dimanche 27 avril 2025

Chanson (24): Benjamin

A l'occasion de ma midlife crisis, comme on dit maintenant (et dont j'ai parfois le sentiment qu'elle a commencé pour moi au berceau), j'ai tendance à me retourner encore plus que d'habitude vers mon passé.

Ni heureux ni franchement malheureux, un peu porté par la pénible conscience de mon déclin physique, déstabilisé par l'arrivée de nouvelles générations pour lesquelles je suis vieux et par la vision de mes propres enfants qui grandissent, c'est comme si j'avais besoin de mesurer ce que j'ai fait du demi-siècle qui s'achève.

Et concrètement j'ai décidé de retrouver des amis de lycée, que je n'avais pas revus depuis au moins trente ans.

C'était une expérience sympa et quelque peu déstabilisante. En effet c'était à la fois eux et pas eux.

Physiquement ils avaient changé de manière variée: l'un d'entre eux est devenu obèse tandis qu'un autre, qui a remarquablement gardé sa sveltesse, est désormais complètement chauve.

D'un point de vue caractère, j'ai constaté avec étonnement et un certain plaisir qu'ils n'étaient pas si loin des ados avec qui j'étais ami: je retrouvais assez rapidement mes potes sous la patine du temps.

Bien sûr, ce sont des moments sans véritable lendemain.

Nos chemins ont trop divergé et les trois ans de lycée sont de l'histoire ancienne, même si ces années ont été marquantes, et quand on sort de nos souvenirs communs, je ne sais pas s'il reste tant à partager.

Mais ces retrouvailles étaient des moments assez forts.

Ce préambule m'amène à la chanson dont je voulais parler aujourd'hui: Benjamin, de Florent Marchet.

Je suis tombé un jour à la radio sur ce titre dont le vers "Depuis le temps qu'il fête ses vingt ans", répété pendant les refrains, m'a immédiatement accroché.

Le narrateur raconte l'histoire d'un ami immature, Benjamin, qui semble rejouer son adolescence sans fin et être comme bloqué dans cette période malgré le temps qui passe, un "chien de garde de nos années lycée".

Le clip associé illustre très bien cette idée.

On y voit le Benjamin en question se rendre à une soirée dont on comprend qu'il s'agit d'anciens élèves.

Elle a lieu dans la maison de l'une d'entre elles, qui semble avoir réussi (il y a même une piscine).

La plupart des gens ont normalement vieilli, les fringues chic sont de circonstance, mais dès le début Benjamin ne rentre pas dans le moule.

Il arrive en retard à la fête, se dirigeant à l'aide d'une carte, dans une vieille voiture et habillé de manière complètement décalée.

Sur place, il danse comme le jeune qu'il n'est plus, boit plus que de raison et se comporte de manière immature et dérangeante, jusqu'à provoquer des catastrophes et ruiner la soirée policée qui s'annonçait.

Musicalement, je dirais que c'est de la pop rock léchée, la voix assez quelconque de Marchet s'insérant parfaitement dans un fond musical riche et maitrisé.

J'ai acheté l'album correspondant et il a pour moi un air familier, comme si je le connaissais déjà.

Je le trouve un peu dans la continuité d'une certaine variété française de qualité, avec une musicalité années 70.

J'ai appris plus tard que Marchet était un multi instrumentiste amoureux de la campagne, qu'il avait mon âge, qu'il collectionnait les vieux instruments de musique pré numérique, qu'il était fan du musicien François de Roubaix et qu'il composait pour d'autres et pour des films.

Au-delà de la musique, il a des textes très souvent profonds et qui me parlent beaucoup, chaque chanson étant une petite histoire qui se suffit à elle-même, touchante, amusante ou bouleversante (notamment le terrible Freddy Mercury).

Et Benjamin en est une qui peut parler à n'importe qui a vu un peu de sa vie passer.


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Le mythe de la guerre propre

L'Europe, et surtout la France, n'a jamais vraiment arrêté de faire la guerre, même si c'est depuis des décennies à la remorque de l'Oncle Sam.
 
Mais toutes nos guerres sont lointaines, abstraites, et on les qualifie depuis longtemps de "propres".

Une guerre propre c'est quoi? C'est une guerre où les conventions de Genève sont respectées, notamment pour les prisonniers et les civils, une guerre où l'on tue peu et en quelque sorte quand on n'a pas le choix.

En ce qui me concerne, je pense que les termes "guerre" et "propre" sont incompatibles.

Une guerre ne peut être propre, comme un match ou un sport, ou alors il ne s'agit que d'une petite démonstration de force, d'une sorte d'avertissement.

Pour gagner une guerre, il faut en effet que le vaincu le soit vraiment, qu'il sente qu'il n'y a aucune autre issue. Et pour ça il faut que le vainqueur soit implacable, prêt à mettre les moyens, et cela pendant le temps qu'il faut.

La qualité et l'organisation de l'armée sont des données essentielles, mais l'histoire nous a prouvé et nous prouve toujours que cela ne suffit pas.

Que l'on regarde le Vietnam, dont les troupes ont réussi à battre les armées de la France, puis celle des US.

Que l'on pense aussi à l'Afghanistan, dont les moudjahidines ont eu raison des Britanniques, des Soviétiques puis des Américains.

Dans ces deux cas la supériorité matérielle de l'Occident était écrasante, mais du point de vue du moral et de la motivation, leurs armées n'étaient pas à la hauteur de l'adversaire.

Comparons ces guerres avec celle menée par les conquérant français de l'Algérie. La politique de ces derniers, Bugeaud en tête, était de briser à n'importe quel prix la résistance des soldats algériens.

Les enfumades, les oliviers rasés, les villages brûlés, tout était systématiquement mis en oeuvre pour détruire la moindre once de résistance.

Cette guerre était donc sale, et c'est ce qui a permis à la France de se maintenir dans ce pays pendant plus d'un siècle, les mêmes réflexes meurtriers étant retrouvés à chacune des nombreuses révoltes indigènes.

Dans ce sens, la guerre d'indépendance n'était que le dernier épisode de ce que l'armée française avait toujours fait sur place, ces horreurs n'auraient finalement du surprendre personne: elles étaient dans la continuité. 

Et les méthodes du FLN, qui ont à juste titre tellement horrifié, étaient aussi le parfait reflet de la violence de l'armée coloniale.

Les massacres des concurrents du MNA, les meurtres de tous ceux qu'on estimait compromis, les mutilations de ceux qui buvaient ou fumaient, tout cela participait de cette guerre sale et totale qui garantit la victoire.

Et cette fois-ci la France a perdu non pas militairement mais parce qu'elle ne voulait plus assumer une telle guerre.

Pour en revenir au Vietnam, il y a dans le film Apocalypse now une scène qui illustre parfaitement mon propos.

On y voit l'officier fou interprété par Marlon Brando en train de raconter être passé dans un village dont les enfants avaient été vaccinés par le gouvernement sud vietnamien ou ses alliés yankees.

Il y avait découvert les bras de tous les petits vaccinés coupés et disposés en tas par le Vietminh, cet horrible châtiment ayant pour but de terroriser toute personne prête à traiter avec l'ennemi.

Le colonel avait alors compris que "The horror", pour le citer, était la clé de la victoire, et il avait décidé de l'appliquer dans son camp pour battre les révolutionnaires avec leurs propres méthodes, admirant la détermination d'hommes capables de commettre de tels forfaits pour leur cause.

On sait que le général Salan, chef de l'OAS, et toute une génération d'officiers français ont eux aussi éprouvé une véritable fascination pour le Vietminh et qu'ils s'étaient inspirés de leurs méthodes pour la répression en Algérie. 

On dit aussi que leurs réflexions ont ensuite été exportées à l'étranger, notamment dans les dictatures latino américaines pendant l'opération Condor, afin de détruire les mouvements subversifs.

Ces guerres sales ont cependant fini par être perdues, parce que les sociétés civiles n'en voulaient pas, et que trop de citoyens ne voyaient pas l'intérêt d'aller jusqu'au bout.

On peut penser que cet aspect-là n'a pas été oublié par Poutine, qui a passé de longues années à reformater et discipliner son pays avant de le lancer à la conquête de l'Ukraine, dans une offensive où tous les coups sont permis.

Le cas d'Israël est également édifiant.

Les fondateurs de l'état hébreu ont volontairement laissé planer l'ambiguïté sur un certain nombre de sujets, comme les frontières finales, l'existence d'une Palestine ou la place de la religion, garantissant par là une tension et une mobilisation permanentes de leur population.

L'ONU, la Torah, la mémoire juive hantée par les persécutions dont la plus horrible, la Shoah, sont mobilisés pour mener à bien ce projet, et chaque Israélien est éduqué dans l'idée de la nécessité d'être toujours prêt au combat, de l'importance d'être dur et fort.

C'est ainsi qu'à chaque soubresaut arabe la société juive serre les coudes et frappe durement et sans pitié.

Plusieurs observateurs disent que les massacres du Hamas de la fin 2023 n'ont pu avoir lieu que parce qu'Israël avait justement un peu baissé la garde et un peu oublié la situation, ce que leurs adversaires ne pouvaient évidemment pas se permettre vues les conditions de vie où ils sont maintenus (Yahya Sinwar, l'initiateur de ce gigantesque massacre, disait que pendant ses années dans les prisons israéliennes il vivait mieux qu'en liberté à Gaza, ayant un accès permanent à l'eau courante, à la nourriture, aux bibliothèques...).

La réponse de Tsahal, de plus en plus critiquée et controversée, est une guerre sale, où l'on détruit et tue sans tenir compte des dommages collatéraux, à l'image des méthodes du Hamas et de ses boucliers humains.

Pour en revenir à mon point de départ, s'il est louable d'avoir créé des règles et des lois pour encadrer les conflits armés, imaginer une guerre propre est à mon avis une illusion, quelque chose d'impossible.

La guerre est sale par essence puisqu'elle suspend l'ordre normal des relations entre les gens pour la remplacer par la loi du plus fort.

Ne gagnera que le plus impitoyable et le plus constant, et ceux qui guerroient ou subissent la guerre en seront fatalement transformés, puisqu'ils auront goûté à cet état primitif de violence que toutes les civilisations tentent de policer et contrer.

C'est pour cela que la guerre doit bien être un dernier recours, car ses conséquences sont toujours incalculables et souvent imprévisibles.

Et c'est aussi pour ça que tout pays doit être prêt à se défendre et à riposter, en ayant bien en tête que la guerre c'est la fin des règles, que tous les coups y sont permis, et qu'il n'y a pas de guerre propre.

Et si les images de Gaza et d'Ukraine nous font si mal, c'est parce qu'en Occident nous avons plus ou moins cru à cette histoire de guerre propre, et que ce retour à la réalité est douloureux.

Vous aurez ma haine

Une nouvelle fois, la bande de Gaza s'embrase.

Le coup d'envoi est un massacre de civils méthodiquement planifié, mené par un parti islamiste radical dont le projet de société ressemble à celui de mouvements comme al Qaeda ou Daesh.

Bien sûr, ils recrutent à Gaza, dans les rangs de ce peuple palestinien dominé, nié, étouffé, méprisé et instrumentalisé depuis 1948, où la rage et le désespoir dominent devant la cynique politique de colonisation israélienne, aussi constante que non réprimée et condamnée.

Mais je ne vais pas évoquer aujourd'hui ce conflit aussi interminable que désespérant, même si par ailleurs il y en a tant d'autres qui lui ressemblent et font souvent moins parler.

Je m'intéresserai plutôt aux réactions qu'il suscite un peu partout, et singulièrement dans le monde musulman.

Là-bas, c'est l'indignation généralisée, la haine violente, le ressentiment qui explosent.

L'identification aux temps du colonialisme se mêle au vieil antijudaïsme musulman, et peut-être aussi à la colère de végéter dans des pays bloqués depuis tant d'années, un peu dans la lignée des printemps arabes ou du hirak algérien.

Et en Europe, qui est désormais une partie de l'Oumma, nous assistons pour la énième fois à la récupération de cette légitime colère par des mouvements sectaires, et à de nouvelles manifestations violentes des adeptes de la face sombre de cette religion (évidemment niée pour la énième fois par les habituels clientélistes et autres orphelins de la Révolution).

Le drame palestinien est de nouveau un prétexte à mille provocations et intimidations, lesquelles grossissent la liste des meurtres et des violences un peu partout, qui visent les représentants et les symboles de l’État et du mode de vie occidental (enseignants, salles de concert, cimetières, lieux de culte, restaurants), la société civile et jusqu’aux malheureux curés qu’il reste encore dans ce continent si largement déchristianisé.

Avec le temps et la multiplication de ces actes, on a presque l’impression que les Européens, Français en tête puisque nous avons une triste avance dans le domaine, s'habituent à ce que des cinglés hurlant Allah u akbar foncent dans le tas à la moindre occasion.

On dirait qu'on a intégré ce recyclage par de redoutables idéologues à l’agenda bien préparé de tout ce que les diasporas musulmanes comprennent de tarés, de frustrés, de fanatisés, de racailles ou de revanchards  auxquels s'ajoutent un paquet de convertis qui croient se trouver une vie en les suivant.

Dans ce contexte, je repense au livre "Vous n'aurez pas ma haine".

Pour rappel, il est écrit par un journaliste qui a perdu sa femme et la mère de son très jeune enfant en 2015, pendant l'attaque du Bataclan, voici déjà dix ans.

Son message semble être une sorte de catharsis face à l'horreur de ce qui lui est arrivé, une volonté de ne pas s'intéresser aux terroristes qui ont brisé sa vie.

Cela peut sembler très beau, courageux et très élevé.

Je ne juge évidemment pas son attitude. Au nom de quoi le ferais-je ? Qui sait comment je réagirais dans son cas ?

Mais je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se passera si tout le monde se désintéresse des auteurs de ces massacres.

Les tueurs d'Allah existent, ils ont un plan qu'ils mettent méthodiquement en application. Chaque branche a sa manière et sa méthode, mais toutes ont le même but, qui est tout sauf bienveillant pour nous.

La réislamisation des diasporas, souvent dans une version sinon conquérante, du moins difficilement compatible avec l’altérité est un fait, et force est de constater que les impensables horreurs qui arrivaient hier en Algérie ou en Afghanistan se produisent désormais sous nos cieux.

Une tension permanente et palpable s'est insidieusement installée entre notre vision de la société et notre mode de vie d’une part et cette version shariatisée du monde qui se répand rapidement (il n'y a qu'à voir les sondages sur les jeunes musulmans) d’autre part.

De ce fait l'évitement, qui est généralement l'attitude de nos contemporains, devient de plus en plus délicat et coûteux, et vues les projections démographiques, ça ne va sans doute pas s’arranger avec le temps.

Tôt ou tard, nous allons nous retrouver en face d'un vrai problème, sans possibilité de repli, et plus ce sera tard, plus ce sera difficile, voire impossible de réagir.

Depuis des décennies, nous cherchons une explication (une échappatoire ?) sociologique, en phase avec nos idéologies, nous cherchons aussi à rester convaincus que notre vérité est LA vérité, même s’il est de plus en plus évident que ce n’est pas le cas.

Nous, les Occidentaux, sommes sans doute habitués depuis trop longtemps à donner le la au monde.

Nous pensons avoir converti les humains à notre modèle alors qu’il s’agit plutôt d’un rapport de force trop longtemps en notre faveur pour qu’on se souvienne que tel n'est pas le cas.

Rappelons-nous qu’en Amérique latine, continent d’ascendance majoritairement européenne et donc qui nous ressemble, la guerre d’Ukraine est largement vue comme une attaque de la Russie par l’OTAN.

Souvenons-nous aussi qu’un peu partout hors de l’Occident, le sang définit la personne, bien plus que le sol, y compris dans des pays aussi développés que le Japon ou la Corée.

Notre vision du monde n’est donc pas LA vision du monde, et il faut admettre qu’au-delà de toutes les explications sociologiques, il y a des gens, parfois riches, intelligents et cultivés (Oussama Ben Laden par exemple), qui nous haïssent, qui ne nous croient pas, dont l’agenda est de nous battre sinon de nous détruire, et qui n’ont aucun état d’âme.

Alors il faut peut-être les haïr, comme hier on a pu haïr les nazis ou les communistes, frapper fort, être sans pitié.

N'oublions pas que l’histoire est pleine de catastrophes qui auraient pu être évitées avec de la fermeté au bon moment, et que le refus du combat ne l’a jamais empêché d’avoir lieu.

Il sont nos adversaires, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, et on n’y échappera pas tout simplement parce qu’ils ne veulent pas qu’on y échappe.

Il faut donc qu’ils sachent qu’ils rencontreront partout une résistance implacable, une tolérance zéro, que ça leur coûtera cher. Mais pour qu'ils le sachent, ça il faut qu’on le sache aussi.

Et du coup peut-être faut-il qu’ils l’aient, notre haine. En tout cas ils ont la mienne.

jeudi 24 avril 2025

Séparations

On dit souvent que la vie est faite de rencontres et que c’est leur cumul qui la construit.

Je pense qu’elle est également faite de séparations, qui peuvent être des étapes toutes aussi marquantes et structurantes.

Elles peuvent concerner des membres de la famille, ces gens que la vie nous impose, ou bien des personnes que l’on a choisies -amis, conjoints, etc- et avec lesquelles les liens sont parfois plus forts que ceux du sang.

