mardi 13 août 2013

Quartier populaire, quartier immigré ou comment je suis devenu blanc

Je fréquente régulièrement la Porte de Montreuil, dans l'est parisien (juste après la porte de Bagnolet, dont la gare internationale m'a jadis inspiré un autre article), et j'ai longtemps vécu dans une commune dite populaire près du Treizième Arrondissement de la capitale.

Ce qualificatif de populaire, et notamment le fait que dans l'inconscient journalistique ce soit devenu un euphémisme pour dire immigré, ainsi que le spectacle des rues où je passe m'ont inspiré le post d'aujourd'hui.

De fait, une des caractéristiques majeures de ces endroits est la présence immigrée, ou plutôt les présences immigrées puisque plusieurs communautés y cohabitent, plus ou moins nombreuses, plus ou moins anciennement présentes.

Outre les visages et les vêtements des gens que l’on y croise, on se rend compte que l’espace public est investi par ces communautés et des offres qui leur sont spécifiques, qu’elles soient politiques, économiques ou culturelles.

Il y a les commerces ethniques, supérettes voire supermarchés de produits asiatiques, magasins spécialisés pour tel ou tel pays d’Afrique, boutiques proposant des produits d’Europe de l’est, supermarchés casher, et naturellement le halal sous toutes ses formes, depuis la boucherie traditionnelle jusqu’au "Hal'shop" branché.

Il y a les restaurants, qui se divisent en deux catégories.

D’un côté, ceux qui sont plutôt destinés à tout le monde, voire plutôt tournés vers les Français en quête d’exotisme.

De l’autre, ceux qui sont plutôt fréquentés par les communautés elles-mêmes. Souvent moins chers, plus discrets voire carrément anonymes, ils sont parfois plus proches d’une cantine qu'un d'un lieu de gastronomie.

Il y a l’offre cosmétique, avec les coiffeurs et les esthéticiens destinées aux peaux noires et aux cheveux crépus, dont certains proposent aussi de ces sinistres produits toxiques (et interdits) qui décolorent la peau.

Il y a les boutiques qui vendent des vêtements islamiques : qamis pour les hommes, robes amples et foulards de tout style pour les femmes.

Toujours à propos de l’islam, la physionomie de certains de ces quartiers change pour le ramadan au moins autant que pour la période de Noël : étals dans les rues, queues monstres et embouteillages devant les boucheries ou les pâtisseries, etc.

A nouveau dans le domaine religieux, j’ai également été frappé par les affiches des prêtres stars des églises évangéliques (vues porte de Montreuil et au Kremlin-Bicêtre), que j’ai tout d’abord pris pour des musiciens en tournée (!).

En effet, même esthétique, même côté racoleur, même slogans choc…ces pasteurs, généralement africains ou antillais, proposent des séminaires, des cérémonies, etc., s’affichant dans des poses qui ne font pas vraiment penser à l’humilité chrétienne.

La politique est également très présente. Cela va du candidat aux élections françaises qui se prévaut de ses origines (vu dans le XIIIe pour je ne sais plus quel parti : "votez pour un candidat qui vous ressemble" avec le portrait d’un Asiatique) à l’ensemble des candidats d’une élection nationale.

Aux portes d’Italie et de Montreuil, j’ai ainsi eu un aperçu assez précis des listes en présence pour des élections algériennes et tunisiennes (au passage, la langue de bois des slogans n’avait rien à envier à la nôtre !).

Je suis également tombé sur des affiches pour des élections dans d’autres pays musulmans mais, n’étant pas écrites en français, je n’ai pas pu les identifier.

Dans ce domaine, le summum reste en tout cas cette africaine vue dans la ligne 9 et dont la robe était imprimée de nombreux "Votez Alassane Ouatarra" entourant des photos du président actuel de la Côte d’Ivoire.

On voit aussi très souvent des affiches pour des concerts donnés par tel ou tel artiste d’une communauté. J’en ai vu énormément Porte de Montreuil : réveillon et concerts roumains, nuits berbères, jour de l’an turc, etc.

