mercredi 13 mars 2024

Objets inanimés

Grâce à un sketch de mon cher Raymond Devos, j'ai eu connaissance du vers de Lamartine "Objets inanimés avez-vous donc une âme, qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?". Cette belle phrase m'a amené à me pencher sur le rapport que j'entretiens avec les objets.

J'ai grandi dans un milieu où l'objet justifiait son existence par son utilité.

Tant que quelque chose fonctionnait on le gardait, fût-ce sur plusieurs générations (ainsi des outils de jardin, des couteaux, des balais, des sabots, etc.).

S'il posait problème on le réparait autant que faire se peut, et quand il ne marchait plus on le jetait sans état d'âme.

J'ajoute qu'un objet n’entrait en scène que lorsque son prédécesseur lâchait: pas question d'avoir des doublons ou deux fois la même chose.

Et qu’un objet pouvait connaitre plusieurs vies.

Ainsi les draps étaient transformés en torchons à la première grosse déchirure, puis devenaient des chiffons servant à nettoyer le cambouis avant de servir à démarrer le feu pour un dernier service rendu.

Idem pour les bassines de granulés devenues des récipients pour les fruits ou des réceptacles de l’eau de pluie qui servirait à arroser en temps de sécheresse.

Et pour les objets élaborés, lorsque venait l’heure de les jeter, on les désossait systématiquement pour en récupérer ce qui pouvait l’être : portes ou fenêtres de maisons détruites, clenches de porte, vis et chevilles prélevées sur un meuble, chutes de fil de fer, interrupteurs, que sais-je encore, certains pouvant être réutilisés dix ou vingt ans plus tard, en cas de besoin.

Le corollaire de ce mode de fonctionnement c’était la sobriété. Vu qu’on faisait tout durer, on achetait peu et on achetait rarement.

Ces comportements, qui ont sans doute été ceux de la majorité des gens jusqu'aux années 60 et qui sont longtemps restés assez courants à la campagne, ont fini par devenir assez atypiques à l'heure de l'ultra consommation.

Je les ai pour partie gardés, en mettant de l’eau dans mon vin étant donné le manque d’espace où stocker (j’habite en appartement) et du fait que je vis avec quelqu’un aux habitudes radicalement opposées aux miennes.

Et pour l’aspect sobriété, qui devient ironiquement à la mode, je l’ai longtemps été pour des raisons pragmatiques : je possédais peu de choses, j'avais de très petits moyens, peu d'argent à moi et j’étais loin des centres de consommation.

De ce fait la possibilité d'acheter ce qui pouvait me faire envie était limitée.

Il me fallait généralement calculer, faire un budget et attendre avant de pouvoir m'offrir un objet que je désirais, ou de me le faire offrir par mes parents, qui ne faisaient de cadeaux qu’aux anniversaires ou à Noël.

Sans compter qu’il fallait que l’objet en question soit physiquement disponible.

Malgré cette éducation ou à cause d’elle, j’éprouve un attachement très fort envers certains objets, dont la perte peut quasiment être un drame pour moi.

Cet attachement n’a généralement rien à voir avec leur prix. Il s’agit plutôt d’objets auxquels est attachée une histoire.

Ils y a d’abord ceux qui me lient à mon passé familial.

Chez mes parents, un porte-manteaux éléphant près de mon ancienne chambre d’enfant, le vieux view-master que mon père a conservé depuis plus de 60 ans, des tableaux peints par le grand-père de ma mère, l’étau de maréchal-ferrant de mon arrière-grand-père, tous ces objets par exemple font réellement partie de moi.

Les jumelles de théâtre d’un grand-père que j’ai peu connu et que m’a données sa veuve, le canif d’un autre grand-père ou un vieux placard qui trônait chez mes parents et auquel je ne peux renoncer (il a fini dans ma cave) sont aussi des cadeaux devenus précieux pour moi.

A coté d'eux, il y a également les objets qui sont attachés à un épisode de ma vie, le résultat de longs efforts ou bien une surprise qui m'avait touché.

Parmi eux il y a évidemment les cassettes audio dont j’ai parlé dans un précédent post.

Les concernant, je me souviens généralement encore aujourd'hui de qui m’a prêté l’original ou de l’endroit où je l’avais trouvée, des conditions dans lesquelles j’avais fait la copie, à la suite de quelles économies j’avais pu l’acheter, ce qu'il y avait dessous si la cassette était réutilisée, ou encore quel était mon état d’esprit quand je l’écoutais.

Récemment l’une d’entre elles m’a lâché pendant que je faisais du sport. Cette "mort" m’a peiné beaucoup plus qu’elle n’aurait dû car elle me rappelait des années fortes.

Une autre cassette qui m’a fait le coup quelques temps plus tôt portait la dédicace que l’ami qui me l’avait offerte à l’époque avait inscrite, et là encore j’ai ressenti comme un deuil.

Certains vêtements ont également une valeur de fétiche pour moi, toujours pour les mêmes raisons.

Je porte encore aujourd’hui deux tee-shirts datant de mon adolescence et malgré un piteux état je n’arrive pas à m’en séparer.

J’ai mis aussi des années à renoncer à un short dans lequel je ne rentrais plus (et ne rentrerai jamais plus) car le moment où on me l’avait offert avait compté pour moi.

Et j’ai toujours un pull tricoté avec peine par ma mère, que je ne porte plus mais que je chéris à cause d’elle.

Les jouets sont un autre exemple.

Je conserve précieusement la boite de playmobils customisée où j’avais organisé mes modestes possessions en un système de sous-boites et de tiroirs-boites d’allumettes collées à l’intérieur, et que j’avais décorée à l’extérieur en y collant des images des autres playmobils qui me faisaient envie.

Et il y a bien sûr les cadeaux de mes enfants reçus pour les fêtes et anniversaires, témoignages précieux du temps qui file et de cette époque magique de la petite enfance.

Au final, je sais que l’on n’emmène pas ses possessions au tombeau, je suis convaincu qu’on finit par être possédé par ce que l’on possède et la vie minimaliste est l’un de mes fantasmes.

Mais en même temps, il y a chez moi un collectionneur contrarié, et j’éprouve pour ce que je possède un attachement parfois très fort, au point que la perte d’un objet ou sa détérioration peut m’être un déchirement disproportionné.

L’homme est paradoxe et je suis un homme.

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