mardi 2 février 2016

La nouvelle guerre de Trente ans (4) - le printemps arabe et le jeu des puissances étrangères

Pour clore cette série de posts je parlerai de la crise qui secoue actuellement l'ex-grande Syrie.

Le printemps arabe

En 2011, l'immolation d'un marchand de légumes tunisien marqua le début d'un mouvement aussi irrépressible qu'inattendu dans le monde arabe.

Celui-ci allait en effet connaitre une série d'explosions sociales qui allaient stupéfier la planète entière et prendre également de cours les spécialistes de la région.

Ce suicide protestataire fut tout d'abord suivi par une véritable révolte en Tunisie, dont les habitants se soulevèrent spontanément et contraignirent bientôt le dictateur Ben Ali à la démission. Mais ce n'était qu'une première étape.

En effet la colère franchit les frontières et comme dans un jeu de dominos, tous les pays arabes (à l'exception de l'Algérie) connurent l'un après l'autre la même effervescence révolutionnaire.

Brusquement, ces régimes autoritaires qu'on avait finis par croire inamovibles, furent tous radicalement remis en cause par une rue déchaînée, jeune et connectée, aux cris de "Dégage!".

Après Ben Ali en Tunisie, ce fut le vieux Moubarak que les Égyptiens chassèrent, puis il y eut des émeutes au Bahreïn, au Yémen, en Libye, au Maroc, en Jordanie, en Syrie...

Cette étonnante cascade de contestations prit dans un premier temps tout le monde au dépourvu, mais les islamistes eurent tôt fait de rattraper le mouvement.

En effet, ces groupes constituent dans la plupart du monde arabe les seules forces d'opposition sérieuses.

Mieux organisés, ce sont les seuls à avoir une véritable prise sur des sociétés encore très traditionnelles, au contraire des mouvements démocratiques, laminés par des années de répression et souvent assimilés à l'Occident par le citoyen lambda.

Les réactions à ces explosions furent variées.

Les puissances du Golfe, comme d'habitude, éteignirent la contestation à grands coups de pétrodollars.

Le Maroc et la Jordanie jouèrent la carte des réformes (quand même modérées).

Le Bahreïn écrasa la révolte dans le sang (révolte chiite donc peu soutenue, voire applaudie par le monde sunnite).

En Libye, Khadafi aussi choisit la répression à outrance. Mais une coalition européenne, menée par la France de Sarkozy, entraîna la chute de l'inamovible Guide Suprême, laissant toutefois la place à un chaos dont le pays n'est toujours pas sorti.

Au Yémen, la guerre s'est internationalisée en un conflit qui, bien que moins médiatisé que les autres (peut-être parce qu'il est conduit par notre allié saoudien, sans doute aussi parce qu'il est plus loin), n'en est pas moins brutal et dont l'issue est plus qu'incertaine, la situation semblant là-bas aussi s'enliser.

Enfin, la Syrie et l'Irak sont entrés dans une guerre civile dont on ne voit pas le bout.

La guerre civile irako-syrienne: les acteurs sur le terrain

Dans la foulée du printemps arabe, des mouvements spontanés de contestation apparurent en Syrie, réprimés avec violence par un pouvoir réputé pour être impitoyable.

Mais cette fois-ci cela ne suffit et la situation, échappant au contrôle de l'état, dégénéra en guerre civile.

Initialement, l'opposition au régime alaouite regroupait différentes factions de la société syrienne: des démocrates, des indépendantistes Kurdes, des forces d'Al Qaeda et pléthore d'autres mouvements islamistes, toutes se retrouvant dans le désir de faire chuter la maison Assad et luttant de manière dispersée.

Puis peu à peu, un mouvement sortit du lot, que des victoires impressionnantes, un jusqu'au-boutisme spectaculaire et une cruauté délibérée propulsèrent au premier rang.

Issu d'Al Qaeda et né dans l'Irak américain, il y a beaucoup recruté au sein de la communauté arabe sunnite, grande perdante de la chute de Saddam Hussein puisque de dominante elle était devenue dominée.

En effet, après avoir renversé le Raïs, les USA avaient favorisé sans nuance la majorité chiite du pays, dont les leaders s'étaient empressé de se venger de leur oppression passée en ostracisant les anciens maîtres du pays.

