J'ai déjà évoqué mes réflexions sur l'Europe et ce que cette idée représentait pour moi.
Aujourd'hui je vais étendre un peu mon périmètre et parler de l'ensemble dans lequel s’inscrit cette Europe et donc la France, c'est-à-dire l'Occident.
Cet Occident domine la planète depuis plusieurs siècles.
Jusqu'au début du 20e siècle, l'Europe en était le centre, puis ce centre a migré vers les États-Unis et d'une certaine manière vers l'URSS.
Débattre des causes de cette domination est complexe et controversé, mais les faits sont là : du jour où les puissances de la petite péninsule européenne se sont projetées vers le reste du monde, celui-ci en a été profondément et irrésistiblement modifié.
Par le commerce puis par la force, l’Europe a ainsi exporté ses populations, mais aussi ses idées, ses religions, ses normes, ses langues et ses modes de vie sur l'ensemble du globe, dans un rapport de plus en plus déséquilibré au cours du temps.
L'acmé en a été la deuxième période coloniale, où quelques pays s'étaient tout simplement partagé la planète, à quelques îlots miraculeusement préservés près.
Après deux ou trois générations, les dominés, empruntant le framework national des dominants, se sont légitimement réveillés pour récupérer leur souveraineté, avec plus ou moins de difficulté mais à peu près partout avec succès.
L'étape suivant la colonisation fut la guerre froide, qui limita ces souverainetés en remplaçant la domination directe par une division de l'ensemble du globe en deux camps, chacun dirigé par un pays issu de l'Europe, et chaque groupe se basant sur un système inventé par des Occidentaux.
Cette organisation disparut à son tour dans les années 90, l’influence occidentale se perpétuant via une mondialisation économique tout aussi puissante et structurante, un temps dominée très largement par les US.
Aujourd’hui l'héritage de ces siècles de domination directe ou indirecte de l'Occident est très présent.
La plupart des frontières modernes sont issues des conquêtes et des guerres menées par l'Europe (j'ai lu que la France était impliquée dans la définition de pas moins de 17% des frontières terrestres).
La première langue internationale, l'anglais, est celle d'un petit pays européen qui l'a imposée à quantité d'autres, le plus puissant d'entre eux s'en faisant ensuite à son tour le relais.
La majorité des autres langues internationales sont également européennes: espagnol, portugais, français et néerlandais sont ainsi les langues officielles de bon nombre de pays sur plusieurs continents.
La première religion du monde, le christianisme, s'est tout d'abord imposée en Europe avant que les puissances du continent ne l'exportent partout, et que son calendrier devienne le calendrier dit universel.
Le système métrique, la classification des éléments, les organismes internationaux, l'ONU, tout cela est issu de l'Europe, puis des États-Unis, donc de l'Occident.
La majorité des marques mondiales que chacun connait ont elles aussi été créées en Occident, de même que les choix technologiques structurants comme l’internet.
Dans l'histoire de la Terre, il y eut certes d'autres grands empires et d'autres religions conquérantes, mais il n'y eut pas d'équivalent à cette extraordinaire influence, profonde, longue et protéiforme.
Bien sûr, cette expansion occidentale rencontra des résistances et ses résultats sont différents selon les contextes.
La marque fut notamment moins profonde sur les civilisations anciennes et structurées, comme en Asie où langues, cultures et religions furent globalement préservées et surent s'adapter.
On pense à l'incroyable Japon, seule puissance non blanche à s'affirmer dans l’occidental dix-neuvième siècle, à la Turquie qui se réinventa pour ne pas être démantelée à la fin de l'empire ottoman ou à la Thaïlande qui sut négocier une position d'état tampon entre empires français et britanniques.
Le monde arabe, sans doute trop proche de ses conquérants, fut touché en profondeur mais préserva sa mémoire et sa religion principale, à défaut de sa langue trop morcelée.
L'Afrique subsaharienne fut en revanche profondément bousculée, les rouleaux compresseurs coloniaux plaquant des états modernes sur des régions dont les modes de fonctionnement étaient très différents. Ce double héritage, tout comme les découpages hasardeux faits par les envahisseurs, continuent de poser des problèmes complexes aux états de cette zone, qui peinent à se stabiliser.
