dimanche 5 octobre 2025

Chanson(32): Demain c'est loin

La chanson Demain c'est loin d'IAM est un uppercut. A chaque fois que je l'entends c'est comme si je me prenais un coup.

Avec ce titre, IAM a pondu une étude sociologique, un résumé partisan mais factuel d'une situation, un pan de vie de cette autre France, celle des pauvres à majorité immigrée et des banlieues pourries.

En huit longues minutes, les chanteurs Kheops et Akhénaton nous brossent chacun leur tour un portrait de la vie de ces gens de nos ghettos, ces quartiers de béton laids et mal vieillis que le chômage, la pauvreté et la fracture ethnique ont transformés en lieux de relégation, en repoussoirs pour le reste de la société.

Les chanteurs décrivent le désœuvrement, le chômage, l'absence de perspectives, l'obsession de l'argent à tout prix sans lequel on n'est rien.

S'ajoutent à ce cocktail des cultures machistes et violentes et la gangrène de la délinquance et de la drogue, dont le mélange constitue le moyen privilégié pour devenir rapidement quelqu'un, c'est-à-dire gagner du fric et du respect.

Et tout ça toujours avec un fond de désespoir, dans le nihilisme, et toujours dans le court terme parce que demain c'est loin comme le dit le titre.

La musique lancinante et dramatique est bien choisie pour porter ses mots, agrémentée comme souvent chez IAM par des bruitages qui soulignent les points forts du morceau.

Il faut l'écouter en regardant le clip, soigneusement tourné et illustrant le propos de manière percutante et sans fard.

Il est impossible de rester indifférent à cette démonstration implacable, cinématographique (un des talents de ce groupe), à ces textes aux mots ciselés, recherchés et dont l'impact est renforcé par le procédé d'anadiplose, chaque vers commençant par les derniers mots du précédent.

Moi qui ne viens pas de ce monde, je suis choqué par le rapport de ces milieux au crime, aux femmes (on fait chier les filles qui n'ont pas de frère), à la violence (tout le monde pisse sur la porte de celui qu'on a banni), à la police, tous évoqués dans la chanson.

Je continue à penser que la pauvreté ne justifie pas tout et que l'Etat ne peut pas tout régler, mais comme IAM je suis convaincu que faire quelque chose avec ces gens qui démarrent dans de si mauvaises conditions devrait être une priorité.

Il faut que pour tous il y ait un demain, qu'ils en aient l'idée et la possibilité, leur permettre de le construire, afin que personne ne reste malgré lui sur le bord de la route.

Il est bon de réécouter ce cri talentueux de temps en temps, pour ne surtout pas l'oublier.


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Next station: Trump

Cela fait neuf ans que Donald Trump a pris la tête des USA, avec une pause Biden entre ses deux mandats.

Sa première élection a stupéfait la grande majorité des acteurs qui donnent le la en terme d’opinions, de politique ou de bon ton.

On a avancé beaucoup d’explications plus ou moins convaincantes, pensé son passage en termes d’accidents, de magouilles ou d’interférences étrangères, mais quand il est passé une deuxième fois, et ce malgré ses casseroles, on ne pouvait plus parler d'accident.

On s’est alors rendus compte qu’il y a plein de petits Trump dans les pays occidentaux, et qu’ils sont doublés de mouvements à contre-courant de ce qu’on attend de la narration d’un Sens de l’Histoire, comme le Brexit ou les Gilets Jaunes.

Malgré les insultes, les invectives, la dissimulation sous les divers tapis et les grandes déclarations, cette tendance est profonde et loin de disparaître.

Je pense qu’hormis toutes les raisons économiques, on peut regarder ce qui se passe sous le prisme identitaire, comme la manifestation d’un retour du refoulé national, voire ethnique, que l’on a voulu considérer comme dépassé, du moins pour les communautés historiques de nos pays d’Occident (l’indulgence étant plutôt de rigueur pour les équivalents chez les minoritaires).

