dimanche 5 avril 2015

Livres (11): Arlington Park (une illustration du "plafond" de toute vie)

Ma femme m'a récemment fait remarquer que depuis quelques années, lorsqu'on sort et qu'on voit des amis, la conversation tourne très souvent autour de la gastronomie, un sujet également très présent lors des discussions entre collègues.

De mon côté, c'est l'importance du boulot qui me frappe régulièrement lors des soirées entre quadras.

La dernière fois que je me suis retrouvé dans un de ces moments où des gens qui ne se connaissent pas encore se rencontrent, j'ai essayé de me rappeler l'évolution de la conversation type au fur et à mesure que j'ai avancé en âge.

De l'enfance j'ai peu de souvenirs sur la façon dont j'agissais dans ce cas.

Le jeu, beaucoup, j'imagine, la comparaison parfois, le désir de se montrer et de découvrir. En voyant mes enfants, je suis en tout cas impressionné par leur facilité à se lier, par leur futilité et leur joie simple et directe aussi.

A l'adolescence, sans doute la période la plus sociable, on parle de filles, de musique, d'états d'âme, d'incompréhension des autres, d'alcool et de fêtes, de l'école et de la famille subies.

Il y a aussi beaucoup de vannes et de déconne, d’esbroufe. Certains évoquent le sport et les bagnoles, les bastons, leurs vacances (vues sous l'angle des potes exclusivement).

Puis avec les études supérieures, l'avenir commence à être envisagé, certains partent vers des activités plus avancées, on parle souvent "fric", besoin récurrent pour la consommation culturelle.

Au sortir de cette période, entre vingt et trente ans, la recherche de boulot devient prioritaire, puis les premières expériences professionnelles.

On parle toujours fêtes et potes mais un peu moins, surtout à partir du moment où l'on se met en couple.

A la trentaine vient le temps de l'installation proprement dite: achats immobiliers, enfants, mariages, projets d'installation divers et variés.

Cette décennie est vraiment celle du basculement pour la plupart d'entre nous, de l'entrée dans l'âge adulte.

Puis à partir de quarante ans, pour peu qu'on ait "réussi" les étapes précédentes (études, conjoint, emploi, enfants, maison), on atteint une sorte de plafond, qui coïncide avec le milieu de la vie.

Désormais les passages obligés sont derrière, on est chargés de famille, s'occupant des enfants si on en a, et de plus en plus des parents qui déclinent (d'ailleurs on commence également à se préoccuper de sa propre santé).

Faire des projets semble devenir plus lourd, plus difficile, moins évident aussi car les étapes sociales prédéfinies sont atteintes et qu'on se rend souvent compte que sortis de ça on n'a que peu d'idées originales.

Avoir atteint ses objectifs est d'ailleurs paradoxal. Cela procure souvent un sentiment de vide, l'impression d'avoir perdu un moteur.

Combien de gens ayant famille, maison et emploi rémunérateur finissent par déprimer ou par fantasmer une autre vie, disant détester la leur? Combien ont l'impression de s'être fourvoyés, d'avoir lâchement suivi une voie conformiste et non leurs aspirations profondes?

Alain Souchon dans son titre le bagad de Lann Bihoue décrit cette frustration avec talent.

C'est également un peu le sujet de l'ouvrage dont je parle aujourd'hui: Arlington Park, de Rachel Cusk.

Dans ce livre, l'auteur décrit une banlieue anglaise huppée, un de ces endroits qui existent dans toutes les grandes villes modernes du monde.

C'est une petite enclave pavillonnaire ayant gardé ses vieilles maisons avec jardin, préservant au coeur de la ville l'image du village qui est aujourd'hui le fantasme et le luxe.

Dans ce décor, on suit la vie d'un certain nombre de femmes, toutes différentes, mais qui ont en commun l'aisance financière et la maternité.

Pour la plupart, Arlington Park est le résultat d'un long combat, d'une quête d'opportunité pour arriver là-bas. Et le poids de cette quête passée, tout comme le sentiment d'être privilégiées leur font hésiter à assumer leur frustration, leur ennui.

Parce qu'en effet, elles sont toutes, d'une manière ou d'une autre frustrées, inquiètes, angoissées.

Il y a une intellectuelle ex-londonienne échouée là "pour les enfants" d'un commun accord avec son mari et qui se sent régresser intellectuellement et socialement.

Il y a une fille issue d'un milieu populaire, affirmant avec ostentation le mérite qu'elle a eu d'arriver là et son plaisir d'assumer toutes les prérogatives de son nouveau milieu.

En même temps, on sent qu'elle garde certains traits de caractère et attitudes de sa jeunesse, et que même si elle méprise cet héritage, elle étouffe parfois dans les manières bourgeoises de ses voisines.

Il y a l'effacée, entièrement dévouée à sa progéniture et qui décide de louer la chambre d'amie de sa maison. Elle affirme le faire pour l'argent, mais en fait s'accroche à l'étudiante italienne qui s'y installe comme à une bouée de sauvetage.

Il y a l'enseignante engagée que la satisfaction repue de ces concitoyennes révolte.

Ce livre montre aussi le poids que peut représenter cette "vie domestique" (comme est titré le film français qu'il a inspiré), l'effacement derrière des enfants dans lesquels on se surinvestit au risque de se perdre, et la culpabilité d'en souffrir.

J'ai trouvé ce livre très bien vu et il m'a rappelé beaucoup de situations que j'ai pu constater autour de moi, voire vivre moi-même. Il colle parfaitement à ce sentiment de plafond angoissant, cette impression de resserrement des possibilités et de perte qu'on peut ressentir dans ce contexte.

Ça m'a rappelé un ami qui, parti de très bas, a obtenu à la trentaine un poste en or sur tous les plans.

Mais cet événement lui a en quelque sorte coupé les ailes, et il ronge désormais son frein, sans oser vraiment l'admettre et encore moins partir, ayant conscience des conditions uniques de sa situation.

Il s'est heurté au plafond, en quelque sorte.

Quoi qu'il en soit, Arlington Park est un beau livre, pour réfléchir.


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