jeudi 4 juin 2015

Lettre à l'absent

Bonjour à toi.

Aujourd'hui tu aurais eu quarante-quatre ans. Malheureusement, je ne pourrai pas t'envoyer les salutations rituelles, vu que ça fait maintenant presque huit mois que tu nous as quitté et que je t'ai vu pour la dernière fois, avant qu'on ne t'enterre.

Le crabe qui t'a frappé l'an dernier, et que personne n'attendait, a mis six mois à avoir ta peau.

Six mois, c'est peu pour nous tous qui avons à peine eu le temps de nous retourner. Mais c'est beaucoup pour toi, qui as du subir cette lente et horrible dégradation de tes facultés, perdant un bras, puis l'autre, souffrant en permanence et comprenant tout ce qui se passait.

C'est beaucoup aussi pour ton amour, qui a partagé chacune de tes souffrances et chacun de tes espoirs, toujours vaillante, toujours là.

Quant à tes enfants, ils sont trop petits pour vraiment comprendre mais ils ont souffert à leur manière et souffrent encore.

A chaque fois c'est dur de les revoir tous les trois, surtout que le grand est ton portrait craché, aussi bien pour le physique que pour le caractère.

Je t'ai eu au téléphone plus souvent que jamais pendant cette terrible période, mais bien peu quand même au final.

Quand tu me parlais, tu étais toujours aussi lucide et combattif. Comme à ton habitude tu as pris tes dispositions et regardé le problème en face. Simplement cette fois il n'y avait pas de solution, même avec cette extraordinaire volonté que j'ai toujours admirée.

En fait, tu as toujours été du genre "un problème, une solution". Tu ne laissais jamais trainer les choses, même si ça devait te faire souffrir, et tu as toujours préféré regarder devant que derrière. Moi qui ne suis pas vraiment de ce modèle-là, j'ai toujours été beaucoup impressionné par ça.

Ta décision d'être endormi et d'arrêter les traitements quand tu as perdu toute autonomie te ressemblait bien, au fond.

Tu es parti pour de bon le lendemain, ce qui laisse imaginer à quel degré tu étais arrivé et ce que tu devais déguster.

Je garde un souvenir étrange de notre dernière conversation, comme si tu avais voulu me dire quelque chose que j'avais raté...je me souviens de ton essoufflement, signe de l'avancement de ton mal.

Physiquement, nous nous ne sommes revus que deux fois depuis que ton cancer avait été diagnostiqué.

C'était une épreuve à chaque fois puisque nous n'étions pas seuls: la Mort était assise à la table avec nous, elle t'attendait et tu le savais.

Je n'oublierai jamais tes yeux, les yeux que tu avais enfant quand tu te sentais en faute et que derrière la colère tu cachais ton embarras et tes sentiments.

Malgré tes quarante-trois ans et les marques de la chimio tu avais de nouveau cinq ans. J'ai si mal en revoyant cette image.

Je me sens coupable de n'avoir pas plus été là, de n'avoir pas su trouver les mots, de ne pas avoir fait plus, coupable de ne pas pouvoir te remplacer aussi pour tous ceux qui t'aiment, compenser, remplir un peu le vide que tu as laissé.

Je me demande comment nos parents vont se remettre de ça, s'ils pourront se remettre de ça. Ils ont perdu une partie d'eux-mêmes, leur premier fils, celui qu'ils ont le mieux connu, un collègue/associé pour notre papa et puis quarante-trois ans de leur vie.

C'est dans leur village que tu as voulu être enterré, ce village moribond où nous avons grandi et où tu avais espéré pouvoir faire ta vie dans la ferme familiale avant de changer de cap.

Je t'ai accompagné dans ce cimetière où trois de nos grands-parents reposent déjà, avec des tas de gens que je ne connaissais pas mais qui eux te connaissaient et dont la présence en disait long.

Maintenant, ton absence me poignarde un peu chaque jour, toujours par surprise.

Quand j'entends chanter Sardou ou que Sultans of swing passe à la radio.

Quand je tombe sur un article dont je sais qu'il t'aurait intéressé, sur la science, l'agriculture, la sociologie, l'économie... Quand j'en vois un autre qui t'aurait fait bondir.

Quand j'entends les blagues éculées de Coluche que tu aimais tant citer.

Quand je vois mon fils, qui a l'âge du tien, en train de jouer à quelque chose que son cousin, maintenant orphelin de père, aime aussi. Quand je vois l'autre faire des maquettes d'avion comme toi quand tu étais petit.

Quand bien sûr j'entends parler de cancer, et j'ai l'impression de n'entendre plus parler que de ça les derniers temps...

Je me sens amputé, tu me manques.

Même ta façon de râler si souvent, ta maniaquerie, ton art d'appeler au mauvais moment, ton impatience, tes idées parfois opposées aux miennes, je donnerais n'importe quoi pour les subir de nouveau.

Je voudrais savoir que tu seras là pour Noël, que tu m'enverras un SMS pour les anniversaires qu'il me reste (j'étais si triste que tu ne sois pas là pour le dernier), que mon fils aura encore un parrain, qu'on pourra compter sur toi en cas de coup dur dans la famille, qu'on sera toujours six sur les photos, que je recevrais encore tes mailings lists, même quand elles sont pourries.

Je voudrais pouvoir évoquer avec toi cette partie de mon enfance que toi seul avait connue, avant que nos petits frères n'arrivent.

S'il y a un Dieu, ce que tu sembles avoir cru de nouveau, il a intérêt de t'accueillir avec le tapis rouge, les sandwiches et la fanfare, parce que tu as subi plus que ta peine ici-bas. En choisissant ton épitaphe dans le livre de Job, tu avais tout compris.

Je terminerai en me cachant derrière Brel, parce que dans la famille on a toujours été trop pudiques pour se le dire vraiment:

"Six pieds sous terre, tu n'es pas mort,
Six pieds sous terre, je t'aime encore."

Adieu Jean-Philippe, adieu mon grand frère.

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