La marque la plus forte se trouve cependant dans les régions que les migrants issus de l'Europe ont repeuplées, au détriment d'indigènes devenus marginaux dans ces espaces.
On pense en premier lieu au sort que réserva le pays le plus puissant du monde à ses malheureux "natives", mais leurs équivalents connurent à peu près partout le même sort sur tout le continent américain .
Idem pour les premiers habitants d'Océanie, dans les grands états comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ou dans les plus petits territoires comme la française Nouvelle-Calédonie.
Aujourd'hui, plusieurs signes semblent nous indiquer que ce long cycle de domination sans partage de l'Occident se termine.
Il y a tout d'abord l'économie: on a vu ces dernières décennies la Chine prendre un poids de plus en plus énorme dans le PIB mondial.
Dans son sillage, voire en parallèle, d'autres puissances intermédiaires avec lesquelles il faut compter émergent, surtout en Asie: Inde, Indonésie, voire Turquie.
Précédemment, le Japon et les autres dragons asiatiques (Corée du Sud, Taiwan...) avaient eux aussi connu des performances économiques si remarquables qu'elles avaient inquiété.
Mais ces puissances étaient alors alignées voire contrôlées par les États-Unis, et donc des sortes d'extensions de l'Occident sans volonté politique propre.
Pour la Chine c'est complètement différent. Ce pays aspire à retrouver un rang qu'elle estime lui être dû, un rang qui corresponde à son poids sur la planète et à son histoire.
En ce sens, après avoir courbé l'échine le temps de s'affirmer, elle développe des systèmes déconnectés du leadership occidental et adopte vis-à-vis de lui une politique d'opposition de plus en plus frontale.
Son développement se base à la fois sur un reliquat de communisme mâtiné de confucianisme qui rend impossible toute contestation de l'Etat, sur le trésor que constitue sa main d'œuvre pléthorique et disciplinée, et aussi sur le fait de représenter une alternative à l'Occident.
Rappelant qu'elle fut elle aussi colonisée, rejetant l'idée de valeurs universelles type droits de l'homme ou écologie, elle sait en effet offrir un discours séduisant aux pays en développement, leur proposant autre chose que l'ordre post-1945 dans lequel ils se sentent contraints et dont les racines leur sont souvent douloureuses.
De fait, la Chine ne se joint que rarement aux condamnations de l'ONU, elle travaille avec qui paye et utilise la stratégie d'étouffement par la dette qui fut celle suivie par l'Europe pour s'emparer de pays créditeurs au 19e siècle, comme la France le fit avec la Tunisie par exemple.
Les résultats sont spectaculaires: Pékin, Beijing comme on le redit, est désormais le premier partenaire commercial de la moitié du monde, affirme sa présence sur tous les continents et est devenue un relais pour tous ceux qui contestent l'Occident et le système qui en est sorti.
Elle joint ainsi avec succès le politique à l'économique, et se présente comme l'anti-Ouest par excellence.
Lentement mais sûrement, elle casse les anciens monopoles, que ce soit en inventant l’alliance des BRICs, en proposant de nouvelles normes techniques, ou en développant à marche forcée des marques concurrentes, quand ce ne sont pas carrément les leaders mondiaux de nouveaux secteurs, comme les panneaux solaires ou les voitures électriques.
Dans son sillage on trouve la Russie, qui essaye avec plus ou moins de succès de reprendre la politique de l’URSS, abandonnant le messianisme communiste et déguisant son séculaire projet impérialiste derrière une volonté affichée de multi polarité et tentant de faire oublier qu'elle est une partie de l'Occident.
On voit aussi que les pays arabes du Golfe, forts de leurs pétrodollars, se permettent désormais de dire non à Washington, et tentent d’utiliser leur soft power islamique pour peser plus sur le monde. Leur talon d’Achille reste toutefois leur extrême division, les rivalités ouvertes entre états limitant leur poids global.
Les deux régions historiquement dominées que sont l’Amérique latine et l’Afrique subsahariennes tentent elles aussi avec plus ou moins de bonheur de sortir de la vassalité où elles sont bloquées depuis des siècles.
S'appuyant sur d'autres forces, et notamment la Chine, elles affirment une volonté de se développer sans les contraintes démocratiques et écologiques souvent et hypocritement exigées par les Occidentaux.
Comment les en blâmer d’ailleurs ? N’avons-nous pas connu cette phase d’extrême pollution et de violence lors de notre décollage industriel ?
Et les puissances asiatiques, sous tutelle américaine ou non, n’ont-elles pas elles aussi suivi un chemin pas forcément vertueux et démocratique pour décoller (pensons à la Corée du sud) ?
Dernier groupe de pays, il y a ce qu'on appelle les états parias, généralement les ennemis personnels de l’Oncle Sam pour des raisons historiques, qui trouvent un second souffle dans le monde moins occidental d'aujourd’hui : Iran, Corée du nord, Lybie, Venezuela ou Cuba.
Le grand rééquilibrage que j'évoque ici est somme toute logique: il n’y a aucune raison que l’Europe et sa descendance règnent sans partage et sans fin sur le globe.
Au-delà de cette question de légitimité, il y a aussi des constats factuels contre lesquels on ne peut rien.
Tout d’abord l’âge et le nombre : l’Occident, et surtout l’Europe, vieillit et fait moins d’enfants.
Cela entrave sa capacité à innover, à se battre, et aussi sa part relative sur le globe. Je crois que nous sommes passés de 20% des Terriens en Europe au début du 20e siècle à moins de 10% aujourd'hui, cela compte forcément.
Il y a ensuite les ressources naturelles.
Les mines de fer, de charbon, d’uranium et autres qui ont fait la fortune de l’Europe sont globalement taries du fait de l’ancienneté du développement et de la densité de population.
Cela entraine une dépendance vis-à-vis de pays extérieurs mieux dotés, moins peuplés et pas encore exploités dans les moindres recoins.
On pense à la Russie et à l’Amérique latine, mais aussi à l’Afrique en général.
L’avancée technologique a longtemps donné à l’Occident un avantage décisif.
Sa puissance militaire était largement basée là-dessus : la mobilité et l’armement industriel ont permis de se projeter partout avant et mieux que l’adversaire.
C’était vrai au temps des conquêtes coloniales comme lors de la guerre froide.
L'avance technologique restait réelle encore récemment, notamment au niveau des infrastructures mondiales avec un internet 100% américain, mais c’est de moins en moins vrai aujourd’hui, la Chine le prouvant amplement.
Quant aux valeurs, c’est-à-dire au moins pour le versant UE/USA la démocratie, le libre-échange, la négociation et les droits de l’homme, d'une part elles sont profondément contestées dans ces pays eux-mêmes, et d'autre part les adversaires de l’Occident ont beau jeu de souligner qu’elles ne sont guère appliquées par ses propres promoteurs : qu’on pense à Israël ou aux guerre de Bush n°2.
Tout ceci pour dire que nous assistons bien depuis quelques décennies à une westlessness, à l'avènement d'un monde de moins en moins occidental.
L'ordre en est challengé par un sud dit global dont les membres n’ont en commun que l’opposition à l’Occident, par la revancharde Russie qui s’en détache alors qu’elle en est le co-constructeur, par un monde islamique et une Inde qui se cherchent et surtout par une Chine qui constitue, et pour longtemps, un challenger redoutable et crédible.
Il est objectif et factuel de comprendre que cette westlessness est un phénomène de fond, qui ne va aller qu'en augmentant.
Il faut que nous, les Occidentaux et encore plus les Européens, nous nous y préparions, sans illusions et sans croire que le retour en arrière est au coin de la rue parce que ce n’est pas le cas.
Il faut également ne pas s’imaginer qu’on pourra dialoguer de bonne volonté avec des peuples et des pays qui ont une revanche séculaire à prendre, sauf si l'on a pris soin d'avoir gardé la force nécessaire pour être pris en compte.
Il faut enfin être conscient qu’il faudra changer de recette autant de fois que nécessaire pour arriver à quelque chose et que non, l’Histoire n’est pas finie.
Sans cette indispensable prise de conscience et l'aggiornamento qu'elle implique, nous deviendrons une sorte de vieille noblesse du monde, usée par le temps, isolée dans des châteaux décrépits en attendant qu’on l’en déloge, spectatrice impuissante et inutile des changements.