jeudi 28 mars 2024

Ecriture, idéogrammes et alphabets

Savoir lire a été un des événements les plus marquants de mon existence.

Je me souviens encore du moment où je me suis rendu compte que ça y était, j'y étais arrivé. C'était à l'école, dans un petit livre pour enfants dont j’ai oublié le titre (je me souviens qu’il parlait d'une fille qui skiait).

La chose écrite me fascine.

Que l'homme ait réussi à transcrire ce qu'il dit sur des supports physiques est quelque chose d'assez magique, quand on y pense.

L'écriture permet la transmission, la conservation, la diffusion, la standardisation, elle est un liant différent de l'oral et a pu donner une supériorité à ceux qui l'ont adoptée en premier.

J'ai vite eu la notion de la diversité des langues, ne serait-ce qu'à cause du patois encore beaucoup parlé dans mon village, mais je ne sais plus quand je me suis rendu compte que je ne savais lire qu'en français, et qu'il existait des centaines d'autres façons de transcrire un langage.

Je me souviens que dans les mystérieuses cités d'or, l'héroïne Zia est convoitée pour son savoir dans la lecture des quipus, système à base de cordelettes nouées que j'ai alors découvert.

Il semble qu'il se soit plutôt agi de données chiffrées, mais il n'empêche que l'idée d'une autre façon de coder était là.

Par ma famille travaillant dans le social, j'ai aussi eu vent du Braille, cette écriture des aveugles que l'on lit avec les doigts, ce qui m'émerveilla.

L'étude des civilisations anciennes me fit rencontrer les hiéroglyphes égyptiens, cette écriture à base de signes dont un vague équivalent serait peut-être les idéogrammes chinois.

Dans ces systèmes, l'écriture est faite avec des symboles, dont la liste n'est pas finie, l'érudition se mesurant au nombre de symboles connus. On peut donc connaitre « un peu » la lecture et l’écriture, laquelle peut d'ailleurs s’enrichir avec de nouveaux signes au cours du temps.

Et puis arrivent les alphabets.

Un alphabet est une liste finie de signes, qu'en combinant à l'infini on va pouvoir utiliser pour transcrire tous les sons, tous les mots, toutes les idées.

C'est une prouesse, équivalente au codage mathématique où à l'aide de 10 codes (du moins dans la base décimale) on peut exprimer toutes les grandeurs du monde.

L'alphabet est supérieur aux idéogrammes par cette finitude du nombre de signes, notamment depuis l'arrivée de l'imprimerie, puis de l'informatique, ces outils qui permettent la standardisation, la multiplication de l'écrit et l'automatisation de l'écriture.

Les langues à idéogrammes ont d'ailleurs souvent un équivalent alphabétique, généralement basé sur l'alphabet latin, comme le romaji pour le japonais ou le hanyu pinyin pour le chinois.

Pour nous, Européens, il y a principalement l'alphabet latin. Celui-ci se base sur une suite limitée de signes, les lettres.

En français, il y en a vingt-six, plus les variations accentuées des voyelles. Les autres langues qui l’utilisent ont la même base, avec souvent quelques variantes côté accent ou dans la liste des lettres elles-mêmes.

Sur notre continent sont également nés deux autres alphabets.

Tout d'abord le grec, très ancien et dont l'aire d'utilisation se limite à la Grèce et à Chypre, même si ses lettres sont abondamment utilisées dans les sciences (le nombre Pi par exemple).

Et ensuite le cyrillique, du nom de Cyrille, un des moines bulgares qui le créèrent à partir de l'alphabet grec pour écrire leur langue.

Du fait de l’extraordinaire expansion coloniale des puissances d’Europe occidentale, l’alphabet latin est devenu le plus répandu sur le globe, adopté dans des zones aux antipodes du continent où il est né, notamment dans plusieurs pays d’Afrique et d'Asie.

Suivant initialement le développement du christianisme orthodoxe, l’alphabet cyrillique s'est lui aussi répandu très loin de son lieu d'origine.

Les Russes, qui l’ont adopté, puis les Soviétiques, l’imposèrent en effet dans tout leur empire, y compris dans les pays d'Asie centrale dont les langues n'avaient rien à voir avec le monde slave.

En Europe existait aussi un quatrième alphabet, celui utilisé par la minorité juive. Il le fut essentiellement, y compris sous forme imprimée, pour la langue yiddish, le dialecte germanique véhiculaire des communautés de toute l'Europe et de ses extensions.

Ben Yehoudah réutilisa cet alphabet lorsqu'il codifia la langue hébraïque moderne, indissociable du sionisme et d'Israël.
 
La Shoah et la création de cet état sonnèrent d'ailleurs le glas du yiddish, passé désormais au statut de langue morte, disparue en même temps que le monde de ses locuteurs, les survivants du génocide émigrant ou changeant de langue.

Cette bascule d’un alphabet d'une langue vivante abandonnée vers une langue morte ressuscitée n'a guère d'équivalent à ma connaissance.

Hors d’Europe, il existe un autre alphabet dont l'expansion fut fulgurante et liée à une conquête et au développement d’une religion: l'alphabet arabe.

La langue arabe, initialement présente dans la seule péninsule éponyme, est censée être celle dans laquelle Allah s'adressa aux hommes, ce qui lui donne un prestige inégalé pour les croyants de cette religion : elle n’est pas seulement la langue des conquérants, mais aussi celle de Dieu.

De ce fait, l'usage de l’alphabet arabe suivit le développement de l'empire arabo-musulman, et il fut utilisé pour codifier ou recodifier les langues des pays conquis et convertis, comme le persan et l'ourdou.