Elles sont généralement assez cheap, aux couleurs pétantes et au mauvais papier, ne s’embarrassent pas de fioritures et visent clairement la diaspora, n’étant écrites en français que dans le cas de pays francophones ou de communautés à la présence très ancienne.

Parfois, on y voit quand même une référence plus ou moins discrète à Paris. Je me souviens notamment d’une affiche avec un homme barbu en turban et veste flashy (indien ?) flanqué d’une incrustation de la tour Eiffel non moins flashy et d’un "First time in France".

La dernière occupation de l’espace public, plus récente et bien plus tragique, est l’apparition des campements de rroms d’Europe de l‘est.

Ces camps de baraques, ces camions immatriculés en Roumanie ou en Bulgarie, ces tentes où des familles s’entassent dans des conditions inouïes sur le moindre espace libre (terrains vagues, jardins inoccupés, entrées d’autoroute), ressuscitent les bidonvilles d'antan.

L’installation et la mise en place de toutes ces communautés s’est faite avec le temps et selon différentes modalités.

Les noyaux des communautés les plus anciennes ont été créées dans le cadre de l’immigration de travail, qu’elle soit coloniale ou immigrée.

Maghrébins et Portugais ont ainsi été recrutés au pays par notre patronat comme l’avaient été Italiens et Polonais avant eux.

Dans le même temps, d’autres sont venus en suivant des stratégies basées sur les solidarités familiales et villageoises.

Un commerce est ouvert, tenus par des frères ou des gens du même village qui viennent quelques mois à tour de rôle s’en occuper, vivant de façon spartiate, dormant dans l’arrière-salle et laissant la famille au village.

Cette formule, qui fut celle des Auvergnats, a été suivie par les Tunisiens, les Marocains (les fameux "Arabes du coin") et par les Chinois.

Depuis il y a eu la pénurie de travail.

Certaines communautés, notamment les Chinois, continuent cependant à recruter à l’étranger, de façon souvent clandestine et en faisant payer le prix fort à la malheureuse main d’oeuvre, et/ou pariant sur des régularisations régulières.

En parallèle, et de façon légale cette fois-ci, beaucoup d’employeurs, y compris d’origine étrangère, continuent à préférer un immigré docile et mal payé à un de leurs enfants nés en France, plus exigeant et plus au fait du droit du travail : ils recrutent donc encore de préférence "au bled".

Cependant, l’immigration de travail n’est plus aujourd'hui le principal canal d’immigration. Le mariage et les enfants sont désormais la voie numéro une pour s’installer dans l’Hexagone.

Dans beaucoup de communautés, on continue à marier ses enfants de préférence (parfois c’est même une obligation) avec des candidat(e)s recruté(e)s au pays.

Très médiatisés, il y a bien sur les mariages blancs, lorsque l’époux avec papier se fait payer, ainsi que les mariages gris, quand l’étranger abuse le Français (qui peut être de la même origine que lui) dans le but d’être naturalisé.

Un autre cas, auquel correspondent les tests ADN qui ont été un temps proposés par l’UMP pour vérifier la filiation, est celui des enfants faussement déclarés pour les faire venir en France.

Au sein même du territoire, on peut aussi observer des stratégies qui créent à terme des enclaves.

Je connais par exemple le cas d’une famille chinoise dont les parents, les enfants et les proches ont tous acheté un groupe de maisons dans une banlieue mal cotée, y créant de fait un noyau solidaire chinois.

Enfin, il faut noter qu’en France, les populations immigrées ont en moyenne un niveau de qualification très inférieur à la moyenne nationale (contrairement par exemple au Canada et au Royaume-Uni) et un taux de fécondité supérieur à celui de la moyenne nationale.

Cet ensemble de mouvements démographiques et migratoires, ces stratégies et ces caractéristiques entrainent le fait suivant : dans la majeure partie des cas, les immigrés font partie des classes populaires, surtout à leur arrivée en France, et ils se concentrent fort logiquement dans les quartiers populaires, ce qui saute aux yeux lorsqu’on débarque dans l’un d’eux.

