lundi 15 mars 2010

Réflexions sur l'armée

Je fais partie des toutes dernières générations de français qui ont eu la (mal?)chance de faire leur service militaire. J'ai donc passé dix mois de ma vie au service de ce qu'on appelle "La grande Muette".

C'est une expérience qu'avec le recul je considère comme intéressante et instructive à bien des égards, notamment par ce qu'on y apprend sur le comportement des hommes en groupe (que j'avais déjà approché à l'internat) et sur le mode de management qui permet de transformer une masse d'individus hétéroclites en un contingent soudé.

Bien sûr, mon service militaire peut paraitre bien édulcoré par rapport à ceux des générations précédents: pas de guerre en arrière-plan, peu de temps isolé par rapport aux trois mois de classe du temps jadis, pas de brimades physiques, pas de tribunal militaire en cas de souci, etc.

Le fait que désormais l'armée soit ouverte aux femmes a aussi changé énormément de choses. Cependant, la dynamique militaire était bien là, et j'ai pu en voir les effets et l'efficacité, souvent redoutable.


L'armée: casser pour formater

Le premier choc que l'on ressent en arrivant à l'armée, c'est une brutale dépersonnalisation. En effet, la première chose que l'on fait en franchissant la porte de la caserne, c'est laisser derrière soi son apparence, son "look", cette image que l'on construit méthodiquement pendant son adolescence.

Cela commence par les vêtements puisque tous, quels que soient nos tailles, poids, couleur ou autre, on se retrouve sanglés du même survêtement, et que tous on se retrouve avec le crâne rasé.

Le deuxième choc c'est la fin de l'intimité. Douches ouvertes, chambres communes, repas communs, visite médicale groupée, corvées par binôme, exercices avec des gens qu'on n'a pas choisis, à l'armée on n'est plus jamais seul.

Le troisième choc enfin, c'est l'arbitraire, souvent absurde. On attend des heures quelque chose, et soudain il faut se dépêcher pour terminer le plus vite possible ce qu'on nous demande sous peine de sanction.

On doit chanter, marcher au pas, nettoyer un fusil non pas jusqu'à ce qu'on arrive à un résultat donné, mais jusqu'à ce que le gradé le décide.

On doit ranger ses affaires d'une façon unique et précise, s'habiller d'une façon unique et précise, se présenter d'une façon unique et précise.

On doit se lever immédiatement très tôt, commencer la journée par du sport dans une tenue imposée indépendamment de sa propre sensation du froid, etc.

En fait, dans une journée de "bitard", pendant les classes, pas de logique apparente, pas de place pour le compromis, l'à peu près, pas de demi-mesure.

Tout cela peut être extrêmement dur si l'on est délicat, habitué à des égards, au confort, si l'on ne s'est jamais frotté aux autres ou si l'on est trop sensible à la contrainte.

Cela parait complètement idiot, mais en fait cette pression a un but bien précis.

Il s'agit de "casser" la personne, de jouer avec ses nerfs et sa patience de façon à ce que, perdant ses repères elle se tourne vers le groupe, condition de sa survie.

Il s'agit aussi de l'endurcir, de lui faire intégrer une discipline forte qui lui devienne naturelle, de lui apprendre également des réflexes en terme d'hygiène et d'ordre (j'ai été assez impressionné par la saleté de certains de mes collègues).

Ce qui peut sembler étonnant, c'est qu'en fait ça marche plutôt bien, même à notre époque d'individualisme et de confort.

Après quelques temps, en effet, les plus mous adoptaient la posture bravache et virile du militaire, l'instinct de meute, une attitude, un vocabulaire spécifique, une certaine raideur liée à la discipline... Ils devenaient même un peu méprisants vis-à-vis des nouveaux "bleus-bites" qu'eux-mêmes n'étaient plus.

L'effet que pouvait faire une promotion sur certains de mes condisciples m'a également stupéfait. Un petit galon, une montée en grade pouvait transformer un placide en petit chef hargneux, jaloux de ses prérogatives et fidèle auxiliaire de l'autorité supérieure (sur laquelle il crachait souvent la veille).

A contrario, j'ai rencontré certaines personnes qui venaient avec l'idée de s'engager et que l'institution a complètement dégouté, ou encore des bravaches qui craquaient psychologiquement après quelques semaines. Mais ces cas étaient finalement marginaux et la plupart des appelés prenaient vite le pli...


Efficacité et neutralité

Mon passage sous les drapeaux m'a en tout cas montré à quel point l'armée était un corps très pensé et organisé, à des kilomètres de l'image simpliste qu'on en a.

Il m'a aussi montré que ses techniques étaient redoutablement efficaces, que ce soit dans la conception du matériel, très bien adapté, ou dans la préparation du "matériel humain" que nous étions.

J'ai aussi compris qu'une armée efficace est celle qui reste une exécutante, qui reste fidèle au pouvoir, même si celui-ci change.

Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'armée française est globalement restée neutre pendant tous les changements de régime, souvent radicaux, que le pays a connu depuis la Révolution. Elle est bien restée "le bras", le pouvoir politique, "la tête", ayant toujours la prééminence.

Le seul cas récent d'une politisation de l'armée s'est produit pendant la guerre d'Algérie, quand des putschistes ont voulu prendre le pouvoir pour garder cette colonie dans le giron de la France après avoir manœuvré pour renverser la république.

Il est significatif de voir que dans ce cas justement, la "tête", cette quatrième république à bout de souffle, n'était pas à la hauteur et faisait défaut d'autorité.

