mercredi 3 juillet 2013

Frontières (2): sources de profit

Dans mon précédent post sur la question des frontières, j'ai esquissé un panorama des frontières existantes et des grands événements qui ont entrainé leur instauration.

Je vais aujourd'hui parler du côté structurant pour la vie de tous les jours qu'impliquent ces frontières, en évoquant les populations ou groupes pour qui elles constituent un moyen de subsistance, voire d'enrichissement, ainsi que la façon dont ils s'adaptent.

L'impact n'est pas le même selon le type de frontière considérée.

Dans le cas d'une frontière géographique ou physique qui isole durablement deux zones, son contrôle peut être la principale source de revenus du groupe en ayant acquis la maitrise et vendant son savoir ou contrôlant les circuits commerciaux.

Les nations qui ont maitrisé les routes maritimes en ont tiré un profit considérable, et la domination de ces routes a souvent coïncidé avec l'apogée de leur puissance.

On pense aux Vénitiens, aux Portugais, aux Néerlandais ou aux Anglais, qui dominèrent successivement des zones clé du commerce européen et/ou mondial et en tirèrent de substantiels avantages.

En Afrique, ce sont les Touaregs qui se rendirent incontournables dans les routes caravanières qui traversaient le Sahara, y faisant transiter marchandises, or et esclaves entre le monde arabe et le monde noir.

Le cas des reliquats des empires coloniaux européens est à considérer à part, puisque tous ont vu un changement profond de tendance avec le temps.

Les zones ultramarines, résidus de la première expansion coloniale française, ont toutes été taraudées par le désir d'indépendance dans les années 60, indépendance refusée, parfois brutalement, par la métropole.

Aujourd'hui, en revanche, des sondages indiquent que la majorité des Français métropolitains seraient favorables à une séparation, qui est au contraire refusée massivement par la majeure partie des habitants des DOM.

Ce renversement de tendance est lié du fait que le rattachement à la France et leur alignement sur la métropole a permis à ces zones d'obtenir un niveau de vie qui, s'il est généralement inférieur à celui de l'Hexagone, est en tout cas beaucoup plus élevé que celui de leurs voisins.

Perdre cette rente reviendrait pour ces endroits à rejoindre les pays en voie de développement qui les entourent. D'autant qu'avec les communications modernes, ces différentiels n'ont jamais été aussi connus.


Et d'ailleurs, malgré une situation sociale tendue (fort chômage) les transferts de la mère patrie rendent ces régions attirantes pour les voisins, et la surveillance des frontières et des milliers de gens qui tentent leur chance quotidiennement est une préoccupation majeure et de la France et des habitants de ses territoires d'Outre-Mer.

C'est vrai pour la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances (Saint-Martin et Saint-Barthélemy) vers lesquelles affluent les déshérités de toutes les Antilles, Haïti en tête.

C'est encore plus vrai pour Mayotte, dont l'écart de développement s'est tellement creusé avec le reste de l'archipel des Comores que l'île d'Anjouan a même connu des manifestations pour demander à être recolonisée...

L’Espagne connait la même problématique avec les îles Canaries, sur lesquelles débarquent régulièrement des candidats à l'Europe venus du continent africain tout proche.

La porosité est encore plus forte quand l'enclave se situe sur un continent. La Guyane Française est un aimant pour les régions pauvres du Brésil ou du Suriname, dont les clandestins créent régulièrement des campements, voire des villages entiers dans la forêt et jouent au chat et à la souris avec les autorités.


Cette situation est aussi celui de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles revendiquées par le Maroc où affluent de toute l'Afrique des migrants en quête d'Europe, à tel point que ces territoires se retrouvent entourés de barbelés et surveillés avec les moyens les plus modernes.

Comme Ceuta, Melilla ou Mayotte, territoires revendiqués par leurs voisins (en ce qui concerne l'île comorienne, beaucoup d'instances internationales jugent la souveraineté française illégale), d'autres territoires sont contestés: l'Ulster, région nord irlandaise restée dans le giron britannique malgré une contestation permanente, Gibraltar, enclave britannique en Espagne, les Malouines, revendiquées par l'Argentine, etc.

Dans le cas où la frontière entre deux pays en paix n'est que juridique et simple à franchir, apparait une population composée de gens qui tirent profit des différences salariales, fiscales et/ou législatives existant entre les deux côtés de la séparation, que ces différences soient exploitées légalement ou non.

A l'intérieur du continent européen, les exemples abondent, facilités par l'espace Schengen.

Les frontaliers qui travaillent en Suisse et vivent en France, les Français du nord qui font le plein d'essence en Belgique, les Finlandais qui viennent par ferries entiers acheter de l'alcool en Estonie, les Irlandais qui ont profité de la chute de la livre britannique pour aller faire leurs courses à Belfast, etc.