Il est donc facile de faire le raccourci quartier populaire = quartier immigré. Est-ce à dire que les Français de souche ont tous quitté cette classe et ces lieux ? Évidemment non.

Il reste en effet un très grand nombre de Français, j'entends par là Français de souche, qui font partie des classes populaires, voire qui sont pauvres. Mais ils sont invisibles.

Invisibles parce que n’ayant pas de revendications communautaires, qu’on estime déplacées et racistes (voire suspectes de FN depuis la stratégie mise en place par la gauche dans les années 80 pour disqualifier habilement toute une partie de la droite).

Invisibles parce qu’ayant moins d’enfants, ils deviennent effectivement de plus en plus minoritaires.

Invisibles aussi parce qu’ils ont mis en place des stratégies d’évitement de ces quartiers immigrés.

Plusieurs études, dont le fameux Fractures françaises de Christophe Guilluy et Les yeux grands fermés de Michèle Tribalat ont en effet mis en évidence un véritable "white flight" à la française.

C’est-à-dire que depuis les années 70 à peu près, on constate une fuite des Français hors des zones où se concentrent les immigrés.

La cible est soit, pour ceux qui en ont les moyens, les centres villes ou les quartiers plus huppés, soit pour les autres des banlieues plus lointaines et du périurbain, le transport et la proximité étant alors sacrifiés au profit d’un entre-soi plus rassurant, de la préservation d’une culture majoritaire qui soit la sienne.

Bref, la classe populaire "blanche" est désormais à la fois loin des centre villes où vivent les décideurs et les faiseurs d’opinion et loin des quartiers et banlieues immigrés qui restent elles au contact desdits décideurs et faiseurs d’opinion.

Ainsi, on a le sentiment qu’elle n’existe plus, réapparaissant seulement lors des élections présidentielles.

Le coup de tonnerre de 2002 avec Jean-Marie Le Pen au second tour a été analysé dans ce sens, et en 2007 est apparu le fait qu’il y avait deux classes populaires. La classe populaire immigrée a voté Ségolène Royal, et la classe populaire blanche Nicolas Sarkozy.

Ce constat, qui est éminemment inquiétant, a longtemps été peu relayé et pris en compte, l’ouvrage de Guilluy étant le premier médiatisé à mettre les pieds dans ce plat.

C’est d’ailleurs à un chapitre de ce livre que j’ai pris la deuxième partie de mon titre "Comment je suis devenu blanc", qui correspond assez bien à mon expérience personnelle.

Parce que c'est vrai, je suis devenu blanc, ce qui m’a fait quitter la classe populaire de mes origines, alors qu'avant je ne l'étais pas, en tout cas je ne me limitais pas à ça.

Remontons au début, c’est-à-dire à mon accès aux études supérieures. En arrivant dans le monde étudiant, j'ai compris que j'étais fauché, grossier, mal éduqué.

La comparaison avec la majorité de mes collègues, leur rapport à l’argent, leurs vêtements, leurs vécus, le type de vacances qu'ils faisaient, tout me séparait d'eux.

Une part de cette différence venait des faibles moyens de ma famille, et donc bel et bien de ma classe sociale.

Depuis, le fameux ascenseur social a fonctionné pour moi, et j'ai changé de niveau de revenu et de situation. Ce qui m’a fait me retrouver encore plus entouré de gens qui ont la patine et les habitudes bourgeoises qui ne s'acquièrent que depuis le berceau.

Ils ne sont pas pire que les "prolos" que j'ai côtoyés à l'école, au collège ou à l'armée (et qui en ont souvent fait baver à l'intellectuel peu viril que je suis) mais des fois ils me mettent mal à l'aise. Leurs préjugés, tout aussi fréquents que chez les autres, peuvent me scandaliser.

Nombre d’entre eux peuvent être sympa et généreux, mais il y a des choses qu'ils ne peuvent pas comprendre et qui, lorsqu'elles viennent sur le tapis, me rapprochent des gens ex HLM ou des immigrés pauvres, qui eux non plus n'ont pas fait de plongée sous-marine en Corse lorsqu'ils étaient adolescents par exemple.

Ceci pour indiquer que bien qu’étant monté socialement, je m’identifie comme issu de la classe populaire française. Ce qui ne fait d'ailleurs de moi ni quelqu'un de meilleur, ni quelqu'un de pire, c'est un simple fait.

Après avoir travaillé une petite dizaine d’années, j’ai débarqué en Ile-de-France et, faute d’appui pour me loger dans un quartier huppé et central, je me suis installé dans une de ces banlieues populaires que j’ai décrites plus haut et dans un vieux post.

Quand on arrive de province, et surtout de la campagne, le melting-pot sur lequel on tombe est assez déroutant, parce que c’est finalement quelque chose dont on parle peu, quelque chose que l’on n’a pas conscientisé dans l’image que l’on se fait de la France.

En effet, dans les grands médias, que ce soit les films, les publicités, l’offre culturelle généraliste, tout se passe comme si on occultait cet aspect-là de notre pays.

C’est un peu comme si ces mondes, pourtant souvent structurés, anciens et pérennes, n’existaient pas vraiment, comme s’ils étaient de trop, transitoires, comme si, tous ces gens allant naturellement et rapidement se fondre dans le moule républicain, il était ridicule de les évoquer.

En même temps, et c’est là qu’éclate bien la schizophrénie de ce pays, ils sont tacitement reconnus et prise en compte : les politiques draguent les communautés, écoles et administrations s’y adaptent en catimini, etc.

Mais revenons à mon cas. Mon arrivée dans le grand bain francilien m'a en fait beaucoup "blanchi" et francisé, et donc assimilé à un bourgeois.

En effet, quelles qu'aient été ma vie passées et les conditions socio-économique que j’ai pu connaitre, cette origine est une marque qui me sépare toujours des immigrés à un moment ou à un autre et m’assimile à une forme de privilégié.

Le fait d’avoir une conjointe étrangère m’ a aidé à prendre conscience de ça. Elle recueille en effet souvent des confidences de Maghrébins ou d'Africains parce qu'elle vient d'un pays pauvre elle aussi et qu'elle n'est pas "Française".

Bon, elle en reçoit aussi de Français de souche parce qu'elle est blanche, mais ce n'est pas pareil, il y aura toujours une réserve due à ses origines.

A contrario, entre Français des quartiers j’ai pu noter qu’il existe aussi un langage codé, une forme de "on se comprend" qui passe, même entre personnes qui se connaissent peu. On parle d'immigrés sans en parler, avec des métaphores tacites mais dont personne n'est dupe.

Ainsi je sais à quoi correspondent les "bonnes familles" de ma nouvelle commune (et surtout à quoi correspondent les mauvaises) dont m'a parlé l’artisan qui travaillait dans mon appartement.

Ainsi je sais aussi ce dont on parlait quand on évoquait les commerces de l'avenue principale de la commune que j’ai quittée avec ma nounou ou mon kiné.

En caricaturant à peine, pour les immigrés je suis blanc, donc bourgeois et privilégié, y compris à l’époque où je vivais, pour une question de moyens, dans une banlieue où ils étaient majoritaires.

Et même si je parle de toute la première partie de ma vie, de mon absence de vacances, de mes vêtements pourris et de tous les sacrifices que j’ai du faire, on ne me croit généralement pas, et je lis dans les regards que je suis un Français qui veut faire comme si. Je suis devenu "blanc", avec le préjugé qui va avec.

C’est très perturbant.

C’est aussi très inquiétant. Ce pays me semble de plus en plus divisé selon les origines ethniques de ses habitants, les "fractures françaises" évoquées par Guilluy coupant les classes sociales l’habitant, ce qui nous fait courir un très gros risque à moyen terme.

Que faudrait-il faire par contre, je n'en sais rien...

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