En réaction, une partie des troupes de l'ancien régime, aguerries, bien formées et maîtrisant le terrain, rejoignit le groupe qui allait devenir l’État Islamique, ou Daesh, en lui apportant leur expérience et leur savoir-faire.

Ils remportèrent très vite des victoires spectaculaires, établirent une base territoriale puis se lancèrent à l'attaque de la Syrie.

Leur chef se proclama calife, exigea l'allégeance de l'ensemble de l'Oumma, et se mit à appliquer la charia dans toute sa rigueur sur les territoires contrôlés.

Si comme Al Qaeda, l'état islamique a pour but l'islamisation du monde, ses théoriciens diffèrent sur les moyens d'y parvenir.

Pour cela, ils ne comptent pas sur le déclenchement d'une révolution islamique généralisée, mais veulent partir d'une base territoriale concrète vouée à s'étendre par le Jihad (un peu comme la théorie du socialisme dans un seul pays avait fini par l'emporter au sein du bloc communiste).

Dès le début, ils se concentrèrent donc sur la mise en place d'un territoire viable, organisant leur domination avec un grand pragmatisme.

Le contrôle des zones pétrolières et agricoles, des ouvrages électriques comme les barrages, la réorganisation de l'éducation et des services de base ont ainsi été dès le début des priorités, afin d’entraîner une adhésion de leurs sujets basée sur autre chose que la peur, adhésion indispensable à la pérennité du projet.

Dans le même ordre d'idée, l'allégeance des tribus sunnites, au pouvoir crucial dans la région, est constamment recherchée, autant par la négociation (la redistribution des biens des minorités est un bon argument) que par la coercition.

Le califat mit également au point une propagande très élaborée, alimentant régulièrement internet avec des vidéos (en plusieurs langues) qui servent autant à faire peur à leurs ennemis qu'à recruter des volontaires, dont l'afflux permanent compense les pertes occasionnées au cours de combats qui ne cessent jamais.

Afin de susciter les vocations, ils ont aussi mis en place l'esclavage sexuel des minorités non reconnues par l'islam sunnite, à commencer par les chiites et les yézidis, considérés comme hérétiques voire diaboliques, et parfois les chrétiens, même si le statut de gens du livre de ces derniers les met théoriquement à l'abri du pire et fait qu'ils peuvent n'être "que" rançonnés et réduits à un statut d'infériorité légale.

L'obtention d'un esclave sexuel est une récompense pour le courage et l'engagement des soldats. Il constitue une motivation pour des troupes qui par ailleurs doivent respecter une stricte séparation des sexes.

On sait également que les soldats jihadistes font un usage massif du captagon, une puissante amphétamine qui supprime la fatigue et annihile la peur.

Des témoins et des repentis indiquent également que ce sont bien les Irakiens qui sont au cœur du dispositif.

Cet état tient depuis maintenant 4 ans, et guerroie continuellement avec ses voisins, même si sa progression connait désormais un coup d'arrêt.

En face d'eux, plusieurs adversaires.

Il y le gouvernement irakien, qui se maintient plutôt sur une ligne défensive.

Il y a le régime d'Assad qui résiste à tout prix, notamment à cause de la perspective d'un probable génocide des alaouites en cas de défaite (ils sont considérés comme hérétiques).

Il y a les milices kurdes, qui ont sauté sur l'occasion pour tenter d'agrandir leur zone en Irak et en contrôler d'autres en Syrie.

Il y a également d'autres mouvements, islamistes ou non, ou encore l'armée syrienne libre, plutôt démocratique et dont on a quasiment fini par oublier l'existence.

Il y a enfin les intervenants extérieurs, de plus en plus nombreux.

La guerre civile irako-syrienne: les interventions extérieures

La violence de cette guerre interpella les Occidentaux, d'abord selon une ligne très anti-Assad, mais avec la crainte d'un "syndrome taliban", c'est-à-dire la peur qu'une aide matérielle à la guerre ne se tourne finalement contre eux.

Celle qu'ils fournirent aux rebelles fut donc très limitée, d'autant que le régime, jouant sur ces inquiétudes, libéra nombre de prisonniers islamistes de façon à dénaturer les forces d'opposition et à se poser en recours ("Moi ou le Jihad").

En revanche les Kurdes, premiers vrais résistants au califat, furent rapidement armés et appuyés par l'aviation occidentale, ce qui permit de sanctuariser leur région (cette aide aux Kurdes avait déjà été une carte jouée lors des guerres du Golfe).

Cette politique n'est pas du tout du goût de la Turquie.

D'abord parce que la sensibilité islamiste sunnite d'Erdogan est très anti-Assad.

Ensuite parce que le califat fait son affaire en écrasant les Kurdes, ces éternels ennemis de l'intérieur vus comme une menace pour l'unité de la nation.

Ankara interdit donc aux volontaires kurdes turcs d'aller défendre la ville de Kobané, alors même qu'il laissait passer tous les apprentis djihadistes européens venus grossir les rangs de l'état islamique, et qu'il fermait les yeux sur la contrebande économiquement indispensable à ce dernier.

Des journalistes courageux ayant eu le courage de dénoncer la collusion État islamique-Turquie se sont d'ailleurs retrouvés emprisonnés.

De leur côté, les états du Golfe commencèrent par aider eux aussi plus ou moins directement l'état islamique, qu'ils chargeaient implicitement de casser l'arc chiite dominé par l'Iran depuis la chute de Saddam Hussein.

Dans l'autre camp, Bachar al-Assad a aussi pu compter sur plusieurs alliés.

Le premier est bien sur l'Iran, qui a un besoin vital de garder son lien avec le Liban et un poids dans la région.

A cette fin, il envoie à Damas de grandes quantités d'argent ainsi que des troupes, y compris des "volontaires" issus des rangs de la puissante armée du Hezbollah libanais.

Ces deux acteurs étant par essence des ennemis naturels de Daesh, dont l'idéologie considère qu'ils sont des hérétiques voués à la destruction, leur alliance est naturelle.

Mais Assad possède aussi un autre atout des plus sérieux: l'alliance avec la Russie de Vladimir Poutine.

Les liens entre la Syrie et la Russie sont anciens.

Tout d'abord, Damas loue le port de Tartous à Moscou depuis des décennies, donnant à la Russie un accès stratégique à la Méditerranée qu'elle entend bien préserver, d'autant que les Assad sont également un important client de leur industrie militaire et qu'elle n'a plus d'autre allié dans la région.

En effet, la chute de Khadafi fut un mauvais coup pour Moscou, ce dernier représentant 10% de ses ventes d'armes et constituant un autre contrepoids à l'hégémonie occidentale dans le monde arabo-méditerranéen.

Pour toutes ces raisons, et aussi pour rompre l'isolement diplomatique où elle était plongée depuis l'annexion de la Crimée, la Russie entra dans le jeu syrien.

Elle le fit par un lâcher spectaculaire de missiles envoyés depuis la Baltique sur plusieurs sites de l’État islamique, avant de prendre position sur le sol syrien et de multiplier les frappes aériennes (au passage, elle se fâcha avec la Turquie).

Un autre tournant du conflit fut atteint en novembre 2015, lorsque les massacres aveugles orchestrés à Paris firent opérer à la France un abandon de son intransigeante position anti-Assad et l'amena à considérer l'état islamique comme le premier danger.

Ces attentats mirent les puissances du Golfe sur la sellette, leur évidente proximité idéologique avec l’État islamique étant enfin soulignée.

En conséquence, à leur tour elles se désolidarisèrent officiellement de l'EI, d'autant plus que le retour en grâce diplomatique de l'Iran les marginalise encore un peu plus.

La Turquie, quant à elle, choisit de faire du chantage aux réfugiés pour éviter les sanctions de son action anti kurde et pro EI.

De par sa situation géographique et étant l'un des pays ayant accueilli le plus de fuyards, elle a en effet la main pour les laisser selon son bon gré partir ou non vers une Europe incapable de les gérer, et ne s'en prive pas pour se faire entendre.

Quelle issue?

Aujourd'hui aucun avenir clair ne semble se dessiner pour l'ex grande Syrie.