A cela s'ajoutent les contrebandiers, qui ont existé de tout temps et qui font transiter des denrées taxées ou interdites d'un coté ou de l'autre: cigarettes, sel, pétrole, les exemples sont légion (à noter que la disparition d'une frontière entraine parfois la ruine d'une population si celle-ci s'était spécialisée dans ce commerce, comme en Savoie).

Les frontières politiques voient aussi apparaitre les passeurs, ceux qui organisent, moyennant finance, la fuite de ceux qui sont du "mauvais côté".

Ligne de démarcation séparant la France occupée de la France de Vichy, rideau de fer empêchant l'exode des habitants de l'Europe communiste, frontières maritimes ou terrestres de l'espace Schengen, Rio Grande entre USA et Mexique, tous ces lieux ont vu l'apparition de réseaux de passeurs monnayant leur connaissance des failles de la frontière à des gens prêts à tout pour la franchir.

Au-delà de ces cas, qui ne concernent qu'une partie de la population, certaines de ces zones choisissent sciemment de vivre précisément du différentiel juridique avec leurs voisins.

Ce sont généralement des petits pays ou des entités autonomes liées à un état souverain, et elles basent leur prospérité sur une vision plus laxiste des règles du commerce et du droit internationaux.

On les connait souvent sous le noms de "paradis fiscaux". Blanchiment d'argent, pavillons de complaisance, hébergement de raisons sociales d'entreprises, tout est fait pour attirer l'argent international. En Europe on peut citer Monaco, le Lichtenstein, l'île de Man, dans le monde, le Liberia, Panama, les îles Caimans...

Mais quelques fois la spécialisation d'une zone est un effet indirect des lois appliquées dans l'immédiat voisinage. Quelques exemples.

L'archipel français de Saint-Pierre et Miquelon, petites îles perdues à l'est de Terre-Neuve, vécut longtemps chichement de la pêche, ignorée par ses deux grands voisins. Puis vint le temps de la prohibition de l'alcool aux États-Unis et au Canada.

Cette période changea du tout au tout la vie des habitants du petit bout de France, qui se transforma en gigantesque dépôt d'alcool acheté et vendu légalement à tous les bootleggers américains (la légende dit que c'est Al Capone en personne qui initia ce business).

Bien entendu, la re-légalisation de l'alcool en Amérique du nord mit fin à cette parenthèse extraordinaire d'une quinzaine d'années.

Toujours sur le continent américain, c'est cette fois au sein des USA que la différence de législation entraina la création de la célébrissime Las Vegas. Cette bourgade perdue du Nevada devint la plus gigantesque ville-tripot des États-Unis à cause de la législation sur le jeu en cours dans cet état, plus laxiste que son voisinage.

Aux USA également, certaines réserves indiennes, ces zones déshéritées où furent relégués les indigènes, connaissent une étonnante attractivité de nos jours.

Il est en effet possible d'y ouvrir des casinos non taxés car ces endroits ont un régime d'exception, à mi-chemin entre le droit américain et celui de la tribu qui l'occupe, ce qui assure un revenu substantiel à ces communautés.

Mêmes causes, mêmes effets en Chine, où Macao, ex-colonie portugaise, est une sorte de Las Vegas local, offrant des centaines de possibilités de jeux d'argent aux Chinois qui n'ont pas le droit d'ouvrir des casinos dans leurs provinces d'origine.

Hong-Kong attire également la convoitise des Chinois du continent, mais pour d'autres raisons.

Le régime d'exception conservé par l'ancienne colonie britannique offrant des avantages à ceux qui y naissent (par exemple ne pas être attaché à une région définie), les futures mères chinoises du continent prennent en effet d'assaut les maternités, réservant leur place des mois à l'avance et générant un lucratif commerce pour ces dernières.

En Israël et au Liban, le mariage est une affaire exclusivement religieuse. C'est la communauté à laquelle on appartient qui marie les gens. Ce qui pose la question des non croyants, mais encore plus celle des mariages mixtes, forcément redoutés voire condamnés par des religions en concurrence directe.

L'île voisine de Chypre a su tirer profit de cette situation et du fait que Liban et Israël reconnaissent les mariages civils contractés à l'étranger.

Un business s'y est en effet développé, qui propose aux Libanais et aux Israéliens des packages comprenant un mariage, un voyage de noces et une procédure de reconnaissance du mariage dans leur pays d'origine.

Je terminerai ce post par un cas de rôle subi en parlant de la situation de la Finlande pendant la guerre froide. En effet, du fait de sa position particulière, elle était devenue à l'époque une zone de rencontre entre l'est et l'ouest.

L'URSS y pratiquait une ingérence telle que le mot finlandisation est né à cette époque, et que le pays était alors devenu, à son corps défendant, une zone neutre où eurent lieu nombre de rencontres secrètes, d'échanges de prisonniers entre les deux blocs, et un véritable nid d'espions.

A la chute du régime soviétique, la Finlande a retrouvé sa pleine souveraineté, en même temps que de nouveaux voisins (les pays baltes fraichement indépendants).


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