mardi 12 janvier 2016

Tête de turc

Dans toutes les communautés et tous les groupes organisés dans lesquels je suis passé (école, armée, internat, service...) il y avait au moins une tête de turc, un souffre-douleur, un type à l'écart, ostracisé par les autres, voire carrément persécuté.

C'était tellement systématique que j'ai fini par me dire que c'était inévitable, une sorte de règle de notre espèce.

Dans tout groupe constitué existe une hiérarchie, plus ou moins stricte.

Il y a le leader, qui domine l'ensemble des membres.

Il y a ses faire-valoir, ceux qui sont proches de lui et récupèrent et profitent un peu de son aura.

Il y a ensuite les membres intermédiaires, souvent le plus grand nombre.

Et tout en bas, il y a la tête de turc.

Celui-là sera dominé par l'ensemble des autres, ces derniers vont s'amuser, s'affirmer ou passer leurs frustrations à ses dépens. Il sera identifié comme celui vers lequel les intermédiaires détourneront les coups pour ne pas perdre leur rang, et sa persécution sera finalement garante de la cohésion du groupe.

La biologie nous apprend que ce triste phénomène existe également chez les animaux, notamment les loups, où le dernier échelon peut être martyrisé par le restant de la meute, elle-même très hiérarchisée puisque seul le couple dominant y a le droit de procréer.

La désignation du souffre-douleur se fait souvent au début de la constitution du groupe, à la rentrée dans le cas de l'école, au début des classes dans celui de l'armée, lors du partage des tâches dans une équipe ouvrière ou sur un projet qui se met en place, dans les premiers jours lors d'une incarcération.

Ceux qui ont goûté une fois à ce rôle savent qu'il faut vite s'imposer, repérer rapidement les rapports de force, éventuellement faire un coup d'éclat pour marquer son territoire et ne pas être l'élu.

Et lorsqu'ils ont un peu d'expérience et connaissent leurs propres faiblesses, ils cherchent souvent quelqu'un d'autre sur qui taper pour ne pas être eux-mêmes la cible, pour détourner les coups, voire pour se venger de ce qu'eux-mêmes ont pu subir.

A contrario, ceux qui ne savent pas, ceux qui sont trop confiants, ceux qui ont raté quelque chose dans leur apprentissage de la vie en groupe ou dont la faiblesse, la gaucherie ou la différence sont trop visibles se font vite avoir.

Parfois, la tête de turc détonne tellement par rapport aux autres que dès le départ cette assignation est presque une évidence: le handicapé, le tout petit, le gros, l'intello à lunettes, l'homosexuel, le fils à sa Maman, le naïf, l'étranger...

Mais dans d'autres cas un nouvel arrivant sera incapable de distinguer ce qui singularise la tête de turc du reste du groupe, dont l'élection peut n'être due qu'à la malchance, être juste une espèce de choix tacite et par défaut des autres.

Ma propre expérience m'a vite appris à les repérer.

La fille d'amis un peu bizarres, scolairement brillante et curieusement habillée n'y a pas échappé à son arrivée au collège.

Un garçon de l'école de mon fils, aux parents trop intellectuels, aux épaisses lunettes et à la démarche un peu étrange y est sans surprise lui aussi passé, etc...

Plusieurs œuvres de littérature et de cinéma parlent des souffre-douleurs.

Dans les livres il y a le Piggy du classique Sa majesté des mouches de William Golding, gros asthmatique à lunettes sacrifié par les autres enfants échoués sur l'île.

Même si peu de gens le notent, Agnan du Petit Nicolas, le malheureux chouchou de la classe (à lunettes lui aussi), entre également dans cette catégorie.

Il y a le Bruno des Particules élémentaires de Houellebecq, enfant dodu et perturbé martyrisé dans un internat soixante-huitard qui laisse les enfants s'autogérer.

Toujours à l'internat, il y a le malheureux pensionnaire de Cérémonies barbares d’Élisabeth George, lui aussi victime d'un bizutage permanent et cruel.

Enfin, la bédé Là-bas de Tronchet et Sibran brosse le portrait d'un Pied-Noir rapatrié en métropole après 1962 et que ses manières trop différentes transforment en tête de turc pour ses collègues de bureau.

Côté film on se souvient des piteux héros de Les beaux gosses de Riad Sattouf, outsiders méprisés par le reste de leur classe (même si, à part le personnage incarné par Yanis Aït-Ali, ce sont plus des losers que des têtes de turc).

Il y a aussi le soldat Lawrence, dit "Baleine" du fait de son surpoids, dans le Full Metal Jacket de Kubrick, qui finira par sombrer sous les brimades de ses pairs.

Et il y a enfin Pierre, le héros du subtil Trois huit, un ouvrier qui, en intégrant une équipe de nuit, va devenir sans raison apparente le souffre-douleur de Fred, un collègue viril, cruel et manipulateur.

La mise à l'écart et l'hostilité peuvent dériver suffisamment pour que la tête de turc devienne un bouc émissaire, c'est-à-dire qu'elle finisse par être sacrifiée, une fois qu'on l'a chargée de tous les maux: en la supprimant, on pense éradiquer les maux en question, comme lors des sacrifices religieux.

L'Histoire est pleine de cas de ce genre, qu'il s'agisse d'individus ou de groupes.

Sans aller forcément jusqu'à de tels extrêmes, l'expérience de tête de turc peut être très traumatisante et poursuivre les victimes leur vie durant, entamant leur estime de soi, entraînant névrose et dépression, ou au contraire augmentant leur dureté et les rendant eux-mêmes cruels.

Les différentes campagnes gouvernementales contre le harcèlement scolaire, bien qu'un peu dérisoires, montrent que le problème est admis, mais je doute qu'on puisse vraiment y faire quelque chose, la méchanceté de groupe faisant à mon avis intrinsèquement partie de la nature humaine.


NB: le terme "Tête de turc" viendrait de jeux que l'on utilisait jadis dans les fêtes foraines, où il fallait taper sur une tête enturbannée pour tester sa force.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire