jeudi 17 avril 2014

Après les 30%

Dans le déferlement d'articles qui ont suivi la mort de Nelson Mandela est revenu celui-ci que j'avais déjà lu.

Je l'avais trouvé extrêmement intéressant car il va bien au-delà des incantations de rigueur en ce qui concerne la fin de l'apartheid et le vivre-ensemble.

L'histoire singulière qu'il raconte m'a inspiré ce post.

De la lutte contre la ségrégation à la ségrégation en réponse à la lutte

L’histoire est celle de la faculté afrikaner de Bloemfontein, emblématique de cette communauté et de son rapport avec l'apartheid.

Cette université avait commencé à voir s'inscrire des étudiants noirs dans les années 90.

Ceux-ci avaient été extrêmement bien accueillis par leurs homologues blancs, qui les avaient intégrés à leurs fraternités et coutumes, fait participer d’égal à égal à la vie étudiante, et leur avaient ouvert leurs résidences.

Bref, les témoignages des étudiants noirs de l'époque étaient unanimes: leurs souvenirs étaient excellents.

Quelques années plus tard, le rééquilibrage consécutif au changement de régime (rappelons que l'Afrique du sud est noire à 80%) a fait que de plus en plus d’étudiants noirs se sont inscrits dans la faculté.

Et là les choses ont commencé à changer.

Une opposition est en effet apparue entre blancs et noirs, qui a fini par dégénérer et aboutir à des affrontements armés rejouant les années de lutte, avec les noirs attaquant aux cris de l'anathème "Kill the boer" de Peter Mokaba et des blancs à celui de l’hymne sud africain du temps de l’apartheid.

Devant cette escalade, l'université a dû mettre en place une stricte ségrégation, avec séparation des communautés dans tous les secteurs.

La règle des 30%

Que s’est-il passé ? Comment est-ce qu’un élan vers la fraternisation décrit comme unanime par les personnes concernées a-t-il pu aboutir à un tel échec ?

Certaines hypothèses sont avancées, issues d’études sur le multiculturalisme, parmi lesquelles l'idée majeure est la suivante: à partir d'un certain pourcentage, le rapport majorité / minorité change.

Une fois ce seuil franchi, la communauté de référence, c'est-à-dire celle qui donne le la d'un point de vue culturel et mode de vie (dans notre exemple les Afrikaners), ne l'est plus. Elle se voit contestée par la minorité qui veut appliquer ses propres habitudes et valeurs.

Pour appuyer cette théorie du seuil, l'auteur ajoute que ce problème s'est généralisé à l'ensemble des universités sud africaines, y compris les anglophones (généralement bien plus libérales), et fait également un parallèle avec la situation de l'Amérique post-ségrégation.

Détaillons.

A l'instar d'autres peuples colons qui se construits en opposition à une majorité indigène, comme les Pieds-Noirs ou les Israéliens, les Afrikaners sont une communauté singulière, à l'identité très forte.

Mélange de colons hollandais et d'exilés huguenots atterris sur une terre lointaine et isolée, inventeurs d'une langue à racines hollandaises mais différente, soudés par une version rude du protestantisme calviniste et des mythes historiques forts, comme le grand trek ou la guerre des boers contre l'envahisseur britannique, les Afrikaners ont développé une solidarité très forte, un sentiment d'être un peuple à la foi élu et assiégé, et se considèrent comme les fondateurs de l'Afrique du sud.

Leur prise de pouvoir au niveau politique, effective dès l'après-guerre, les a mis dans la position de dominer le pays, d'en déterminer la destinée, d'en être la référence.

Avec le temps et l'amélioration de l'éducation comme du niveau de vie, une partie d'entre eux a évolué d'un strict racisme vers une version plus tolérante de la société, plus généreuse.

Ceux-là étaient ainsi prêts à accueillir des noirs, mais pourvu qu'ils soient en quelque sorte une version noire d'eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils embrassent leur langue, leur culture et leurs coutumes, qu'ils s'assimilent, ce prérequis extrêmement important n'étant ni expliqué, ni même conscientisé.

C'est ce qui se passa pour les premiers arrivants, de manière naturelle car leur petit nombre empêchait toute alternative.

Puis le nombre des noirs augmenta, et ceux-ci ne sentirent plus la nécessité de "s'intégrer", de souscrire aux rites étudiants, de s'intéresser aux mêmes choses que les blancs, bref, de s'agréger à la communauté boer.

Au contraire, ils revendiquèrent fièrement leurs propres appartenances ethno-culturelles, soulignant la légitimité de leurs propres identités, voire contestant et dénigrant celle de leurs collègues blancs.

Ceux-ci découvrirent alors qu'ils étaient en train de perdre leur leadership, que leur référentiel n'était plus LE référentiel, qu'ils devaient composer avec d'autres points de vue et idées, et quelque part renoncer au monde qui était le leur.

Le contexte post-apartheid fit dégénérer cette situation.

D'après les auteurs, ce cas de figure est un peu une règle, même sans une oppression si longue et violente en arrière-plan.

Ils estiment que lorsqu'une minorité atteint le seuil de 30%, il y a une sorte de bascule qui se produit. A ce moment-là, ce qui allait de soi n'y va plus, la vision de soi-même, de son groupe, de la norme subit un bouleversement majeur, une remise en cause.

