lundi 29 juin 2015

Mort du petit commerce et désertification

Durant de récentes vacances, je me suis retrouvé dans la petite ville -ceux qui viennent de "vraies villes" diraient village- où j'ai passé mes années lycée et où ma famille allait régulièrement s'approvisionner.

Nous étions en semaine et l'endroit m'a paru réellement sinistre, avec ses rues désertes et surtout le très grand nombre de magasins fermés qui donnaient au centre ville des allures de ville champignon.

Tout de suite j'ai bien entendu pensé exode rural, vieillissement de la population, malaise agricole, etc.

Et puis je me suis rappelé que dans la banlieue parisienne de la petite couronne où je suis installé pléthore de magasins sont également fermés sans être forcément remplacés. La région est pourtant très dynamique, peuplée et jeune.

J'avais également constaté ce phénomène dans la banlieue où je vivais précédemment, celle-ci collée au périphérique parisien, bien plus bâtie et encore plus densément peuplée.

Les causes ne sont donc pas si simples pour expliquer la fermeture des commerces dits de proximité.

En fait, ce phénomène s'est passé en plusieurs étapes.

Première évolution: les supermarchés, les chaines et les zones commerciales

Le premier proto-supermarché parisien, un Prisunic, fut créé en 1931. Mais c'est Edouard Leclerc qui lança vraiment la machine lorsqu'à l'aube des années 50 il ouvrit le premier magasin à son nom.

L'idée (importée des US) était simple mais révolutionnaire. Il s'agissait de regrouper dans un même espace l'ensemble des produits offerts par les magasins de détail et de laisser l'usager se servir lui-même.

Le succès fut foudroyant. Ce regroupement permit de faire baisser les prix, de réduire le temps consacré aux courses et de donner la main à des consommateurs toujours plus avides de gagner du temps.

Le développement de la civilisation automobile et de l'architecture fonctionnelle qui séparait zones de travail, zones d'habitation et zones de commerce accéléra le mouvement.

On se rendit bientôt en voiture dans des supermarchés situés hors des villes, de plus en plus grands, avec d'immenses parkings et des offres de plus en plus importantes et variées. De l'alimentaire à l'électroménager en passant par le culturel puis les services, tout se vit centralisé dans ces espaces.

Les petits magasins ne purent guère lutter. Beaucoup disparurent et disparaissent avec leurs derniers clients, souvent des personnes âgées n'ayant pas suivi le train ou pas voulu changer leurs habitudes, ou encore restées captives de leur quartier faute de moyens de transport.

Les boutiques qui voulurent survivre durent adopter diverses stratégies.

Tout d'abord, un grand nombre décida de s'installer dans les "zones commerciales", ces regroupements de magasins autour d'un supermarché, souvent situé hors des villes et sur un grand axe automobile.

Cette relocalisation avait pour but de pouvoir bénéficier des visites de consommateurs motorisées venus faire leurs courses. Quitte à s'être déplacés, la plupart des gens choisissent en effet de regrouper leurs achats.

Un autre moyen de lutte fut la franchise, qui connait un très grand développement. Il s'agit d'associer son magasin à une marque connue pour bénéficier de son image, de la mutualisation des moyens de publicité et d'achats, en échange d'une partie des bénéfices.

Ce modèle s'est tellement répandu que certaines enseignes sont présentes dans toutes les villes de Lille à Marseille et de Strasbourg à Quimper.

La troisième solution fut de se spécialiser, d'offrir un supplément, que ce soit sur une offre plus pointue ou sur un secteur donné, ou encore, comme les fameux "Arabes du coin", en restant ouvert quasiment 24 heures sur 24, misant sur cette offre d'appoint aux grandes surfaces.

Mais celles-ci contre-attaquèrent, investissant tous les créneaux, créant leurs propres marques, leurs propres chaines, leurs propres niches, etc.

Devant l'ampleur du phénomène et la grogne qu'il entrainait (le mouvement de Pierre Poujade en fut l'une des premières expressions), l’État tenta de contrebalancer cette hyper concentration.

Un coup de frein fut notamment mis sur le culturel, la mesure phare étant la fixation d'un prix unique pour les livres dans les années 80, de façon à permettre aux librairies de survivre.

Il fut également interdit aux supermarchés de s'implanter en centre ville et d'ouvrir le dimanche, traditionnellement réservé au marché.

Le résultat ne convainc guère et les supermarchés, dont la France fournit plusieurs champions internationaux (il me semble que Carrefour est même le numéro 2 mondial), continuèrent à régner sur la distribution et à gagner des parts.