La séparation par excellence, celle qui est aussi incontournable qu’irréversible, c’est la mort.

Que l’on croit en un au-delà ou à la réincarnation, qu'on ne sache pas ou qu'on ne croit à rien, jamais plus on ne reverra celui qui s’en va tel qu'on l'avait connu.

Les premières pertes sont généralement familiales : les grands-parents, puis les parents.

Certains disent qu’on ne devient vraiment adulte que lorsqu’on a enterré les auteurs de ses jours, que l’on devient en quelque sorte "le prochain" sur la liste. J'ai tendance à penser que c'est vrai.

Beaucoup de gens ont une relation extrêmement puissante avec leurs parents.

Pour le meilleur ou pour le pire, ce n’est pas mon cas, mais je sais que leur disparition supprimera les fondations les plus profondes de mon existence, et je l’appréhende.

Je n’en suis pas encore là, mais je les vois décliner, et je reconnais sur eux certains signes que j’ai vus sur leurs propres pères et mères avant que ceux-ci ne meurent.

Il existe une autre séparation, pas toujours aussi définitive que la mort, mais qui peut être douloureuse et dramatique : l’exil.

Je pense aux ex-colons après les indépendances, aux métis devenus indésirables dans un monde qui a changé, à ces membres d’une nomenklatura déchue, comme ces Russes blancs ou ces Iraniens pro-Shah qui perpétu(ai)ent un pays qui n'existait plus.

Je pense aux gens qui ont changé de côté du pays avant que celui-ci ne soit coupé en deux : Coréens, Allemands ou Chypriotes, tous isolés de leur ancien monde par un mur.

Tous ces exilés ont été séparés d'un univers/d'un pays, d'une terre, mais aussi de gens, proches ou moins proches, de voisins, etc. Pour eux c’est impossible de revoir ce monde disparu, mais aussi très souvent de retrouver les gens qu’ils ont perdus.

L'émigration est une autre version de l’exil, cette fois-ci pas forcément liée à la géopolitique, avec ces gens qui partent clandestinement ou non à des kilomètres de chez eux pour y tenter leur chance.

La plupart rêvent de retour, de préférence enrichis, mais tous n'y arrivent pas, et s'ils y arrivent ce n'est plus pareil car l’expérience les a changés, tout comme le pays quitté a changé en leur absence.

Aujourd'hui avec la révolution des transports la rupture est généralement moins longue et radicale, mais les éloignements durables existent toujours, notamment lorsque la personne n’a pas d’existence légale ou qu'elle est trop pauvre pour faire des allers retours.

J’ai évoqué des cas tragiques, mais au-delà de ceux-ci, toute vie ordinaire comprend son lot de séparations.

La plus banale et fréquente est celle qui est liée tout bêtement à un déménagement.

On part pour le travail, pour les études, pour suivre ses parents ou son conjoint. Ou alors c’est un proche qui part pour les mêmes raisons.

Même si elle n'est pas définitive ou irréversible, même si la distance n'est pas forcément très grande, la séparation est bien là et génère des marques.

La personne qui comptait est désormais plus loin, on ne la voit plus aussi facilement, et si l'on ne s'astreint pas à garder un lien elle peut progressivement disparaitre de notre vie.

A l'heure du web, il est certes beaucoup plus simple de garder le contact, mais même si on l'entretient, la relation n'est malgré tout plus la même.

J'ajouterai que dans notre monde où l’on n’a jamais autant bougé, ces séparations sont devenues banales, courantes, mais qu’elles ne sont pas pour autant plus faciles.

En grandissant on s'y résigne, mais pour un enfant c'est douloureux.

Je me souviens de ma tristesse quand mes cousins rentaient chez eux après trois semaines chez notre grand-mère près de chez moi.

J'ai vu le même chagrin chez mes enfants et leurs propres cousins après les rituelles retrouvailles de Noël.

Mon deuxième fils a aussi beaucoup souffert du déménagement de son meilleur ami, même si ce dernier est allé dans une commune proche.

D’ailleurs, à propos d'enfants, il est une autre séparation aussi naturelle que difficile : c’est le moment où ceux-ci s'envolent, quittent le cocon familial pour voler de leurs propres ailes.

Cette séparation intervient plus ou moins tôt selon les circonstances, parfois jamais (et pas seulement si l'on est un Tanguy: ça peut être un choix), parfois à moitié si l’on réussit à vivre toujours près d'eux.

Mais dans la majeure partie des cas, il y a un moment où l’enfant s'envole.

Parfois, notamment dans le monde rural, il part pour suivre des études ou pour travailler. Plus souvent il s'installe avec un conjoint et quelquefois la famille de ce dernier.

Mes enfants ne semblent pas souhaiter partir pour le moment, et vivant en Ile-de-France, ils n'y sont pas obligés comme j'ai pu l'être dès mes études.

Je me prépare néanmoins doucement à l'idée, souhaitant ce départ pour leur bien et le redoutant aussi, comme tout parent, avec la crainte de devenir pour eux un étranger, ou le petit vieux dépassé et ennuyeux que je serai très certainement un jour.

Charles Aznavour a merveilleusement raconté les tourments d'un père qui marie sa fille dans sa chanson A ma fille, et Jean-Jacques Goldman, dans son plus sibyllin et très émouvant Puisque tu pars évoque les sentiments que provoque une séparation.

mardi 22 avril 2025

Dans les livres

Je lis souvent des livres d'occasion, achetés en brocante ou chez des bouquinistes, ou encore trouvés dans les armoires familiales ou dans des boîtes à livre.

Du coup je récupère beaucoup d'ouvrages qui ont déjà eu une vie, changé de mains et/ou été lus et relus. Et il arrive régulièrement qu'entre leurs pages je tombe sur un bout de leur passé.

J'ai ainsi récemment lu un livre de Pierre Loti, Pêcheurs d'Islande, dont la première page comportait la dédicace "Prix de seconde 1954-1955 pour Josiane Cabrit".
 
Je me suis demandé qui était cette fille qui avait probablement 15 ans en 1955, si elle vit encore, ce qu'elle a ressenti en recevant son prix, si elle a apprécié le livre, quels étaient ses enseignants et son lycée, etc.

Il est très probable que la plupart des protagonistes de la remise de ce prix soient morts et enterrés (ce qui expliquerait d'ailleurs que ce livre ait atterri dans une boîte), mais cette dédicace fait renaître un monde disparu que j'entrevois furtivement avec émotion.

J'aime beaucoup ce genre de découverte, qui m'émeut et me donne un peu l'impression d'ouvrir un paquet cadeau ou un coffre au trésor.

Je me souviens de plusieurs autres exemples de ces rencontres.

Ainsi lorsque j'ai lu La société du spectacle de Guy Debord (livre ardu s'il en est), l'édition de poche que j'avais récupérée je ne sais plus où était abondamment annotée au crayon, avec certains passages soulignés et commentés.

Là encore, qui avait fait ça? Etait-ce un étudiant, un fan ou un ennemi du penseur? En quelle année était-ce? Je n'avais aucune possibilité de le déduire.

Dans les vieilles maisons de ma famille, j'ai aussi pu exhumer d'autres ouvrages qui se rattachaient directement à mes ascendants.

Il y eut un livre japonais offert et dédicacé il y a maintenant un bon siècle, probablement à l'une de mes arrière-grands-mères maternelles.

Ou cet autre livre avec le tampon de l'entreprise de mon grand-père et son numéro de téléphone à seulement 6 (ou 4?) chiffres.

Ou encore tous ceux dont le propriétaire a maladroitement écrit ses nom et prénom à l'époque où il était enfant.

Au-delà de la dédicace, je tombe parfois sur des pubs d'époque, qu'elles aient été livrées avec l'ouvrage ou qu'elles aient servi de marque-page.

J'ai récemment découvert une réclame en pastel sur fond noir pour un produit de beauté probablement disparu.

De même, l'exemplaire de Enquête sur un crucifié de Lartéguy que j'ai chroniqué ICI provenait d'un abonnement, un truc genre "un livre par mois".
 
Il y avait un coupon de réabonnement avec une adresse, un numéro de téléphone plus court et un prix en francs.

Ces adresses fantômes sont d'ailleurs autant de fenêtres sur le passé.
 
Quand je tombe sur un bordereau à envoyer je m'imagine le faire en me demandant où il atterrirait, si la maison d'édition ou l'entreprise est encore là ou si elle a été remplacée et par quoi.
 
J'aime aussi regarder les mentions légales, qui donnent des adresses disparues ou parlent de pays qui n'existent plus (URSS, Yougoslavie, RDA) ou de régions qui sont devenues des pays, comme l'Algérie.

Et je souhaiterais qu'après ma mort mes livres circulent à nouveau, qu'ils passent dans d'autres mains et que ceux qui m'ont été dédicacés suscitent les mêmes questions émerveillés que je me pose.