Le cas européen

Toutes proportions gardées, cela m'a évidemment fait penser à nos sociétés européennes, qui sont elles-mêmes de plus en plus ouvertes et dont la part extra-européenne grossit de manière exponentielle.

Bien sûr, les différences sont essentielles puisque dans notre cas les Européens sont les "indigènes" et que les populations extra-européennes ne dominent pas et ne sont pas venues dans le cadre d'invasions.

Par ailleurs, je ne pense pas que nous soyons arrivés au fameux stade des 30%.

Mais il est cependant évident que des changements majeurs ont déjà eu lieu, qui me font penser que la règle peut malgré tout être transposée aux cas européen et français.

Le premier changement visible est dans la société d'accueil, (j'entends par là les "de souche").

Quand on étudie un peu la question, on note que le racisme quasi institutionnel de l'époque où nous étions puissance coloniale n'empêchait pas en métropole un regard différent sur l'indigène, le nouvel arrivant.

C'était un mélange de curiosité, parfois de sympathie, en tout cas le regard de celui qui se sait chez lui et ne se pose pas la question de la pérennité de son identité.

Dans cet ordre d'idée, j'ai jadis lu une biographie du musicien Manu Dibango, où il racontait avoir reçu un accueil excellent dans la France des années 50, puis vu l'image des noirs se dégrader au fur et à mesure de l'augmentation de leur présence dans l'Hexagone.

Il y a aussi le témoignage de l'écrivain afrikaner André Brink disant que c'est en France qu'il avait appris à discuter d'égal à égal avec des noirs, ou encore les nombreux artistes afro-américains plébiscitant Paris (Chester Himes, Richard Wright, Nina Simone, etc).

Attention, je ne brosse pas un portrait idyllique d'une France égalitaire. Les idées racistes étaient bien présentes, de même que les lois. Mais il y avait une sorte d'affirmation naturelle de la part de la majorité, qui ne se sentait pas en danger identitaire, qui était sûre de son droit et de son existence, ce qui enlevait l'idée de compétition, de méfiance.

Le deuxième changement que l'on peut noter concerne l'immigré.

Celui-ci n'est plus "couleur muraille", revendique sa différence, parfois sa supériorité, et refuse le moule assimilationniste traditionnel pour demander des droits.

Le cas musulman en France est exemplaire, mais il est loin d'être le seul: hindouistes, juifs et sikhs réclament également de pouvoir vivre selon leurs règles, quitte à parfois déroger à celles que leurs pays d'accueil considèrent comme une partie de leur identité.

Une partie des noirs commence également à s'organiser, à revendiquer une identité propre et distincte, quand ce ne sont pas des droits spéciaux.

Plusieurs pays ont d'ailleurs mis en place des politiques qui peuvent passer pour un encouragement de ce genre de pratiques, comme ce que les canadiens appellent les accommodements raisonnables. Là-bas, on voit par exemple des policiers femmes ne plus intervenir dans les quartiers juifs orthodoxes à la demande de ces derniers.

Cette nouvelle donne, augmentation du nombre d'étrangers et acceptation de modes de vie heurtant la sensibilité des "de souche" finit par provoquer des réactions.

Il y a une inquiétude qui monte, que beaucoup refusent de voir en face mais que d'autres, de plus en plus nombreux me semble-t-il, abordent dans des ouvrages controversés (Les petits blancs d'Aymeric Paricot par exemple).

Cette inquiétude peut être renforcée par l'attitude de certains minoritaires, au discours revanchard ou hostile allant parfois même jusqu'à un rejet violent des "Français".

Les noirs embrassant les codes culturels français sont dits "bounty" avec mépris (pour noir dehors, blanc dedans), l'Hexagone est décrit dans les chansons comme un pays kouffar, on peut entendre des slogans du type "non à l'intégration par le jambon".

On peut aussi entendre les Indigènes de la république exigeant que les "sous-chiens" que nous sommes (jeu de mot tordu sur le "de souche") s'adaptent à ce qui va devenir bientôt la majorité sous peine de devoir raser les murs à ce moment-là...

Ce genre de posture existe, et le constater sème encore plus le doute.

On peut résumer cette inquiétude par le sentiment dérangeant que son identité, celle dont on a héritée et sur laquelle on ne se posait jusque-là pas de question, ne devient plus qu'une option parmi d'autres dans son propre pays.

Il y a alors un sentiment de dépossession, de remise en cause, un peu l'impression de devenir soi-même un immigré sans avoir jamais bougé.

Ce sentiment me semble désormais un fait commun à toute l'Europe de l'Ouest.

Les discussions que j'ai pu avoir avec des Anglais me font ressentir ça, alors que dans des pays restés plus homogènes, comme la Roumanie, cette crainte de la dilution/disparition n'est pas encore vraiment présente.

Quoi qu'il en soit, selon la plupart des démographes, nous atteindrons bel et bien un jour ce seuil, certains donnent même une date.

Nul ne sait cependant si ça se passera comme à Bloemfontein, si le métissage deviendra la règle, si d'autres identités verront le jour, etc...seul l'avenir nous le dira.

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