Cette dépolitisation, ce déracinement, c'est toute la différence entre une armée et une milice.

Alors que le milicien défend une cause, une communauté ou un territoire auquel il est lié directement, intimement pourrait-on dire, le militaire obéit à un ordre supérieur et intervient de façon "clinique" à tel ou tel endroit, il est le garant du pouvoir de l’État, il ne fait qu'agir et ne propose pas de politique.

Cette idée éclaire le fait qu'à la Libération de 1945 communistes et gaullistes, tous deux porteurs d'un projet politique pour la France, se soient mis d'accord pour minimiser les faits d'arme de la Résistance, pourtant bien réels, et s'opposer à l'intégration des maquis dans l'armée. Ces milices auraient détruit cet équilibre.

C'est également cette idée-là qui fait que dans le cas de troubles dans une région on préfère faire intervenir des forces de l'ordre composées d'étrangers à cette région.

D'ailleurs, en poussant cette logique à l'extrême, on arrive à la Légion Étrangère.

Ce corps d'armée mythique était en effet à l'origine interdit aux Français. L'idée était de créer pour la France une force d'élite complètement déracinée, qu'une discipline de fer et un attachement total à cette véritable famille de substitution rendrait redoutable, loyale et efficace dans tous les conflits compliqués. Cela permettait par ailleurs d'économiser un sang français précieux.

Ce recrutement d'étrangers à qui l'on donnait une nouvelle vie a fait se succéder dans ces rangs des républicains espagnols, des juifs en cavale comme des ex-nazis ou plus tard des anciens soldats des pays communistes. Ces troupes étaient abondamment utilisées sur les théâtres coloniaux.

Il est ainsi intéressant de noter qu'une très grande partie des soldats français de la guerre d'Indochine, qui opposa au Viet Minh une France désireuse de reprendre le contrôle de sa colonie, étaient d'anciens soldats nazis recrutés dans les camps de prisonniers suite à l'écroulement du troisième Reich.

Toujours dans la politique coloniale, il faut également noter que les troupes d'auxiliaires indigènes étaient largement utilisées pour réprimer les mouvements indépendantistes.

Ainsi la répression de la fameuse révolte de 1947 à Madagascar fut largement le fait de troupes de tirailleurs sénégalais (NB: ce mot désignait en fait les soldats noirs issus de tout l'empire, et pas seulement du Sénégal).

L’Espagne créa elle aussi sa propre Légion étrangère, le Tercio.

Ce modèle de recrutement fut poussé encore plus loin dans le monde musulman. Le plus bel exemple est celui du corps des janissaires turcs.

Ces soldats redoutés étaient tous des enfants enlevés dans les communautés chrétiennes de l'empire pour être élevés dans la foi musulmane et devenir des sortes de moines-soldats dévoués jusqu'à la mort.

Les janissaires furent des soldats d'exception, efficaces et redoutés, avant de peu à peu devenir une sorte d'état dans l'état, de se marier, de faire et défaire les sultans jusqu'à ce que l'un d'eux en ordonne le massacre et dissolve ce corps d'armée.

Les sultans marocains s'étaient également créée une garde royale redoutée, composée principalement d'esclaves dont la majorité venait d'Afrique noire.

Cette garde noire fut l'un des piliers de leur pouvoir et donna pour partie naissance à la communauté noire du Maroc.

L'armée source d'inspiration

Le fonctionnement des armées modernes et ses principes ont inspiré des modes de management (Henri Fayol), et des idées d'organisation de la société qui ont été utilisées par les totalitarismes de tout bord.

Nombre d'artistes ont aussi souligné le caractère destructeur que peut avoir le formatage militaire que je viens de décrire sur les gens, l'armée les faisant passer de l'état de simples citoyens à celui de bêtes de guerre pour arriver à ses fins, sans se poser la question du retour à la vie civile, qui se termine souvent en drame.

On sait à quel point l'horreur de la première guerre mondiale a marqué les mentalités de l'entre-deux-guerres, alimentant parallèlement un pacifisme jusqu'au-boutiste et une militarisation de la société qui aboutit aux totalitarismes qui ensanglantèrent l'Europe vingt ans après.

L'écrivain Roger Vercel, dans son livre Capitaine Conan (qui a aussi donné un excellent film) décrit ainsi un homme qui organisa des corps francs de nettoyeurs de tranchées composés de repris de justice. Il fait dire à son héros "Vous avez fait la guerre, nous on l'a gagnée."

La sauvagerie de ses hommes, voulue et organisée pendant la guerre, devient gênante et incontrôlable à l'armistice, lorsqu'ils attaquent un bordel roumain avec une violence inouïe. Le livre demande en filigrane qui il faut juger, les soldats-tueurs ou ceux qui les ont fabriqués.

Quelques décennies plus tard, c'est le même thème que l'on retrouve dans le premier film de la série des Rambo, où Sylvester Stallone campe un ex-soldat d'élite hanté par la guerre du Vietnam, qui ne sait plus quoi faire de sa vie et zone dans une Amérique qu'il dérange, jusqu'au clash qui lui fait retrouver ses réflexes de commando.

Le dernier film que j'évoquerai s'appelle Avoir vingt ans dans les Aurès. Sorti en catimini peu après la fin de la guerre d'Algérie, il met en scène un groupe d'appelés insoumis en Algérie, qu'un lieutenant (joué par Philippe Léotard) va retourner et transformer en commando de chasse capable des pires horreurs.

Le réalisateur fait dire à ce soldat que le retour à la vie civile de ses gars n'est pas son problème...

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