jeudi 7 mars 2024

Livres (33): La société du spectacle (Debord), L'empire du bien (Muray) et la critique facile

Il y a quelques années je me suis attaqué au livre mythique de Guy Debord La société du spectacle, le chef-d’œuvre de la pensée de ce fondateur de l'Internationale Situationniste qui marqua, semble-t-il, les penseurs dans les années 60.

Plus tard, j'ai également lu L'empire du bien de Philippe Muray, qui dans un style plus fluide et moins jargonneux, m'a tout de même rappelé les idées du premier.

A ce que j'ai compris de ces essais, pour ces deux penseurs, la société a été remplacée par des copies de la société, des artefacts creux, et les gens qui la composent ne vivent pas mais copient la vie, selon les injonctions venues du monde publicitaire/marketing et/ou de la version de l'état que nous connaissons.

Dans les romans de Michel Houellebecq et dans ce que j'ai pu lire de Beigbeder, on trouve aussi cette critique d'une société occidentale qui s'est vidée de son sens et de ses valeurs.

Tout cela est très intéressant, souvent juste et bien écrit, mais finalement, outre que ces critiques ne datent pas d'hier non plus (pensons à Huysmans ou Bernanos) j'ai envie de dire Et alors? Quelle est ta solution? What's next?

En fait, ma remarque c’est que critiquer est facile, même si la critique est fine, puissante et élaborée, et même si dénoncer est nécessaire. Mais à quoi cela aboutit-il si on se contente de ça?

Tous ces contemplatifs dénonciateurs mouillent-ils la chemise pour essayer de faire en sorte que les choses aillent sinon mieux, du moins dans le sens qu'ils croient être mieux? Que proposent-ils, que font-ils concrètement?

Notre société est bien sûr imparfaite, incomplète, pleine d’inégalités.
 
Les défis à relever sont immenses, l'injustice insondable, mais il ne suffit pas de le dire et le répéter, il faut peut-être agir.

Ça me rappelle un vieux débat (dont j'ai déjà parlé) lors de la création des Restos du cœur, si controversés aujourd'hui.
 
On y voyait Romain Goupil critiquer l'idée pour des raisons politiques et Jean-Jacques Goldman lui répondre OK, mais les mecs qui sont dans la misère ils font quoi concrètement en attendant ton grand soir?

Au final, une solution imparfaite ou un bricolage est parfois préférable au grand système qui règle tout (et qui n’arrivera jamais) si ça permet de régler quelques soucis, de débloquer quelques situations, d’aider quelques gens.

En fait, j'ai parfois l'impression que ce que détestent tous ces dénonciateurs, ce sont paradoxalement les masses, les masses actives pour être précis, la culture de masse alors même qu'ils s'en réclament.
 
Et ils détestent surtout le fait que M. Toutlemonde, ce con, suit son propre chemin et les injonctions du patronat/de l’état/de la pub/etc. et plutôt que leurs démonstrations plus ou moins alambiquées à eux.
 
Derrière ça il y a quelque chose comme un rêve aristocratique non assumé.

D'autant qu'il se trouve que la plupart du temps le "peuple" joue le jeu du moment: il est conservateur, consommateur, suiviste, conformiste.

Plutôt que de dénoncer l'aliénation, d’embrasser la Révolution et le changement, que celui-ci soit marxiste ou restaurateur d'un ordre prétendument traditionnel, le peuple, quand il aura le choix, va s'empresser de voter pour Péron, Napoléon III, Modi ou Erdogan.

En 1789 le peuple va bien vouloir abolir les privilèges mais pas remplacer l'église catholique par un Être suprême créé ex nihilo. Et quand le Roi reviendra, il le renversera à nouveau à sa première volonté de vrai retour en arrière. 

Dans l'URSS naissante, plutôt que de suivre les injonctions libertaires des premiers penseurs, le peuple va rétablir le couple traditionnel et les bonnes mœurs par le biais de ses commissaires politiques issus des classes laborieuses.
 
Et dans la Russie post-soviétique, pourtant en pleine glorification de l'église orthodoxe réhabilitée, il ne va pas renoncer à l'avortement de masse comme principal moyen de contraception.

Dans la Bolivie de Morales, le peuple va bien vouloir renverser l'ordre capitaliste blanc mais Il en profitera pour ressortir les archaïsmes sociaux précolombiens.

Etc.

Le pire c’est que lorsqu'on lui donne des droits et qu’on lui demande son avis, le peuple n'a aucune reconnaissance, que même il veut parfois confusément se venger, y compris de ceux-là même qui lui ont donné l'occasion de s'exprimer.

Ce petit détour pour revenir à mes penseurs, dont la critique, aussi brillante soit-il semble trop souvent ignorer la réalité des sociétés qu'ils critiquent.
 
Cette réalité , c'est que toutes les sociétés si elles sont effectivement travaillées par des forces issues de différents mondes et courants, souvent contradictoires entre elles et jamais systématiques, sont avant tout composées d'êtres humains.

Ces humains sont généralement terre à terre, court-termistes et matérialistes, parce que comme le chantait Brassens bien souvent la vie est à peu près leur seul luxe ici-bas.
 
Alors oui, le spectacle qu'offre la société est souvent déprimant et révulsant, mais c'est ainsi que sont les sociétés et ainsi qu'elles seront toujours.

L'ordre du monde a l'instant t est toujours critiquable, mais c'est seulement avec le temps qu'on peut voir ce qui en était valable et ce qui ne l'était pas.

Et ce n’est pas en se contentant d'en ricaner d’en haut que les choses vont s’améliorer, ni en pondant des analyses hors sol, protégé par son statut, son éducation ou ses relations.

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