Mes lectures (Fractures françaises, Les yeux grands fermés, Une révolution sous nos yeux, L’archipel français et bien d’autres) et réflexions m’ont amené à distinguer une espèce de cheminement que nos sociétés semblent emprunter par rapport à la question des minorités, qui reste finalement très centrale.


Phase 1 : Minorités = objets

Pendant la première phase, les minorités sont des objets, dans le sens où elles n'interviennent pas directement dans le débat.

Elles deviennent un enjeu mais on ne les écoute pas, en quelque sorte on parle à leur place, on les voit comme dans un état provisoire dans le processus d’assimilation ou comme des gens seulement de passage. Plusieurs étapes jalonnent cette phase:

Etape 1 : le pays est plutôt homogène, avec une majorité reconnue et assumée comme telle, qui domine les autres et donnent la référence aux autres membres de la population, y compris aux minorités.

Etape 2 : il y a une prise de conscience du racisme et des discriminations que subissent les minorités.

Etape 3 : il y a une réaction, qu’elle soit violente ou symbolique, une remise en cause et des changements législatifs/de mentalité.


Phase 2 : Minorités = sujets

Commence alors la phase 2, celles où les minorités décident d’agir directement, et pas forcément en adhérant à ce que la majorité leur propose 

Etape 4 : il y a une prise de parole des minorités dans le nouveau contexte.

Etape 5 : cette prise de parole se matérialise par un débordement de la majorité, y compris celle qui voulait plus d’égalité. Cette majorité prend alors vraiment conscience de l’altérité, et notamment du fait que ce que veulent les minoritaires n'est pas forcément converger et s’assimiler.

Etape 6 : commencent à apparaitre des exigences communautaristes, favorisées par l’immigration massive, la jeunesse des minoritaire et souvent par la dérive du projet multiculturel des élites.

Ce projet a en effet pour effet pervers de ne pas définir de conscience commune, contrairement aux modèles qui l'ont précédé.

Devant ces mouvements, il y a une scission au sein des progressistes, entre ceux qui veulent garder une primauté intellectuelle et transmettre ce qu’ils estiment être des valeurs indépassables, et ceux qui entrent dans le credo du multiculturalisme complet.

Etape 7 : la majorité prend conscience que dans le nouveau système elle n’est plus la référence mais seulement la première et la plus avantagée des minorités, que ça ne plait évidemment pas aux autres, et que la démographie aidant, ça peut tout à fait ne pas durer.

Etape 8 : la majorité prend acte et se saisit des mêmes armes que les minorités pour se constituer en un groupe de pression équivalent.

Cela revient à un abandon de l’universalisme pour un parti des indigènes: puisqu’on n’assimilera pas toutes les minorités et qu'on raisonne en termes de droits des communautés et non plus des individus, constituons nous aussi une communauté.

Etape 9 : trouvons un champion décomplexé pour cette communauté


=> Phase 3 : Trump


C’est évidemment un schéma caricatural mais il ce cheminement est celui que j'ai pu constater depuis que je m'intéresse à la politique, à mon pays et son aire culturelle.

Personnellement je déplore de toutes mes fibres ce retour vers la tribu, mais je ne sais que faire à mon échelle, et quels politiques suivre pour empêcher cette sorte de cauchemar.

vendredi 3 octobre 2025

Ennui provincial

Je vis en Ile-de-France depuis désormais presque 20 ans, en petite couronne pour être plus précis, donc dans une zone connectée, très urbanisée et densément peuplée.

Le contraste avec le minuscule village de mon enfance pouvait difficilement être plus grand, même si avant d'arriver ici j'ai vécu dans deux autres villes provinciales de taille respectable.

Avec le temps cette première période de ma vie s'éloigne de plus en plus mais l'empreinte qu'elle a eu sur moi reste forte, et le sera sans doute toujours.

Mon village a beaucoup changé.

Les quelques commerces fixes qui survivaient dans ma jeunesse (maréchal ferrant, bar, épicerie, boulangerie...) ont fermé.

Les équivalents en camions qui les avaient ensuite remplacés ont disparu aussi.

Les fermes, assez nombreuses, sont devenues plus rares et les friches ont gagné du terrain.

L’État s'est largement retiré: plus de gare, d'école ni de bureau de poste.

Les représentants religieux ont disparu: il y avait un curé et un pasteur dans mon enfance, plus rien aujourd'hui.

Niveau population, la plupart des jeunes sont partis et beaucoup sont morts.

Des propriétaires de résidences secondaires en ont remplacé une partie, souvent des gens liés familialement à l'endroit, mais aussi un très grand nombre de Britanniques venus réaliser leur rêve de campagne ici, une énorme surprise pour tous.

Quand j'étais petit le village était bilingue, tout le monde parlant et comprenant le français et une majorité utilisant le patois local.

Aujourd'hui le bilinguisme est toujours d'actualité mais c'est désormais l'anglais qui a supplanté notre dialecte, que plus personne ou presque ne parle et que je n'ai sans doute plus entendu depuis trente ans.

Dernier point: la commune a été finalement fusionnée avec plusieurs autres.

Toujours est-il que j'ai grandi dans un tout petit monde, aux caractéristiques bien différentes de mon habitat actuel.

D'abord on y était membre d'une famille avant d'être autre chose: le fils machin, la fille untel, on était toujours situé quelque part, héritant même parfois d'une réputation ou du sobriquet attribué à un ancêtre.

Tout le monde connaissant tout le monde, on se surveillait aussi, plus ou moins gentiment.

Çà pouvait donner l'impression d'étouffement qu'on associe souvent aux petites villes, mais cela procurait aussi un sentiment de sécurité, parce que personne n'était indifférent à personne et qu'en cas de souci tout le monde intervenait.

Autre caractéristique: il y avait de l'espace à revendre. En deux minutes de vélo on était dans les champs, jamais de bouchons ou de blocages, toujours la possibilité d'être tranquille.

Et puis il y avait l'ennui, qui m'a inspiré ce post.

La province et la ruralité sont souvent vues à juste titre comme des espaces limités.

Les opportunités, qu'il s'agisse de se divertir, de trouver un conjoint ou un job, sont plus rares que dans les villes, et de plus en plus rares à mesure que la taille diminue.

Les choses et les gens changent moins, quel que soit le domaine concerné, tout dure plus longtemps.

Cela donne le sentiment très fort d'un temps plus lent, plus épais, plus répétitif.

Cela explique aussi pourquoi chaque nouveauté est un tel événement, et que chaque événement est commenté longtemps et abondamment, comme pour le faire durer avant de retourner à la monotonie du quotidien.

Quand on est jeune, curieux d'expériences et/ou ambitieux, c'est pénible, voire insupportable.

Mon adolescence est associée dans ma tête à cet ennui et ce temps arrêté, et je peux voir la même chose sur ma femme et mes enfants, pour qui l'endroit est angoissant à cause de de sentiment qui n'a plus droit de cité.

Avec l'âge pourtant, je suis régulièrement nostalgique de cet ennui provincial et j'ai besoin de me replonger régulièrement dans cette ambiance de mon passé...

Je terminerai avec deux des nombreuses chansons qui portent sur ce thème.

Tout d'abord le Rio Barril de Florent Marchet, qui fait le portrait d'un de ces innombrables petits bleds de l'arrière-pays. Notons la phrase "Ses adolescents / Qui ne reviendront pas".

Ensuite il y a l'une de mes chansons préférées d'Hubert Félix Thiéfaine, l'excellent et bien plus acide Villes natales et frenchitude, qui se conclut par le vers désespéré "Mais faut pas rêver d'une tornade / Ici les jours sont tous pareils". 
 
Enfin il y a le dantesque Demain c'est trop tard du rappeur Mc Circulaire, sorte de pendant rural trash au Demain c'est loin de IAM.