vendredi 1 mars 2024

L'impossible "Autre"

Entre les attentats, les migrants et une actualité tendue (ce post a été commencé il y a fort longtemps, même si les choses n'ont guère changé), l'extrême droite revient un peu partout sur le devant de la scène, et avec elle bien sûr, tous ses opposants.

Lors des discussions que j'entends parmi ces derniers, il y a quelque chose qui me frappe depuis toujours. C'est l'impossibilité pour eux d'imaginer les partisans de leurs ennemis autrement que comme des gens stupides, abusés ou fous.

C'est un peu comme s'ils souffraient d'une maladie, qu'ils n'étaient pas vraiment des humains comme les autres, qu'il était impossible voire honteux de les écouter ou de leur parler, qu'ils ne pouvaient être rationnels, intelligents ET d'extrême droite en somme, et que s'ils étaient de bonne foi, c'est qu'ils étaient abusés.

Du coup lors des débats ou rencontres, il y a une espèce de réaction outrée, épidermique et systématique, une volonté d'agresser, de ne même pas entamer le débat, un peu comme si l'on avait devant soi une monstruosité à laquelle ne s'appliquent pas les règles communes.

Je me souviens très jeune avoir été frappé par cet état d'esprit qui fait perdre tout sens critique ou réaction à froid.

Je me rappelle notamment avoir vu Jean-Marie Le Pen se faire huer par Foddé Sylla dès qu'il prenait la parole lors d'un débat télévisé, et avoir trouvé cela débile, voire choquant, alors qu'en pleine période Touche pas à mon pote je haïssais moi aussi profondément cet homme politique et ce qu'il représentait.

Paradoxalement, cette attitude de déni d'humanité, de mise à l'écart ressemblait justement beaucoup aux discours des extrémistes sur les immigrés que dénonçaient les chahuteurs du FN dans cette émission.

Ces comportements sont irrationnels. C'est un peu comme s'il y avait une crainte de contagion, une peur de se pervertir, presque quelque chose d'un interdit religieux.

Peut-être est-ce aussi la peur que l'autre nous trouble?

Aujourd'hui le nazisme a encore une aura diabolique, dans le sens où ça reste une sorte de tabou ultime en Occident, un nouveau diable, comme je l'ai évoqué il y a longtemps.

Pourtant il y eut bien des nazis rationnels, intelligents et convaincus, comme on peut trouver des équivalents parmi les adeptes de Lénine ou aujourd'hui chez les islamistes.

J'ai été très frappé par l'histoire du psychiatre chargé d'étudier la santé mentale de Goering au procès de Nuremberg. Découvrant avec stupeur que l'homme qu'il étudiait ressemblait à un Américain travailleurs et patriote, son monde s'est écroulé.

Les autres spécialistes qui se sont penchés sur la question (ICI sur une analyse psy, ICI une autre sur le profil des Gestapistes) sont désespérément arrivés à la conclusion que c'était des gens ordinaires, concluant à cette banalité du mal si troublante, rendue célèbre par Hannah Arendt.

Lire les livres de Svetlana Alexievitch produit le même effet vis-à-vis des monstres de l’État soviétique, et nous en aurons probablement d'autres illustrations quand la fièvre islamiste sera tombée (si elle tombe).

La réaction irrationnelle que je décris est sans doute liée à la peur de remettre en question sa vision du monde.

La Gauche a longtemps sanctifié l'ouvrier avant de se rabattre sur l'immigré.

Dans les deux cas, on parle pour lui, on le considère aliéné, dominé, objet de forces qui le conditionnent et non sujet de sa vie, comme un égal.

On pose comme postulat que l'on sait ce qu'il désire : l'ouvrier veut se libérer des chaines du capitalisme, l'immigré veut pleinement devenir un national assimilé, suivant des schémas que l'on a établis sans lui.

La libération de l'ouvrier et son bonheur dépendent de la Révolution et exclusivement, et c'est ce qu'il souhaite.

L'intégration pleine et réussie de l'immigré dépend de l'attitude de la société d'accueil, et exclusivement, et c'est ce qu'il souhaite.

Mais un jour on tombe sur des ouvriers qui veulent s'enrichir, qui croient au capitalisme et qui sont conservateurs.

Mais un autre jour on tombe sur des immigrés qui n'ont que mépris pour la société d'accueil, ou qui tout simplement entendent vivre comme chez eux sans vouloir être nous.

Alors pour ne pas accepter ces fausses notes qui remettent en cause le bel édifice intellectuel on ressort l'explication psy ou sociale : ils sont victimes de la "société".

Les opinions que je cite n'ont évidemment que peu à voir avec le nazisme, mais c'est le même processus de déni.

On refuse la possibilité que l'autre puisse être réellement différent, et quand cette différence dérange vraiment, l'hostilité devient irrationnelle.

Mais l’Autre existe bel et bien, dans sa subjectivité.
 
Il n’est pas automatiquement comme on le souhaite, il n’est pas forcément d’accord et peut même être hostile, son point de vue n’est pas forcément « logique » et peut être dérangeant, il n’y a pas forcément de moyen de le changer ou de le convaincre.

Le nier ne le fera pas disparaitre, le déshumaniser ou le boycotter non plus.

Si c’était le cas, les extrêmes droites indigènes ou immigrées auraient depuis longtemps disparu de notre paysage au lieu de se renforcer chaque année.

Admettre cette altérité et la regarder en face est un prérequis incontournable.

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