mercredi 13 mars 2024

Cinéma (26): Chute libre, ou quand on perd complètement pied

En 1993 sortit le film Chute libre, de Joel Schumacher. A l’époque je suivais de très près l’actualité et j’avais noté l’étiquette « fasciste » si facilement donnée par la presse spécialisée, mais je ne l’ai vu que des années plus tard.

Pour résumer, c’est l’histoire d’un homme, William Foster, qui craque, qui a déjà craqué à l’intérieur, mais qui à partir d’un événement anodin va extérioriser d’un seul coup toutes ses rancœurs et toute sa colère, jusqu’à atteindre le point de non-retour.

Ce personnage est joué par Michael Douglas.

Coiffé d’une brosse incongrue pour l’époque, habillé de façon démodée et portant d’austères lunettes, il dégage dès le début du film une impression de rigidité, de conformisme et d’anachronisme, un peu comme s’il s’était évadé de l’Amérique des années 60, voire 50.

Ce sentiment de décalage se confirme lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’un informaticien qui a travaillé pour l’état américain avant de faire partie d’une charrette de licenciement, et qu’il est également divorcé avec ordre de ne pas s’approcher de son ex-femme.

Sa chute libre va commencer lorsque bloqué dans un bouchon où il ne supporte plus d'attendre il quitte sa voiture pour rentrer à pied.

Ce voyage retour s’avère nettement plus compliqué et moins rapide que prévu, et riche en rencontres : il tombe successivement sur un marchand coréen, sur les membres d’un gang latino, sur un néo nazi et encore beaucoup d’autres.

Et à chaque fois la rencontre se passe à son détriment : le Coréen veut une somme astronomique pour la simple boisson dont il a besoin, les latinos veulent le planter et lui voler sa mallette, le néo nazi l’embarquer dans ses délires, partout où il passe il est au minimum contrarié, au maximum agressé.

Et à chaque fois, que l’irritant soit dérisoire ou gravissime, il ne le supporte plus et se révolte, opposant le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il devrait être et/ou tel qu’il était dans son passé.
 
Il rejette la nouvelle réalité, comprend qu’il est passé du côté des perdants bien qu’il ait toujours suivi les règles du jeu, s’en indigne et ne l’admet plus.

Ses réactions sont de plus en plus violentes, et au fur et à mesure du film on le voit dépasser le stade de la raison, partir réellement en chute libre, en donnant l’impression qu’il le sait mais ne peut ni ne veut plus faire marche arrière.

Sans vouloir spoiler, le film finit mal.

Certains ont vu dans ce malheureux personnage une nouvelle resucée de Dirty Harry ou du Justicier dans la ville de Bronson (d’où l’étiquette de fasciste), d’autres le symbole d’une certaine Amérique WASP irrémédiablement en train de passer la main sans l’accepter.

Personnellement ce film a fait vibrer une corde sensible.

Au-delà de ce contexte de blanc qui se trompe d’époque et qui me parle beaucoup, au-delà de la jubilation que provoque des réactions qu’on a tous rêvé un jour ou l’autre d’avoir (exploser des délinquants à la batte de baseball ou faire sauter un embouteillage malvenu), j’ai surtout vu un homme qui perd complètement pied.

Ce sentiment d’être à bout, de ne plus en pouvoir du jeu social, des masques et des faux-semblants, du poids des obligations et des petites humiliations quotidiennes, je le comprends et je l’ai bien souvent ressenti.

Lorsque dans mon ancien appartement je tentais de dormir malgré la bande de racailles hurlant comme chaque nuit sur le parking avant de parfois faire cramer une voiture.

Lorsqu’une famille de Maghrébins sans billet bloquait l’accès aux toilettes du TGV et menaçait ceux qui essayaient d’y aller.

Lorsqu’un copropriétaire rejouait l’éternel même sketch pendant une assemblée interminable parce qu’il tenait à se faire mousser.

Lorsqu’un soir où, un peu trop fatigué, j’avais renoncé au vélo pour le RER et que je me suis rendu compte que le quai était une nouvelle fois noir de gens prêts à se jeter sur le premier train parce qu’une nouvelle fois il y avait un problème sur la ligne.

Etc.

Toutes ces choses ne sont pas forcément très graves mais mises bout à bout elles amènent à la saturation, d’autant plus qu’à chaque fois il faut prendre sur soi, faire quelque chose qui n’est pas « normal » parce que d’autres ne jouent pas le jeu du normal.

Ces cas-là me font penser à William Foster et je crois que certaines fois j’aurais fait sauter les wagons et mitraillé ces emmerdeurs si d’aventures j’avais eu comme lui ce qu’il fallait sous la main.

La vie en société, encore plus la vie urbaine en société et encore plus la vie francilienne en société sont une source de stress et de mécontentement, des millions d’occasions de se sentir heurté, agressé, humilié.
 
C'est dans doute encore pire quand on vient d'endroits moins denses, d’un milieu différent, qu’on est attaché à une certaine forme de civisme et éduqué dans un modèle méritocratique dépassé (que ce modèle ait correspondu à quelque chose ou non).

Dans ce grand bain urbain on n’a parfois plus envie de lutter, c’est tout simplement trop.

Au quotidien, parce qu’il faut bien doit vivre, on lâche sur certains points
pour gérer ces contrariétés récurrentes.

On se défoule sur ses proches, on mange trop ou mal, on se jette sur l’alcool, le chocolat, les joints, les écrans à haute dose.
 
On renonce au sommeil ou au sport. Ou au contraire on dort un maximum ou on se dépense sans frein.
 
On se gave de porno ou d'infos en continu.
 
On s’enferme dans des routines contraignantes dont on devient esclave.

Et quand tout cela ne suffit plus, on atteint le dernier stade, on lâche sur tous les points, on démarre la chute libre.

On peut tomber en dépression, se faire clochard, se suicider… ou devenir William Foster.

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