jeudi 10 décembre 2015

Retour à la tribu

Récemment un de mes amis enseignants me rapportait les propos sur les migrants qu'il avait entendus dans les classes de collège dont il a la charge.

Ces élèves, essentiellement des Français de souche (il travaille avec les enfants favorisés d'une petite ville de province) étaient très globalement contre l'accueil des Syriens.

L'idée n'était pas de rentrer ici dans la polémique du faut-il accueillir ou pas, comment et combien (d'ailleurs ils ne veulent apparemment pas venir en France), mais simplement de noter le changement d'attitude qui s'est mis en place depuis notre jeunesse.

En effet je pense que notre génération (c'est lui aussi un quadragénaire) aurait plus spontanément dit qu'il fallait les accueillir, avec une exaltation naïve et idéaliste.

Je précise que nous étions nous aussi des BBR à 99% (milieu rural oblige) et que je me base sur mon vécu pour dire ça.

Dans le même ordre d'idées, mes collègues quinquagénaires s'étonnaient il y a peu du carton que faisait le Front National chez les jeunes, leur argument clé étant de dire que se frottant plus à la diversité que leurs aïeux, ils auraient forcément dû être moins racistes et pleins de préjugés qu'eux.

Cet ensemble de constats m'a inspiré ces quelques réflexions.

Qu'est-ce que cette réaction peut donc signifier? Est-on devenu plus égoïste, plus raciste qu'à l'époque? Pourquoi ce rejet?

Une des premières raisons qui m'est venue à l'esprit c'est l'aspect économique.

De tout temps et partout (c'est vrai de la Côte d'Ivoire aux États-Unis en passant par la Malaisie), l'immigré est un concurrent sur le marché du travail.

Généralement il coûte moins cher, parce qu'il part de plus bas et n'a pas la possibilité d'être exigeant. Utile quand l'économie va bien, on lui reproche de tirer le marché du travail vers le bas quand elle va mal.

Or la vague de délocalisations entamée en Occident depuis les années 90 + la déferlante de produits chinois importés a anéanti un certain nombre de positions et supprimé beaucoup d'emplois.

Le travail restant semble donc plus rare et précaire, et les indigènes entendent le préserver. D'où le rejet d'une concurrence importée.

Toutefois, pour ce genre de raisonnement il faut une certaine maturité que n'ont pas forcément des collégiens.

Alors que se passe-t-il?

Et bien, il faut peut-être renverser la perspective.

Expérimenter la diversité ne rend pas forcément plus tolérant et ouvert, et n'est peut-être pas toujours l'enrichissement tellement vanté.

Dans le collège de mon ami, de jeunes Maghrébins ont rendu très compliqué un voyage scolaire à Rome car ils exigeaient de manger 100% halal et refusaient d'entrer au Vatican une fois sur place.

Dans un collège de la même région, certains ont refusé de saluer au judo car on ne se prosterne que devant Dieu et d'autres ont boycotté le cours de dessin sur une rumeur de poils de porc dans le pinceau.

Même si ces communautés sont ultra minoritaires dans les collèges considérés et que cette attitude n'est pas celle de toute la minorité en question, ce genre d'action spectaculaire marque forcément les autres enfants.

Et c'est encore plus vrai dans les nombreux établissements où les proportions sont inversées.

On sait que l'enseignement de l'Histoire y est souvent un exercice risqué (à cause de la Shoah ou de l'héritage chrétien), tout comme parfois la littérature, la biologie (à cause des créationnistes) ou simplement la liberté d'expression.

J'illustrerai ce dernier point en citant le "Allah u Akbar" triomphant poussé pendant la minute de silence de Charlie dans une classe de la banlieue voisine de celle où j'habite.

A propos de Charlie, tout le pays est également au courant des attentats islamistes qui sont quasi mensuels depuis un an et de l'origine de la plupart des tueurs.

Tout le monde a aussi entendu parler des sifflets de Marseillaise lors des match de foot opposant la France aux pays du Maghreb et de l'interruption du match France-Algérie en 2001.

Les exemples sur l'islam et des Maghrébins sont les plus marquants tout simplement à cause du nombre (les problèmes de turban des sikhs de Bobigny sont forcément moins relayées, par exemple).

Mais il y a aussi les polémiques sur les roms avec les vagues de cambriolages et de délinquance spectaculaires auxquels ils sont associés (stades désossés de leurs câbles en cuivre, touristes attaqués en bande dans le Louvre, etc.).

Enfin, la sinisation de quartiers entiers, si elle ne génère pas forcément de délinquance, pose également question: les pratiques communautaires, réelles ou fantasmées, et la concurrence supposée déloyale dérangent aussi.

Bref, tout ça pour dire qu'entre la petite et la grande histoire, il est clair pour tout le monde que le grand brassage enrichissant promis ne se fait pas tout seul.

Il tourne même facilement à l'affrontement, surtout quand la situation économique fait que les places sont rares et chères.

Et du coup la majorité de souche découvre sa propre existence, prenant conscience de la présence d'autres pour qui ils ne sont pas forcément un modèle à atteindre, voire pour qui ils peuvent même être un repoussoir, un anti-modèle dont on souhaite se préserver.

La floraison de kippas, de hijabs et la pression croissante pour des services publics aménagés (halal, casher, non mixité, etc.) en est une illustration marquante.

Dans son livre l'Identité malheureuse, Alain Finkielkraut raconte bien ce qu'a été pour sa génération la découverte de cet état de fait: un effarement, une surprise, un désagréable inattendu.

Pour les gens comme lui, cela implique une remise en cause douloureuse, cela brouille les repères, désoriente.

Mais pour ces jeunes?

Et bien pour eux qui ne connaissent que ça depuis le berceau, cette fragmentation est la norme. Ils ne sont pas comme moi, devenus blancs, mais ont été assignés à cette identité depuis leur naissance.

Du coup, il n'y a plus pour eux cet espèce d'universalisme qui a longtemps porté l'Occident, mais leur société est une juxtaposition de communautés avec qui on doit vivre et s'arranger.

Et donc, fort logiquement, ils commencent à se penser comme l'une d'entre elles, non plus celle à laquelle tous doivent logiquement et spontanément souhaiter de s'agréger, mais celle qu'il faut protéger et qui doit garder la primauté qu'elle a l'impression qu'on lui conteste.

Bien sûr ce raisonnement ne touche pas tout le monde, bien sûr le modèle universel et le rêve de la France une et indivisible n'est pas mort, mais ce n'est tout de même plus la même chose.

Le gaullisme d'hier était un projet nationaliste sans le dire, puisqu'il n'y avait pas besoin de le dire.

A l'époque la France était encore dans son écrasante majorité de souche gauloise ou du moins blanche, majoritairement catholique mais laïque, attachée au drapeau et à un certain nombre d'invariants remontant loin dans le temps, synthétisant Ancien Régime et héritages des révolutions.

Tout cela allait donc de soi et on attendait de manière implicite la fusion des nouveaux arrivants, à qui on tenait souvent la dragée haute.

Les années 80 ont amené une rupture de ce modèle: le patriotisme, la laïcité, les symboles nationaux inclusifs, le protectionnisme et le centralisme jacobin ont été raillés et mis de côté, avant d'être récupérés par le Front National, qui les a mixés avec les vieux fonds de tous les perdants de la France moderne depuis la Révolution (certains royalistes et/ou maurrassiens, pétainistes, OAS, etc.).

La stratégie mitterrandienne n'est pas pour rien dans cet étrange détournement qui a fait que le patriotisme "classique" est devenu suspect et que ce parti douteux s'est finalement transformé en l'héritier dévoyé du général De Gaulle.

Mais ce FN dual est déjà débordé par une autre forme d'extrême droite: les Identitaires.

Ceux-ci vont plus loin et jettent le modèle jacobino-gaulliste aux orties. Ils voient les Français historiques comme un groupe ethnique enraciné, théorisent une politique de l'entre soi exclusif, déclarant s'inspirer pour cela des communautés immigrées dont ils constituent une sorte de miroir.

Si l'on est pessimiste, on peut penser qu'une espèce de "tribalisation" est doucement en train de se mettre en place, remplaçant ou complétant la discrimination spatiale basée sur l'origine sociale qui avait été jusque-là la règle, ce qui ne peut évidemment qu'avoir des conséquences très négatives.

La moindre d'entre elles me semble la fin de la solidarité nationale.

En effet, quand on préfère s'occuper "des siens", plus personne ne veut cotiser pour les autres. Cela se passe déjà dans d'autres pays.

En Belgique, le coût des transferts sociaux entre provinces est un des arguments des indépendantistes flamands. C'est la même chose en Italie avec la Ligue du nord ou en Espagne avec la Catalogne.

Rien n'empêche de penser que cela pourra être la même chose entre divers groupes en France.

Et cela peut même aller encore plus loin.

On pourrait retomber sur la stricte endogamie qui était la règle entre origines ethniques et religions jusqu'à la fin de l'époque coloniale.

La préférence raciale, ou religieuse, ou de caste, pourrait de nouveau devenir la norme, comme cela l'est encore dans tant de pays et de communautés sur le globe.

Et la régression pourrait aller jusqu'à se retrouver comme au temps de l'apartheid ou des régimes coloniaux, avec des isolats stricts et des affrontements brutaux entre ceux qui transgressent la règle et les gardiens de la communauté.

Et l'étape d'après c'est la guerre civile.

Ce portrait très noir ne correspond fort heureusement pas à la réalité d'aujourd'hui.

Les mariages et les quartiers ethniquement mixtes sont tout de même assez nombreux, et l'on voit bien que cahin-caha des non Européens apparaissent à tous les niveaux sociaux et ne sont plus cantonnés aux seuls sportifs et rappeurs.

Mais les forces centrifuges, qui se fortifient mutuellement (la boutade qui dit que Daesh revendique la victoire du FN aux régionales n'est pas si fausse) sont bien là, et dangereuses.

Le retour à une France tribalisée serait une catastrophe que nos dirigeants devraient tout faire pour éviter.

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