Certes les frappes conjointes des Russes, des Américains et des Européens mettent l’État islamique en difficulté, un prix du pétrole qui n'a jamais été aussi bas aggravant sa situation en diminuant ses ressources.

Toutefois ils sont loin d'être morts, et le Yémen et la Libye, enfoncés dans des guerres civiles, sont autant de zones de repli annoncées pour leurs troupes.

Sans compter que l'attractivité du califat pour les musulmans paumés du monde entier ne baisse pas et qu'une éventuelle chute ne résoudrait pas la question sunnite qui l'a engendré.

On constate aussi que ce conflit a des conséquences graves sur le voisinage immédiat: le Liban est au bord de l'explosion, la péninsule arabique est sous pression et la Turquie semble repartie pour une guerre civile avec ses Kurdes.

Enfin, si toutes les puissances extérieures semblent maintenant souhaiter la chute de l'état islamique, y compris celles qui l'avaient encouragé et financé, les directions choisies s'opposent, notamment sur le rôle des Kurdes et d'Assad.

La sortie de crise ne semble donc pas à l'ordre du jour.

En revanche, une partie des conséquences de cette guerre parait déjà actée.

Tout d'abord c'est la fin des minorités et de l'entremêlement millénaire des communautés.

Les gigantesques mouvements de population dont l'afflux brutal de réfugiés en Europe l'an dernier met en évidence l'ampleur (on parle de plus de dix millions de personnes déplacées), y ont mis fin de manière durable.

Autant Assad que l'EI s'emploient en effet à "nettoyer" les zones qu'ils contrôlent, le premier pilonnant sans relâche les sunnites pour les faire partir, le second massacrant yézidis et chiites et chassant les chrétiens.

Dans les autres zones, ce n'est guère mieux.

En Irak, jadis officiellement laïc et à la population plutôt mélangée, la ségrégation religieuse est de règle depuis l'occupation américaine et l'état passe des lois discriminant les quelques chrétiens qui restent (par exemple l'une veut obliger les chrétiennes à se voiler, l'autre force les enfants de couples mixtes à être musulmans, etc).

Côté kurde, ils semblent avoir réussi à contrôler deux zones, qu'ils ne voudront probablement jamais lâcher et qui constituent une étape de plus vers la reconnaissance de leur état, même si Ankara fait et fera tout pour éviter leur jonction.

Tous ces éléments, sans même parler des destructions colossales qui empêchent la réinstallation des gens, fait qu'il parait bien difficile d'imaginer que les frontières soient rétablies telles qu'elles étaient jusque-là, et surtout que la carte des populations reste la même.

Tout semble donc indiquer que le conflit va se prolonger encore très longtemps, et que si sa résolution implique la fin de Daesh dans sa forme actuelle, elle ne pourra être que politique, avec des accords entre des acteurs revenus sur le champ des négociations. Ce qui semble pour le moment improbable, même à moyen terme.

En conclusion, tout comme la guerre de Trente ans ou plus près de nous, les guerres yougoslaves, nous assistons en direct à la fin sanglante d'une ère.

Nul ne sait ce qui en sortira, il est bien difficile de trouver qui sont les bons et les méchants et de dégager une direction.

Comme le dit l'article qui m'a inspiré cette série, devant une telle situation, il ne faut sans doute pas être trop ambitieux.

Nous ne pouvons pas apporter d'un coup de baguette magique (ou par une invasion comme le croyait G.W. Bush) un régime "prêt à installer" qui réconcilierait miraculeusement les gens et trouverait un équilibre en un claquement de doigts.

Il faut sans doute plutôt s'attacher à limiter les horreurs, faire savoir aux bourreaux qu'ils payeront un jour (les précédents de Thomas Lubanga ou Slobodan Milosevic sont une bonne chose), aider au maximum les victimes et inciter sans relâche les gens à négocier.

Car la solution ne pouvant en fait venir que des belligérants eux-mêmes, le but doit être de tout faire pour les pousser vers le politique, tout en limitant les atrocités et protégeant tous ceux que l'on peut.

Çà peut évidemment sembler bien peu. Mais c'est loin d'être simple ou anodin, et l'expérience comme l'Histoire nous montrent qu'il n'y a guère plus à faire.

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