Grosso modo aujourd'hui encore l’aire d'expansion de cet alphabet est contenue dans celle de la culture islamique.

A côté de ces alphabets majeurs existent également quantité d'autres écritures plus ou moins locales, essentiellement en Asie, continent alphabétisé longtemps avant les colonisations.

A contrario, l'Afrique, malgré une diversité linguistique inégalée, n'a que très peu d'alphabets indigènes. Du fait de cultures essentiellement orales, les différents pays ont généralement gardé l'alphabet des conquérants, quand ce n'est pas carrément la langue de ces derniers.

Parmi les alphabets minoritaires, certains, à l’instar de de l’alphabet hébraïque ou de l’alphabet grec, ne sont utilisés pour une langue officielle que dans un seul pays ou dans un petit ensemble de pays.

Citons l’alphabet guèze, usité en Ethiopie et en Erythrée, ou les alphabets arménien et géorgien, correspondants aux pays en question.

Comme jadis le yiddish pour les juifs d'Europe, il existe également des alphabets utilisés par des minorités, que leurs langues soient reconnues ou non. Ainsi le tifinagh est l’alphabet des langues berbères d’Afrique du nord, dont le kabyle algérien, très présent en France, offre un bon exemple.

Certaines langues amérindiennes ont, ou ont eu elles aussi leurs propres alphabets. Aujourd’hui les Inuits canadiens semblent en utiliser un.

De même devant l'expansion du colonialisme américain, les Cherokees avait inventé leur propre alphabet syllabaire qui connut un certain succès, même si cette langue est elle aussi en voie de disparition.

La question du statut des langues minoritaires concerne aussi la partie écrite et donc l’alphabet. Dans les pays officiellement multilingues on peut de ce fait avoir des affichages dans plusieurs alphabets.

En Israël j’ai été impressionné par les pancartes trilingues utilisant les alphabets arabe, hébreu et latin (pour l’anglais). On trouvait de plus l'alphabet cyrillique sur certains sites commerciaux, notamment les bus intercités, du fait de l’importante minorité russe.

En Malaisie aussi il n’était pas rare de voir quatre inscriptions cohabiter : anglais et malais en alphabet latin, puis des idéogrammes chinois et un dialecte indien.

On l’a vu, un alphabet nait d'une langue ou d'une famille de langues, comme le latin et l'arabe. Mais le choix d’adopter un alphabet ou un autre est souvent le résultat d'une contrainte ou d'une invasion, et dans les zones frontières et conflictuelles, des langues ont pu changer d'alphabet en fonction du contexte et de l'époque.

L'alphabet latin recula lors de la conquête arabe de l'Espagne, et le proto espagnol de l'époque, l'ajamiado s'écrivit un temps avec celui des conquérants.

Le roumain est une langue latine, mais le caractère orthodoxe de ses locuteurs et la domination de la région par les mondes russe et soviétique a fait qu'elle s'est parfois écrite avec l'alphabet cyrillique, encore plus dans la partie de la Moldavie qui fut annexée par les tsars puis devint une RSS.

A l’inverse, les Slaves qui ont adopté la foi catholique plutôt que l'orthodoxe ont généralement choisi l'alphabet latin avec.
 
L'illustration la plus édifiante de ce lien alphabet/foi est la langue serbo-croate, globalement la même en Serbie, Croatie et Bosnie, mais avec les premiers l'écrivant en cyrillique et les seconds en latin, les troisièmes, à majorité musulmane, l’ayant même écrite un temps en caractères arabes.

Le cyrillique fut aussi imposé dans les pays d'Asie centrale conquis par les Slaves puis les Soviétiques, souvent au détriment des alphabets arabes.

Et lors de la chute de l'URSS, certains de ces pays choisirent de passer à l'alphabet latin, leur pays ayant ainsi connu les trois alphabets majeurs en un espace de temps assez court.

Un changement peut également être un choix politique assumé plutôt que forcé.

L’Algérie décida ainsi en 1965 d’un « retour » à l’arabe, rejetant officiellement le français imposé un siècle plus tôt par les conquérants, mais aussi les langues indigènes comme le kabyle. L’alphabet arabe devint donc officiel.

Plus spectaculaire encore fut le cas de la Turquie, où Mustafa Kemal, dans sa politique de modernisation à marche forcée, décida unilatéralement de passer de l’alphabet arabe à l'alphabet latin.

Notons toutefois qu’en Turquie il ne s’agissait que de l’écrit, la langue, déjà unifiée, restant globalement la même.

L’alphabet arabe fut également abandonné pour écrire le swahili, langue véhiculaire d’Afrique de l’Est issue de mélanges entre celle des colons et commerçants arabes et celles des indigènes.  

Le cas du Vietnam est aussi intéressant. Sa langue s'écrivait initialement en idéogrammes chinois, mais un missionnaire avignonnais inventa une transcription en caractères latins, le chu quoc ngu, dont l'enseignement fut développé pendant la colonisation, et que les Vietnamiens choisirent de conserver à l'indépendance du pays.

La diversité des langues de notre planète, même si la globalisation l’appauvrit et la lisse, reste impressionnante.

On l'oublie souvent chez nous, mais nombreux sont les pays où cohabitent plusieurs idiomes et où chacun doit en parler ou comprendre a minima plusieurs au quotidien. Et lors du passage à l’écrit une partie de cette diversité est conservée.

Les façons de lire ou d’écrire restent donc plurielles, et de mon côté, la fascination que j’éprouve devant une écriture pour moi indéchiffrable ou nouvelle reste intacte.

Remarque: ce post est bien sûr très généraliste et lacunaire. Pour en savoir plus deux liens intéressants ICI et ICI.

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