquérir Taiwan.

La Turquie, qui dépèce déjà le nord de la Syrie en toute impunité, pourra dépasser le stade des provocations aériennes en mer Égée et reprendre pied dans les îles grecques, ou soutenir la conquête du territoire arménien convoitée par son allié azéri.

Maduro ne verra plus d'objections à lancer la guerre dont il menace le Guyana.

Etc.

Une victoire russe serait par ailleurs le dernier clou sur le cercueil de l’UE, déjà divisée, vassalisée, concentrée sur des conneries sociétales et idéologiques (comme le changement de nom des fêtes chrétiennes) et déconnectée à la fois de ses peuples et des vrais enjeux.

Et pour peu que les US ne trouvent plus d'intérêt à nous soutenir, nous finirons par nous réveiller dans des pays petits, marginalisés, sans protection ni marges de manœuvre face aux nouveaux mastodontes, lesquels ne seront pas plus bienveillants que nous ne l'étions à leur place.

En conclusion, en voulant récupérer un bout de territoire et détruire un ordre mondial qu'il dit injuste, Poutine se trompe d'époque et surtout il ne se rend pas compte que l'ordre qu'il combat est le sien, qu'il est celui que son pays a mis en place, et qu’en le détruisant il libèrera des forces qui marginaliseront et déclasseront la Russie bien plus surement que ses prétendus ennemis.

Voilà ce que je vois derrière cette guerre imbécile, et voilà pourquoi je pense que son enjeu dépasse la simple question territoriale.