Deuxième évolution: le commerce en ligne

Le deuxième tournant, sans doute le plus marquant, est lié au développement d'une nouvelle technologie: internet.

En effet, après quelques couacs de départ, dus notamment aux infrastructures et à la sécurité, la vente en ligne a explosé, dynamitant tous les canaux habituels de distribution.

Désormais il est possible de se connecter pour acheter à peu près n'importe quoi. Développement photographique, livres, chaussures, vêtements, jouets, fleurs, tout est disponible sur internet, à n'importe quelle heure, pour tous les prix et sans avoir à se déplacer.

Encore plus que les supermarchés, cette évolution finit de tuer les petits magasins qui avaient réussi à se ménager une niche.

Internet et l'ère numérique qui détruit les supports (finis les pellicules, les CDs, les magazines papier, voire les livres) ont eu la peau d'à peu près tous les photographes et les disquaires.

Les librairies accusent le coup face à la concurrence d'Amazon, les agences de voyage sont en voie de raréfaction, les ventes privées mettent un coup terrible aux magasins d'habillement où beaucoup de gens ne vont plus que pour faire du repérage avant de commander en ligne les modèles vus.

Même les supermarchés ont eux aussi pris une claque et ont du s'adapter, notamment en développant des systèmes de livraison et d'achat en ligne, surtout pour les grandes enseignes.

Nous ne sommes encore qu'au début du processus, mais la remise à plat des canaux induite par internet promet d'énormes changements et la fin de quantité de métiers, l'impact allant jusqu'à des secteurs insoupçonnés, comme la banque ou les transports (il n'y a qu'à voir la crise actuelle des taxis).

Conséquences

Il semble donc que l'évolution entamée dans l'après-guerre, à savoir la mort du commerce de proximité, se poursuive inexorablement.

Le petit magasin, à l'instar du petit cinéma, est en train de passer au rayon des souvenirs, malgré des tentatives diverses pour survivre (comme ces conciergeries où l'on récupère en soirée, à la sortie du RER, les courses commandées dans la journée).

Maintenant quelles sont les conséquences sociales de ce phénomène?

Le fait d'acheter en ligne implique que la commande soit acheminée jusqu'au destinataire.

Pour que cela fonctionne, il doit y avoir des lieux de stockage principaux et intermédiaires, avec une gestion de stock très fine et très poussée.

Il doit également y avoir des transporteurs dédiés calculant au plus court les trajets de livraison.

Ces deux secteurs font donc partie de ceux qui génèrent et génèreront des emplois, compensant tout ou partie des pertes d'emplois dans les magasins.

En revanche, je pense que cette tendance aura des conséquences sur le plan social.

En effet, les petits commerces ont une fonction autre que celle de point de vente. C'est l'endroit où se croisent les habitants d'un quartier, c'est un point d'ancrage, un lieu de rencontre et d'animation.

Comme jadis le lieu de culte ou le bistrot, les commerces font partie de ce qui maintient les gens ensemble, leur donne un esprit de quartier.

De plus, un magasin, c'est aussi un endroit où il y a quelqu'un en permanence, qui voit ce qui se passe.

Les grandes zones d'habitation urbaines désertées par les commerçants et où les gens ne se connaissent pas sont plus propices aux faits divers, à l'abandon, à l'exclusion, et il n'est pas idiot de penser que les problèmes d'anonymat et d'insécurité ont un lien avec la disparition de ces commerces.

Pour certaines personnes, âgées ou à mobilité réduite, cela peut même être une catastrophe car cette disparition les prive de leur unique source d'approvisionnement.

En zone rurale c'est parfois encore plus dramatique. La fermeture de l'unique épicerie de mon village d'origine prive bon nombre d'habitants de leur dernier lieu de vie commune.

Sans compter que l'alternative de livraison n'existe pas ou n'existera plus, les logiques de rentabilité rendant ces zones reléguées inintéressantes. Internet y est par ailleurs souvent très lent, pour les mêmes raisons de non rentabilité, ce qui renforce encore le cercle vicieux.

Conclusion

Ainsi donc, la profonde mutation du commerce à laquelle nous assistons a des répercussions sociales majeures, y compris là où on ne l'attendait pas forcément.

Elle participe à l'anonymisation des zones et à la dévitalisation des quartiers, et amplifie le phénomène de métropolisation, c'est-à-dire de concentration extrême des populations, des moyens et des richesses sur quelques zones tentaculaires, au détriment du reste du territoire.

Sans tomber dans un "C'était mieux avant", beaucoup de gens sentent confusément le manque que représente ces disparitions.

Le mouvement semble néanmoins irréversible, et il faudra bien inventer les modes de vie qui vont avec.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire